Quand on parle d'islamophobie, il ne faut pas se voiler la face ! La question concerne bien l'image de l'islam depuis une trentaine d'année, soit celle de l'immigration, soit celle des pays d'origine ou du Moyen-Orient. Les excès terroristes récents de l'État islamique en Irak, décapitation de journalistes occidentaux, entre autres, ont conduit certains à exiger des musulmans une forme de repentance, sans doute comme preuve d'intégration aux racines chrétiennes de l'Europe. Le mouvement anglais « not in my name » (#notinmyname) y a répondu favorablement, alors que d'autres considéraient tout aussi légitimement qu'ils n'avaient pas à s'excuser des exactions de leurs coreligionnaires, selon un principe communautarisme qui leur est reproché d'habitude. On reconnaît ici la question de la double contrainte des psychologues de Palo Alto.
Bon, il ne faut pas faire semblant de s'étonner non plus. C'est bien comme ça que ça marche. En bien ou en mal, on généralise à tour de bras en permanence : les Noirs, les Blancs, les Arabes, les juifs, les musulmans, les catholiques, les femmes, les hommes, les Français, les Américains, les Chinois, les Russes, les Parisiens, les Belges... La question des cultures se pose en ces termes. On ne peut pas nier que les cultures existent. Dénoncer les stéréotypes et les clichés finit par en devenir un autre, en général périmé. Les Français ne portent pas plus tous un béret que les Américains un chapeau de cow-boy (comme on faisait semblant de le croire à l'époque de Tintin en Amérique). Mais il est vrai que certains finissent par surjouer ces identités.
Le moyen de comprendre les différences culturelles sans tomber dans les clichés et les généralisations est simple : il suffit de se dire que les particularités communautaires existent, mais que les différences individuelles existent aussi. Les Japonais ne se sont pas plus tous les mêmes que les Français. Les musulmans sont différents entre eux, comme les chrétiens, les juifs ou les bouddhistes. Tout le monde sait bien que, dans un groupe, les individus sont différents, mais il faut savoir le dire, ce qui n'est généralement pas le cas. Pour les musulmans, on connaît déjà l'opposition entre chiites et sunnites, inversement parallèle à celle entre catholiques et protestants (par exemple sur la question du clergé). Mais personne ne pense que tous les catholiques se ressemblent, et ça ne signifie pas que le catholicisme n'existe pas, ni qu'il ne s'oppose pas au protestantisme.
Tout le monde sait bien aussi que tous les musulmans ne sont pas des terroristes ou des djihâdistes. Heureusement pour nous ! D'ailleurs, ceux qui s'affrontent sur le terrain, en Irak ou en Syrie, sont tous des musulmans (les autres communautés sont plutôt des victimes collatérales). Dans ce cas précis, le conflit correspond aussi à un antagonisme entre chiite et sunnites après l'effondrement de l'Irak ou de la Syrie anciennement dominés respectivement par un parti baasiste, sunnite en Irak et chiite en Syrie (dans son équivalent alaouite).
Mais tout le monde sait bien aussi que les djihâdistes bénéficient souvent de la sympathie plus ou moins importante de nombreux musulmans. D'où les reproches. Le problème est plutôt qu'on ne sait pas lesquels sont terroristes ou sympathisants actifs. C'est un problème de police, mais pas seulement. Le public suit l'actualité et il n'y a pas de raison qu'il n'ait pas un sentiment sur le sujet. C'est précisément un tel sentiment sur l'actualité qui motive les djihâdistes qui vont combattre en Syrie. Les errements des uns valent les errements des autres.
Quand certains Occidentaux manifestent une peur envers le terrorisme, il ne faut pas s'en étonner non plus. Principe 1 : l'étonnement est le signe d'une mauvaise information. Principe 2 : faire semblant de s'étonner de ce qu'on sait est un procédé rhétorique bidon. Principe 3 : finir par croire que l'étonnement a le pouvoir de contredire la réalité est le résultat malsain des procédés rhétoriques bidon. Certains craignent le terrorisme, et ils ont raison en général, même s'ils ont peu de risque d'être concernés personnellement. Chacun risque plus probablement de mourir par accident domestique (12 000 par an en France) ou de la circulation (4 000), sans parler du suicide (16 000). Et on connaît aussi les fusillades à l'américaine.
Le choix de se désolidariser explicitement des djihâdistes est légitime. Concrètement, ça signifie surtout que certains en ont marre d'être assimilés à des terroristes ou à ceux qui les soutiennent. De fait, la mondialisation a ses conséquences. La réputation des musulmans dépend de l'image générale, surtout quand certains sont susceptibles de s'engager à tout moment dans la lutte armée. J'avais aussi mentionné que si les Tibétains, qui bénéficient d'une certaine faveur grâce au Dalaï Lama, s'engageaient dans la lutte armée contre la Chine, en particulier dans ses représentations extérieures, il est probable que leur image changerait. Et qu'on parlerait aussi d'exportation du conflit à leur propos.
