Encore un psychodrame linguistique. Le président François Hollande, au cours de son allocution au dîner annuel du Conseil représentatif des associations juives de France (CRIF), le 23 février 2015, a prononcé l'expression « Français de souche », qu'utilise régulièrement l'extrême droite identitaire. Hollande répondait en fait à une déclaration que venait de faire Roger Cukierman, président du CRIF, selon laquelle les jeunes musulmans étaient l'immense majorité de ceux qui commettaient des actes antisémites, même s'ils ne constituaient qu'une minorité dans la communauté musulmane elle-même. Hollande lui rappelait que la profanation récente du cimetière juif de Sarre-Union (Bas-Rhin) était le fait de jeunes Français de souche.
Ceux qui considèrent que « les mots sont importants » ont déploré ou condamné cette caution donnée au vocabulaire qui s'est progressivement répandu, depuis les années 80, grâce à la montée du Front national. Ceux qui considèrent qu'il faut se lâcher ont parlé de « politiquement correct ». Les deux jouent sur la forme (mot tabou) et le fond (racisme), car on sait bien que les deux camps en présence jouent à front renversé sur la question des bonnes manières.
D'autres, qui étalent leur confiture (merci quand même pour l'effort), ont rappelé que ce terme avait été explicitement adopté en 1958, dans l'Algérie coloniale, quand on parlait de « Français de souche européenne (FSE) » et de « Français de souche nord-africaine (FSNA) ». On imagine que les nostalgiques de l'Algérie-française du FN ont conservé cette habitude. Mais généralement, personne n'a remarqué qu'il était alors question de Français dans les deux cas. Avec cette ellipse du qualificatif, on aboutit à quelque chose comme « Blanc. Normal ! » de Coluche.
C'est vrai que les mots sont piégés. Le piège est un piège à deux coups. Le premier est de faire semblant de ne pas comprendre de quoi on parle. Il consiste à ne pas admettre que « Français de souche » désigne des descendants de Français anciens par rapport aux immigrés récents. Le second piège consiste essentiellement dans ce qu'il désigne les Blancs, alors que certains Blancs de France ne sont pas français de souche et que des non-blancs le sont.
Dans le premier cas, par paternalisme insultant, on ne reconnaît une identité culturelle qu'aux immigrés en niant que les Français en aient une. La culture devient une limitation. L'universel serait-il le privilège des Français (de souche) ? Le paradoxe consiste dans le fait que ceux qui s'opposent au racisme en viennent donc eux aussi à dire : « Blanc, normal ! » D'où le côté faux cul du refrain sur la République ou la laïcité qui constituent exactement des synonymes à ce « de souche universel ». Quand on prétend que les mots ont un sens (ici une connotation) il faudrait reconnaître les situations dans lesquelles on emploie un terme et ce à quoi il s'oppose.
Dans le second cas, on identifie indûment français et blanc. J'ai déjà eu l'occasion de dire que Christiane Taubira la guyanaise est une Française de souche et que Manuel Valls était un immigré récent, naturalisé français. Puisque la question est aussi l'islam, j'ai aussi déjà eu l'occasion de préciser en réponse à Zemmour que l'islam, comme le christianisme, sont des religions universelles sans distinction de race, et qu'il n'y a pas de religion d'État (excepté dans les résidus du Concordat en Alsace-Lorraine, dont on devrait d'autant plus se débarrasser qu'on a la laïcité plein la bouche). Et si les Français veulent se convertir, c'est aussi leur droit, le prosélytisme n'est pas un délit, le racisme l'est.
Carnaval tropical de Paris 2009, © JBolo
Les imbéciles tombent dans ces deux pièges parce qu'ils ont, sur un point ou sur l'autre, des arrières-pensées ou des lacunes dans leurs analyses ou leur formation sur les questions culturelles ou religieuses. On en connaît la raison : la tradition française se revendique d'un universalisme qui est pour le moins prématuré. Banalement, il s'agit plutôt d'ethnocentrisme.
