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Sociologie / Politique - Novembre 2014

Barrage de Sivens - Martyre ou Démocratie

Résumé

Anthropologie générale des manifestations. La démocratie n'est pas au bout du fusible et la rationalité correspond à la sortie du symbolique.

Les manifestations contre le projet de barrage de Sivens ont causé la mort d'un manifestant, Rémi Fraisse, touché par une grenade offensive (ou à souffle), au cours des affrontements avec la police qui ont eu lieu pendant la nuit du 25 au 26 octobre 2014. C'est devenu le principal argument contre le barrage, selon la méthode habituelle.

L'anthropologie nous apprend que dans les guerres tribales, réputées faire moins de morts que les guerres de masses modernes, certains affrontements se terminent, en quelque sorte, au premier sang fatal. Ces guéguerres permettent sans doute aux jeunes hommes de montrer leur courage. On apprend que les guerriers se livrent alors à une investigation pour établir les causes du décès en le déclarant accidentel. Ce qui évoque les vaines enquêtes pour établir les circonstances du drame de Sivens. « Je visais prudemment au-dessus, j'ai glissé, et il s'est pris la flèche en pleine poire. » Fatalitas !

Plus ça change, plus c'est la même chose, comme le reconnaissaient les psychosociologues de Palo Alto, rendant ainsi hommage au dicton français. Le but de la science est bien de voir les invariants sous toutes les latitudes ou derrière l'accumulation empirique fugace de l'actualité.

La réalité des affrontements ritualisés dans les manifestations, violentes jusqu'à un certain point, en s'arrêtant avant que ça dégénère trop, constitue le fondement de la démocratie moderne, avec ses limites. La situation précédente était caractérisée par l'émeute dont la perspective était la destruction du pouvoir en place. Le romantisme révolutionnaire regrette cette époque. Le modèle théorique de la révolution n'intègre pas le constat empirique de la prise de pouvoir par un chef de guerre, sur le principe de l'éternel retour.

J'ai déjà mentionné, à propos des révolutions arabes en particulier, mais pas seulement, que le succès de l'émeute résultait uniquement de la capacité de réaction des pouvoirs autoritaires en place. Comme dans les révolutions occidentales passées, tout dépend, assez banalement, du soutien ou de la passivité de l'armée.

Dans les cas de sacrifices limités, l'exaltation du martyre pourra toujours consoler de l'absence de satisfaction des revendications. Le véritable cadre symbolique réside dans la perpétuation du schéma christique qui structure les imaginaires occidentaux. À moins que ce soit le carnaval ou la fête des fous, exutoires périodiques qui participent concrètement au maintien de l'ordre antérieur ? Remarquons qu'un sacrifice réel persiste dans les contestations contemporaines. Le carnaval brûle seulement un mannequin en effigie.

Pour satisfaire la foule, on pourra toujours accuser le gouvernement, un ministre sautera ou changera de poste pour maintenir le statu quo ante. Comme je le disais à propos des émeutes des banlieues, en 2005 :

« ...contrairement au cliché positif implicitement associé au désordre, la nécessité du maintien de l'ordre est une réalité très sous-estimée par la pensée révolutionnaire. Sur ce point, on peut la considérer comme simplement apocalyptique en cela qu'elle espère qu'une sorte d'auto-organisation sortira magiquement du chaos. En général, on n'est en effet pas déçu. Si la révolution échoue, la répression se déchaîne, et si elle réussit, les risques qu'une terreur s'installe correspondent assez banalement à l'expérience historique. Les révolutionnaires peuvent toujours accuser les puissances réactionnaires, mais on ne peut précisément pas leur demander d'être acquises à la révolution. Toute la question se résume à la bonne évaluation du rapport de force. Et les révolutionnaires qui se trompent dans cette évaluation ne valent pas mieux que les généraux de la guerre de 14-18 qui envoyaient leur troupe au casse-pipe sous la mitraille. »

Même en cas de réussite, le succès de l'opération est réductible à un mécanisme assez hypocrite. Le « sacrifice ultime » qui consiste à « Mourir pour des idées » (Brassens) n'est pas une procédure démocratique. Des minorités actives se mobilisent sur un sujet quelconque. Le gouvernement maintient évidemment sa décision en opposant la force publique. Elle est là pour ça. La mobilisation augmente ou diminue sur la durée. Certains se radicalisent (outre les provocateurs éventuellement envoyés dans ce but). Ça prend ou pas. Au cours des échauffourées, quelqu'un prend un mauvais coup. On le déplore en incriminant les uns ou les autres selon son camp. Le truc marche toujours auprès de chaque tendance de l'opinion.