Mais ceux qui ne se sentent pas responsables du terrorisme et n'ont pas envie de s'excuser sont dans leur droit. Ça peut être une position de principe ou de fait. La position de principe stricte est un peu trop formaliste (à l'américaine !). Dire qu'on ne veut pas s'exprimer sur le sujet, surtout si on a effectivement une position personnelle affirmée, entraîne la suspicion. Le plus simple, quand on pense quelque chose, c'est de le dire. Il est possible qu'une retenue inutile (outre le formalisme) repose sur les mauvaises habitudes des pays d'origine, où la liberté d'expression est souvent limitée. Ce n'est pas la peine de maintenir cette tradition. On peut faire bref. D'autant que ce n'est pas non plus très compliqué. Il suffit à un musulman de dire ce qu'il dirait s'il n'était pas visé et qu'il était question du terrorisme basque, sud-américain, tibétain, ou de tout autre drame médiatique, tsunami, tremblement de terre, réchauffement climatique. On discute. On passe à autre chose.
C'est le problème des interactions humaines. Le meilleur moyen de ne pas se sentir accusé est de ne pas être sur la défensive, même si c'est plus facile à dire qu'à faire. Les intentions des interlocuteurs peuvent être malveillantes. D'où la question de l'islamophobie. Car si la question se pose, c'est que le problème existe. Il consiste précisément à distinguer les inquiétudes légitimes, bien qu'un peu théoriques ou médiatiques, des intentions malveillantes. En France, le racisme est un délit.
La situation actuelle de devoir se justifier est précisément due au fait que les musulmans sur la défensive se retrouvent piégés dans une position de repli communautaire (dont profitent certains). Mais la question du terrorisme ou de l'islamisme fanatique existe indépendamment du jugement qu'on porte sur lui. C'est un défaut classique des intellectuels de croire que ce sont les discours qui créent la réalité, ou qu'en n'en parlant pas, on la fait disparaître. Ce « constructivisme » est à la mode.
Il faut analyser les événements de façon plus spécifique. La question syrienne est la conséquence du printemps arabe. Le président Assad avait été condamné par les Occidentaux, mais ils ont tergiversé et la situation s'est enlisée. Les djihâdistes de l'État islamique en Irak ont pris le relais. Mais leurs pratiques tournent au fanatisme, augmenté de l'antagonisme sunnite/chiite, qui exclut les autres communautés. Il en est de même de la secte Boko haram au Nigéria, pour laquelle le peu d'informations qu'on a laisse apparaître cette seule réalité. On peut remarquer cependant qu'en Afrique, des débuts d'affrontements réciproques entre musulmans et chrétiens ont lieu un peu partout dans les zones de contact. Dernièrement, en Centrafrique, les exactions des milices chrétiennes antibalakas ont remplacé celles de la Séléka musulmane.
L'engagement dans le djihâd de certains jeunes est une réponse viciée à ces événements. C'est bien « au nom de l'islam » et pour instaurer la charia que les protagonistes s'engagent dans la lutte armée un peu partout. D'où la contradiction avec les événements initiaux. Ils ne font pas le choix du printemps arabe, mais celui du fondamentalisme antidémocratique ou anti-occidental sur le modèle Al-Qaïda. Leur motivation est sans doute aussi causée par l'islamophobie. Mais elle-même prolifère essentiellement sur la peur du fondamentalisme et du terrorisme islamique. Le discours spécifiquement islamophobe correspond à l'instrumentalisation de ces phénomènes par les xénophobes ou racistes qui n'acceptent pas le pluralisme religieux ou ethnique et qui jouent sur la mauvaise image des musulmans pour convaincre la majorité silencieuse. Les islamistes occidentaux choisissent ceux qui ont exactement la même option dans les pays majoritairement musulmans. C'est ça le clivage réel. Il faut être capable de le reconnaître en inversant les paramètres. C'est classiquement un stade de l'intelligence selon Piaget.
Comme toujours, la question est de savoir quelle réponse apporter à un problème qui se pose bien aux individus concernés. Il n'y a pas de faux problèmes. Quand il y a un problème, il y a un problème. On a ou on n'a pas la réponse. Et c'est quand on n'a pas la réponse qu'il y a un problème. La réalité de l'opinion et de l'engagement correspond précisément à la réponse apportée. Bonne ou mauvaise en fonction de la capacité à résoudre le problème. Quoi d'autre ?
Ici, la difficulté vient du fait que l'islamophobie prétend s'appuyer sur la laïcité, en jouant sur l'ignorance du public (dont celle des musulmans, évidemment). Cette ignorance est aussi intéressée, de part et d'autre, quand on a du mal à admettre la légitimité des autres religions ou de l'athéisme. Il faut toujours faire un effort sur soi-même, qu'on appelle aussi, paraît-il, un djihâd spirituel. On aura appris quelque chose.
