Déjà, le problème, c'est que quand on vieillit, on a facilement une impression de déjà vu. Le truc contre Maffesoli, et que je te ressors l'histoire de sa direction de thèse de l'astrologue Élisabeth Tessier. Bon, ça va un moment. Les deux mille cinq cent quarante-huit premières fois, on rigole bien. Mais forcément, ça finit par lasser, même si Un Jour sans fin est un de mes films préférés.
Déjà vu. Le sociologue Arnaud Saint-Martin et le doctorant Manuel Quinon ont donc reproduit le canular de Sokal, qui avait proposé un article imitant le jargon post-moderne de la French-theory à la revue Social Text en 1996 et avait dénoncé ensuite les Impostures intellectuelles des sociologues français. Sokal n'avait par tort, mais pas complètement raison. Son scientisme de physicien qui refusait les analogies des auteurs cités négligeait par exemple que le terme « loi » est tout simplement dérivé du droit, et que c'est le monde physique qui était considéré comme incohérent avant Newton (soumis qu'il était à l'arbitraire divin). Sa condamnation du relativisme posait aussi problème en ce qui concerne les sciences sociales.
L'affaire : un faux doctorant canadien prétendument nommé Jean-Paul Tremblay a proposé un article à la revue Sociétés, imitant le jargon de l'école Maffesoli. Il a été accepté malgré sa légèreté conceptuelle et empirique. Les plaisantins ont raison. L'expérience devrait être tentée plus souvent pour obliger les comités de lecture à être plus attentifs. Mais ils ont tort, parce que la rigueur n'est précisément pas la règle habituelle. Ce n'est d'ailleurs pas le propre des sciences humaines, trop humaines. Outre les fraudes notoires et avérées, la question s'est posée récemment d'une façon plus générale. À propos des problèmes posés par les nouvelles revues scientifiques en Open Access sur Internet, Sylvain Deville, chercheur au CNRS, écrivait le 5 octobre 2013 sur Rue89 :
« Les journaux « normaux » ne sont nullement garantis que les standards de l'évaluation seront respectés. De nombreux cas existent de journaux bidons publiés par de grands éditeurs (Elsevier, Springer) ayant par exemple pour seul but de publier des études bidons pour valider de nouveaux médicaments ou de nouvelles molécules (les enjeux financiers étant là absolument colossaux). »
Méthodologiquement parlant, il faut d'ailleurs observer que la valeur scientifique du canular ne repose pas sur des concepts estampillés scientifiques ou une étude empirique appuyée sur des données quantitatives contrôlées. On veut montrer que les comités de lecture sélectionnent ceux qui reproduisent le jargon du maître. On l'imite. Ça marche. C'est démontré. C'est ça la science. Utiliser un jargon technique et des données quantitatives dépend de la revue dans laquelle on veut publier et de l'angoisse de ne pas paraître assez scientifique. Puisqu'on en parle, c'est un lieu commun de rappeler que la quantification ne rend pas l'astrologie plus scientifique. Le vrai problème est toujours le raisonnement. Mais si c'est la sociologie qui résout la question philosophique de l'empirisme, une des raisons en est aussi le contrôle par le public. Le contraire de jugement des pairs.
D'ailleurs, le truc du jargon, tout le monde le savait. Mais cette banalité répond aussi à la question actuelle sur les études scientifiques plus ou moins bidon qui sont reprises par la presse de temps en temps ou dénoncées par les Ig Nobel Prize pour les plus ridicules. La science ne fait pas des découvertes fondamentales tous les jours. Il faut étudier souvent très longtemps avant de trouver quelque chose de nouveau. En attendant, il faut bien s'occuper et montrer qu'on travaille : « les chercheurs qui cherchent, on en trouve, les chercheurs qui trouvent, on en cherche », dit la légende gaullienne.