Précisément, outre les non-blancs français de souche des départements d'outre-mer, dont ceux présents en métropole, il ne faut quand même pas oublier que la francophonie issue de la colonisation signifie exactement que des étrangers actuels ont partagé la culture française pendant une centaine d'années en tant que français. On peut le vérifier par opposition à ceux qui ont été colonisés par le Royaume Uni.
Inversement, un immigré blanc appartenait à une autre culture, voire une autre religion. Outre le judaïsme, ni le protestantisme ni l'orthodoxie ne sont le catholicisme. L'oecuménisme est loin d'être une réalité concrète. Il n'est que relatif par opposition aux autres grandes religions exotiques. Et le Vatican combat le relativisme culturel. J'ai aussi rappelé le texte de Bernard Lazare qui mentionnait la Saint-Barthélemy comme modèle du génocide à la fin du XIXe siècle. Á son époque, il croyait que cette possibilité était exclue pour les juifs (en la proposant comme antiphrase finalement prémonitoire).
Quand l'idéologie d'extrême droite parle hypocritement de « Français de souche », elle dissimule bien son racisme derrière une généalogie qui prétend remonter à Louis XV, aux croisades... Elle imite risiblement un légitimisme monarchique qui n'a évidemment aucune valeur en République. Mais même ce type d'arbre généalogique « en ligne directe » est ridicule. Au delà d'une dizaine de générations, il y a de fortes chances qu'on sorte du département (sauf endogamie qui explique bien des choses). Si on cherche plus loin, vingt générations, trente, on a des chances de sortir du territoire national. Et de toute façon, les Arabes, arrêtés à Poitiers, ont occupé le sud de la France quelques siècles et des juifs se sont convertis. Céline trouvait que le nez de Louis XVI n'était pas très catholique.
Concrètement, il ne faut pas non plus se faire d'illusions sur la transmission millénaire des cultures populaires, chère au mouvement Völkisch. Les traditions sont des anciennes nouveautés ! Outre les inévitables interactions, la plupart des pratiques culturelles, économiques ou sociales sont récentes. Le christianisme lui-même est importé (d'où le nietzschéo-nazisme). Et la sociologie religieuse des années 1950 avait montré que la diffusion des dogmes laissait à désirer, d'où l'idée de « France, terre de mission ». Quand on parle de tradition, il est plus raisonnable de se limiter à une période récente, postérieure à la Révolution française.
Scoop : La plupart des anciennes colonies datent du XIXe siècle. Ceux qui en sont issus, arrivés depuis les années 1980, n'ont donc été étrangers qu'entre une vingtaine et une cinquantaine d'années ! C'est à rapprocher de la situation de l'Alsace-Lorraine qui avaient été annexées par l'Allemagne entre 1870 et 1919, soit cinquante ans également, dont les habitants étaient et restent de culture germanique, sont souvent protestants ou juifs et ont conservé le Concordat. Autant dire une cinquième colonne, à moins d'admettre que l'acculturation fonctionne (NB. En sciences humaines, « acculturation » signifie « assimilation », contrairement au pédantisme étymologique).
Carnaval tropical de Paris 2009, © JBolo
Quand on parle de culture, le relativisme est de rigueur. Si la question de l'identité nationale se pose, c'est d'abord parce que des étrangers permettent de s'en rendre compte. La mode en sociologie est de parler de « construction (de la réalité) » en accordant à ce terme plus d'importance que cette simple conséquence logique. L'identité ou l'immigration résultent respectivement davantage de la scolarisation ou des progrès des transports que de la linguistique. Et ces phénomènes concernent autant les Français de souche que ceux issus de l'immigration. La télévision et Internet finissent d'uniformiser les pays et même la planète, au moins au niveau du tempo de l'actualité.
L'analyse des discours est trompeuse. Sans la polarisation sur les étrangers, on remarquerait plutôt les différences régionales, sociales, politiques, et autres. Mais elles persistent bien évidemment. Ceux qui refusent le multiculturalisme et la diversité, toujours au sens limité de la diversité des autres, oublient tout simplement le fait que nous sommes tous divers. Comprendre les différences culturelles est très simple. Si on croit que « tous les Chinois se ressemblent », comme disait le César de Pagnol, il suffit de s'aviser que tous les Français (de souche) ne se ressemblent pas pour avoir une meilleure compréhension du phénomène culturel. C'est le relativisme qui est universel.