Le principe de laïcité correspond à la séparation de l'Église et de l'État. C'est relativement récent (1905 en France). Elle a remplacé la notion de « tolérance religieuse » qui maintenait la référence à une religion d'État, tout en permettant l'existence de religions minoritaires, contrairement au principe cujus regio, ejus religio, qui imposait la religion du prince à ses sujets. En France, le refus des religions minoritaires ou étrangères n'est pas laïque. Ils correspond à la Révocation de l'Edit de Nantes (1685) par Louis XIV, qui avait chassé de France les protestants qui refusaient la conversion. L'édit de Nantes (1598), comme édit de tolérance, avait été promulgué par Henri IV pour mettre fin aux guerres de religions qui avaient culminé dans le massacre de protestants durant la Saint-Barthélemy. J'ai rappelé ailleurs que Bernard Lazare, dans sa réponse à Drumont : Contre l'antisémitisme (1896), avait évoqué cet épisode qui servait d'exemple de l'intolérance à l'époque. La liberté religieuse en France n'avait été acquise qu'à la Révolution, en 1789, peu après l'étape de la fin officielle des persécutions sous Louis XVI, avec l'édit de Versailles (1787), qui autorisait un état civil et le mariage sans devoir se convertir au catholicisme. Lazare croyait l'époque de l'intolérance révolue à la fin du XIXe siècle. On constate que la question n'est donc toujours pas réglée, en France et dans le monde, au début du XXIe siècle.
Quand on parle d'islamophobie, ce dont on parle, c'est bien de liberté religieuse. Le début du XXe siècle, avec l'affaire Dreyfus, puis le nazisme et le pétainisme, avait été marqué par le rejet, par certains, des conséquences des droits de l'homme sous la Révolution, qui accordaient aux juifs la liberté de culte et l'égalité des droits. La fin du XXe siècle et le début du XXIe sont marqués par le refus, par certains, de l'égalité de droit des musulmans. Si, par antisionisme, certains musulmans occidentaux jouent à ignorer l'histoire de l'antisémitisme, ils peuvent constater empiriquement les effets de l'absence d'application des principes universels. Certains professeurs se plaignent de ne pas pouvoir enseigner cette histoire à cause de certains élèves musulmans. C'est ballot. Leur travail est précisément de comprendre ce qu'elle a d'universel pour être capables de l'expliquer. Il faut bien constater que ce n'est pas le cas.
Le défi de l'islamophobie et du terrorisme dépend d'une remise à plat de la question de la liberté religieuse en Occident, au Moyen-Orient et partout dans le monde. C'est de ça qu'il s'agit, pour les musulmans comme pour les autres. La question n'est pas que les musulmans s'excusent du terrorisme de certains d'entre eux, même si c'est bien ce terrorisme qui les met actuellement sur la sellette. La question est bien la nécessité d'imposer à tous l'absence de discriminations religieuses. Et c'est évidemment réciproque par définition.
La relation entre la vie des individus et les grands principes se manifeste dans des cas de ce genre. On ne peut pas faire comme si on n'était pas concerné. C'est comme un principe physique ou légal, la pesanteur ou le Code de la route. Si on ne prend pas de précautions, il y a toujours un moment où l'on en subit les conséquences. On s'en aperçoit quand c'est trop tard.
La liberté religieuse dépend de la dictature de la majorité, quand une religion ou un athéisme majoritaire imposent des discriminations. Le respect des droits des minorités n'est pas acquis a priori. Ce sont les coalitions de minorités qui imposent l'équilibre. Et c'est pour cela qu'il faut qu'elles soient capables de se mettre d'accord entre elles sur le respect des droits réciproques.
Le véritable problème propre aux musulmans occidentaux, c'est qu'ils sont beaucoup trop polarisés sur les questions moyen-orientales, alors qu'ils ont été longtemps beaucoup trop passifs en ce qui concerne leurs propres droits sur place. C'est un effet des thèmes traités par les médias. Mais même en Orient, la solution islamiste est une dérive récente. Elle dépend uniquement du sponsoring des revenus du pétrole, de la fin de la guerre froide et de l'effondrement du communisme. Avant ce retour à l'islam, presque tous les intellectuels musulmans étaient marxistes modernistes. Le Printemps arabe en Égypte nous a même donné l'occasion de revoir Nasser se moquant de l'obligation de porter le voile, en 1953 !
En outre, la fameuse « rue arabe » semble avoir conservé l'anti-américanisme tiers-mondiste alors que l'Amérique est alliée des monarchies du Golfe les plus traditionalistes. En Afghanistan, tout a basculé avec le soutien des Américains aux talibans contre les Russes. Mais la confusion règne : comme je l'ai dit ailleurs, certains se réjouissent du 11 septembre, tout en prétendant simultanément qu'il s'agit d'un complot de la CIA ou du Mossad. Le complotisme qui règne actuellement sur ces questions correspond au micmac de l'Europe centrale à l'époque des films d'espionnage des années 60. Le centre de la production de foutaises s'est déplacé au Moyen-Orient et la désinformation règne avec la complicité de tous les camps. Chacun croit jouer au plus malin, mais ça finit toujours par retomber sur la gueule de tout le monde. La bonne méthode consiste à remettre les pendules à l'heure.
Jacques Bolo
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