Le cas du projet de barrage de Sivens n'est pas différent des autres. L'exécutif national, régional ou local a pris, comme d'habitude, une décision qui mécontente d'autant plus certains qu'elle est technocratique, mal ficelée, intéressée ou simplement stupide. Il semble bien, en l'occurrence que cette décision, financée en partie par l'Europe, soit irrégulière. La décentralisation a multiplié ce genre de projets surdimensionnés pour une collectivité territoriale.

Le conflit apparaît évidemment en cas de divergence. Le principe de l'action démocratique repose sur l'accord des citoyens. Mais ce sont les représentants qui s'en occupent. La démocratie majoritaire implique la possibilité d'une minorité. Dans certains cas, le désaccord dégénère en antagonisme réel. On se rend compte ici que la décentralisation, conçue pour rapprocher les décisions des acteurs locaux, peut être contestée par des personnes extérieures à la région. Quels sont les critères à prendre en compte ? Une décision technocratique ou une manifestation ne sont pas plus légitimes l'une que l'autre.

Les questions écologiques provoquent aussi des clivages importants parce qu'elles demandent de s'engager dans de nouveaux modèles qui ne sont pas encore entrés dans les habitudes professionnelles et administratives. Les traditions gauchistes des écologistes français ne poussent pas au compromis. La prise en compte de l'écologie dans ce genre de décision est donc logiquement plus difficile.

Le principe de la manifestation pour s'opposer à une décision politique (nationale ou locale) est une tradition française. Il faut bien constater qu'un des éléments décisifs est le dérapage violent : incendie du parlement de Bretagne en 1994, suicide d'un buraliste en 2005, morts de manifestants (Vital Michalon au cours d'une manifestation contre le surgénérateur nucléaire à Creys-Malville en 1977, Malik Oussékine contre le CPE en 1986). Même s'il existe d'autres facteurs, la mort de Rémi Fraisse semble bien remettre en question la décision du barrage. On ne peut pas le déplorer et se revendiquer du sacrifice personnel, pour la cause, sans assumer cette réalité. Tartuferies politiciennes mises à part (si c'était possible).

Comme l'affaire du barrage de Sivens est entachée d'irrégularités, il aurait été préférable que des gens comme Rémi Fraisse, qui préparait un BTS de protection et gestion de la nature, ou des personnes d'autres spécialités, aient pu participer davantage à l'élaboration de la décision en aval. Sans préjuger du résultat, un débat participatif ou contradictoire aurait pu mieux informer les décideurs et les citoyens, et tenir compte des intérêts économiques ou écologiques. Le débat lui-même est formateur et augmente les compétences de chacun. Ce qui semble nécessaire de part et d'autre.

La véritable question est de savoir si on doit former des militants capables de faire le coup de poing ou des délégués capables de participer aux discussions. Le débat ne porte pas sur la théorie de la démocratie directe, mais bien sur le mécanisme de la représentation. Sur quel terrain la confrontation doit-elle se dérouler : sur celui des CRS autogérés que sont les manifestants ou sur celui des spécialistes assumés ?

* * *

P.S. Pour l'anecdote, il se trouve que j'étais à la manifestation contre la centrale de Creys-Malville et qu'une grenade offensive a explosé à quelques mètres de moi. J'étais pourtant assez loin de tout affrontement et quasiment isolé, près de petites bâtisses au milieu des champs. La déflagration est vraiment fracassante. C'est le souffle d'une grenade de ce genre qui a fait éclater les poumons de Vital Michalon, ce même 31 juillet 1977, à un autre endroit de la manifestation. Ça aurait pu m'arriver. Et je me dis que ceux qui exaltent les sacrifices héroïques auraient alors pu utiliser ma mort pour parler à ma place. Je suis content d'être encore là pour pouvoir leur dire que je les emmerde.

Jacques Bolo

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