Les « républicains » prétendent vouloir éviter le « communautarisme ». C'est généralement un mensonge ou une naïveté pour ceux qui s'y laissent prendre. Cette justification identitaire est une erreur. La réalité est l'existence d'une diversité concrète qui s'arrête à l'individu. Une des raisons de cet aveuglement est aussi que la gauche privilégie « le collectif » et refuse l'individualisme. Il en découle un rejet de tout ce qui marque des différences. C'est cette erreur-ci qui est construite.
Concrètement, on semble avoir oublié que les communautés en question étaient plutôt des sortes d'amicales par pays d'origine des vagues d'immigrations successives (arménienne, italienne, espagnole, portugaise, malgache, marocaine, algérienne, tunisienne, ivoirienne, sénégalaise, malienne, etc.). Les juifs étaient divisés en ashkénazes et séfarades, loubavitch... Mais la participation à ces organisations concernait surtout ceux qui avaient le mal du pays, ou des motifs religieux ou politiques. Comme certaines communautés étaient généralement constituées d'opposants (Italiens antifascistes, Espagnols antifranquistes, Chiliens, dissidents Polonais, Tutsi, etc.), ils n'étaient pas si homogènes. Ils pouvaient se retrouver pour le foot ou la cuisine. Il est possible que ce soit la fin de la guerre froide qui ait donné l'impression d'une unité. Mais les divisions subsistent.
Les Français de souche sont évidemment aussi divers. On a évolué depuis le temps où les langues régionales étaient persécutées ou considérées comme de simples patois. La situation s'est apaisée sur ce front. Mais il s'agit bien de cultures différentes. On oublie généralement les départements ou les territoires d'outre-mer (français de souche). Mais le créole est (forcément) plus proche du français que le breton ou le basque (qui n'est proche de rien). La France est une fédération multiculturelle formée de vagues complémentaires d'immigration.
Ceux qui se laissent prendre aux pièges des racistes ou des incompétents peuvent le faire sans mauvaises intentions. La question de l'opposition entre les Français de souche et les autres est fausse, mais elle correspond simplement au constat qu'il faut un certain temps pour s'acculturer et que quelques résidus subsistent longtemps, comme l'accent anglais de Jane Birkin. Encore la question de la langue ! L'accent résiduel est celui des immigrés espagnols d'antan, dont j'ai rappelé la moquerie d'un ami à leur égard : « escousé moi dé né pas bienn parler lé francèss, por qué ça fait qué trente ans qué yé souis ènn Francia » - c'est pas nouveau. Pour les immigrés récents, l'opposition sur ce point est plutôt celle entre classe moyenne et classe populaire, l'accent parigot de Belleville avant les années 70. Notons que les accents régionaux ne sont pas des accents populaires, comme certains locuteurs « standardisés » le croient, mais que tout le monde parle comme ça au pays. Certains accents sont très marqués et peu connus, comme l'accent du Jura ou très connotés plouc pour les accents paysans. Cette diversité réelle a droit de cité par le biais des humoristes. Linguistiquement parlant, le français standard est la langue administrative comme le mandarin pour la Chine ou tout simplement le français en Afrique ! Mais pour l'accent, on sait bien que les provinciaux ou les Ultra-marins peuplent les administrations.
Carnaval tropical de Paris 2009, © JBolo
Quant au fameux niveau culturel, la plupart des fils d'immigrés ont un niveau supérieur à la moyenne de la population. Dire que le niveau baisse est simplement faux parce que les plus âgés, de souche ou non, arrêtaient l'école plus tôt. Je rappelle souvent qu'il n'y avait qu'1 % de bacheliers en 1900, 4 % en 1936, 15 % en 1970, contre 70 % de la classe d'âge actuellement. Juste après la Deuxième Guerre mondiale, 50 % des garçons travaillaient à 14 ans, puis à 16 ans à partir de 1959. Ne parlons pas du mérite à trouver un travail pendant les Trente Glorieuses qui était à peu près nul. La plupart du temps, critiquer le niveau actuel revient à dénigrer les fils d'immigrés ou plus généralement les classes populaires, tout en affirmant le contraire. Je viens de commenter ce mois-ci le livre de Bernard Demory qui fait justice des légendes sur la qualité du système scolaire des années soixante.