Alors on publie des travaux d'étudiants, comme un doctorant canadien, qui refont les expériences ou les études anciennes sur des nouveaux objets ou qui les actualisent quand c'est nécessaire. Ce n'est pas inutile. Le plus souvent, il s'agit de journalisme universitaire sur un phénomène d'actualité. C'est précisément le cas du canular en question qui parle des voitures électriques autolib' dans le langage maffesolien. Un chercheur est surtout un éternel étudiant qui espère faire un coup. C'est ce que viennent de faire les deux sociologues en question. Avec la réserve susdite qu'ils n'ont pas fait une découverte, d'autant qu'ils ont reproduit l'expérience Sokal. La reproductibilité est un critère scientifique. Ils ont mis en scène un rappel au règlement de l'assemblée. Mais des précédents n'ayant pas été suivis d'effet, on se demande si ça servira à quelque chose. Rappelons qu'il y a actuellement le chantier du plagiat qui est en train d'être enterré avec médaille du CNRS de première classe.
Dans cette affaire, le problème est plutôt que la généralité scientifique semble négligée pour viser exclusivement le courant Maffesoli. Les bons élèves suivent les conseils de leurs directeurs de thèse de se concentrer sur un terrain précis. Mais ça risque d'être partisan et ad personam, comme le montre le rappel de l'affaire de l'astrologue comme jurisprudence. Je dois avouer que je n'ai jamais vu où était le problème. Une astrologue a parfaitement le droit de faire une thèse sur l'astrologie. Là aussi, tout le monde sait que les croyants font des études en sciences religieuses, les anciens colonisés en subalterns studies, les femmes et les homos des études de genre, les libéraux des études d'économie, les marxistes des études sociales, les réacs des études historiques, et ça n'a jamais gêné personne. J'ai montré que même le Pape était complice. La qualité ? Il y a de tout dans tous les domaines. On a reproché à l'astrologue de faire une défense de l'astrologie dans sa thèse. Ça ne m'étonnerait pas. J'ai eu l'occasion de dire que la notion d'étonnement en philosophie reposait soit sur un manque d'information, soit sur la tendance à se prendre pour un extra-terrestre. La sociologie ne devrait pas avoir ce problème, et la généralité de la science doit s'appliquer ici. On est un peu blasé quand on vieillit.
Si on veut un peu plus de sérieux dans les sciences de l'homme (entre autres), on ferait bien de ne pas taper sur une école plutôt qu'une autre. Celle de Maffesoli avec ses tribus (d'où celle des astrologues) aurait dû être davantage considérée dans la discipline. Elle anticipait la situation des années 90 et suivantes. La mode de l'époque était de la débiner. Le rétro revient à la mode. Il est d'ailleurs un peu faux de prétendre que l'article bidon ne remplit pas les conditions scientifiques de l'enquête sociologique. Une bonne imitation doit forcément pasticher le discours de sa cible. La langue post-moderne est celle des créatifs qui ont dû concevoir le design de la voiture électrique en question dans l'article (et je suppose les auteurs de canular aussi réservés que moi sur la couleur). C'est une sorte d'enquête participante fictive.
La recherche est aussi un panier de crabes. La méthode habituelle consiste à savonner la planche à la concurrence. La presse soupçonne d'ailleurs une cabale en vue de l'attribution de postes. La science progresse : même la presse est au courant (il ne faut pas oublier que presque tout le monde a fait des études supérieures). La bonne méthode consiste à examiner soigneusement la validité des productions de toutes les équipes, sans a priori idéologique. On sait que le problème académique classique réside dans l'absence quasi totale d'examen contradictoire au sein d'une chapelle. Leur seul avantage est précisément de permettre la contestation des autres et aucune n'a le dernier mot. Mais la crédibilité de toute la discipline est surtout entachée par l'absence d'examen critique correct en interne.
P.S. J'ai eu l'occasion de commencer le boulot pour Bourdieu. Et ça n'a pas été bien accueilli par ses disciples.
Jacques Bolo
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