Il reste que certains traits culturels, souvent datés, sont évidemment ignorés des immigrés récents. Ce n'est généralement pas le cas des immigrés africains, noirs ou arabes, du fait de la colonisation. C'est par contre évidemment le cas des jeunes, comme toujours, pour la période de leur petite enfance ou de celle qui la précède immédiatement, qu'on ne traite généralement pas en classe (un peu plus aujourd'hui qu'auparavant). Cette ignorance de certains codes culturels est surtout le fait des immigrés en provenance des nouveaux pays d'immigration qui ont pourtant une meilleure cote que les anciens. Ce sont ces points culturels anodins qui font problème. Mais ils se diffusent par relations interpersonnelles, sous réserve de volonté de partage et d'une conception non-essentialiste de la culture. Sinon, chacun se débrouille. La culture est culturelle et non dans l'ADN, comme on dit maintenant. Mais il faut quand même souligner que les nouveautés sociétales sont si nombreuses que les natifs peuvent être beaucoup plus largués que les étrangers. Finkielkraut est notoirement incompétent en informatique et en rap (sans parler des autres goûts personnels possibles) qui ne sont évidemment pas ignorés des jeunes de toutes origines. C'est aussi ça la culture. Ce n'est pas une question de hiérarchie, mais de communication (néologisme : « vivre ensemble »). Y a un minimum. Il vaut mieux être au courant si on veut pécho.
Si on parle de « valeurs », puisqu'il est question de racisme (qui est un délit), on ne va pas commencer par se laisser avoir. Il faudrait parler des cadavres dans le placard de la colonisation, mais c'est tellement notoire, sans être admis explicitement ou dans les détails, qu'on peut comprendre le déni comme une lassitude devant une évidence. Ça, c'est réglé. Bon, du coup, c'est un peu gênant de demander aux autres de reconnaître le génocide des Arméniens, par exemple, mais ça fait aussi partie de la question de l'universalisme ethnocentrique. C'est déjà réglé aussi. Tchao pantin ! (Claude Berri, 1983) Pour les plus jeunes qui n'ont pas vu le film, comme le dit le personnage du film joué par Anconina (drogué) à celui joué par Coluche (alcoolique) : « Chacun sa merde ! » Ce qui signifie encore plus exactement qu'on préfère l'odeur de sa merde à celle des autres. On parlait de culture... Le « mot de Cambronne » était très apprécié à une époque. Les plus jeunes ou les étrangers peuvent rechercher l'expression sur Google.
Puisqu'on parle de valeurs partagées et de préférence nationale, rappelons que les immigrés étaient exclus des emplois publics. On imagine que les balayeurs ou les employés de bureau détenaient des secrets stratégiques. Bizarrement, les étrangers peuvent y participer aujourd'hui, sans les droits qui vont avec (indigènes de la République), grâce à la privatisation des services généraux, quand ce n'est pas le travail clandestin dans les entreprises sous-traitantes. Le socialisme national Le Pen/Soral a été appliqué avant l'heure et je me souviens qu'un syndicaliste avait interdit à Balladur d'utiliser cet argument pendant la campagne présidentielle 1995. Tout ça histoire de dire que les faux culs sont dans tous les camps.
Enseignons la République à nos enfants et nos immigrés. Mon interprétation de l'expression « Français de souche » ne consiste pas à dire qu'il n'existe pas une culture locale, mais que certains considèrent que l'appartenance de longue date à cette culture, sur des bases raciales (« génétique » ou « ethnique » serait très politiquement correct), confère des droits supérieurs à ceux qui n'ont pas la même origine. Je pense que c'est cette prétention à des privilèges qui fait le succès du Front national. Et comme on le sait, ce n'est pas républicain.
Jacques Bolo
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