Un manifeste, publié dans le New-Yok Times, signé par neuf cent écrivains a pris parti pour l'éditeur français Hachette (diffusé aux USA), contre ce nouveau monopole que constitue Amazon, spécialement dans le domaine du livre (entre autres produits diffusés par ce géant de l'Internet). Le conflit s'est engagé parce qu'Amazon, trouvant que le prix des ebooks distribués par Hachette était trop élevé, voulait imposer un maximum de 9,99 $, sur le modèle généralisé par Apple pour les téléchargements de chansons à 0,99 €/$ l'unité. Hachette a refusé.
Cette unification des prix est déjà absurde, du fait que les chansons ou les CD musicaux sont des produits généralement normalisés, contrairement au livre. Mais la situation s'est envenimée quand Hachette s'est aperçu que les délais de livraison de ses livres papiers étaient démesurément allongés, jusqu'à plusieurs semaines, que des réductions étaient supprimées, ainsi que les pré-commandes.
Monopole
Amazon a déjà été en conflit avec les éditeurs en ce qui concerne les conditions imposées, imitant les mauvaises habitudes de la grande distribution envers ses fournisseurs. Ils sont obligés de payer, non seulement pour être mis en avant, mais tout simplement pour être référencés. Vu la position d'Amazon, ils sont obligés de se soumettre.
Selon Jacques Attali (« Amazon, et après ? », L'Express, 18 août 2014), Amazon détient 60% du marché du livre digital et 35% de celui du livre papier. Il note que les éditeurs sont les premiers responsables dans leur retard du passage au numérique et envisage un monopole d'Amazon. Attali risque d'avoir raison si la filière ne se réorganise pas pour tenir compte du livre numérique et d'Internet.
Après tout, en ce qui concerne la France, Amazon n'est pas le pionnier en matière de vente de livre sur Internet. (1995 aux USA, mais seulement 2000 en France). La librairie Internet Chapitre était bien implantée depuis 1997 ! La FNAC, avec ses gros moyens de premier distributeur de livre en France s'est lancé sur Internet en 1999, et Bol (BOokOnLine), la filiale de l'allemand Bertelsmann et de Vivendi a été lancée en 1999 en France, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Suisse, Allemagne et en Espagne (Bol.fr a fermé en 2001). Plus généralement, en matière de produits culturels, un distributeur américain n'est pas avantagé en principe, puisque les produits sont en langue française.
Pourquoi est-ce Amazon qui est parvenu à devenir un quasi-monopole sur le secteur alors qu'Internet met tout le monde à égalité ? Est-ce à cause de son PDG, Jeff Bezos, qui bénéficie d'une pub gratuite dans les médias (grâce à son rire gras caractéristique ?), sur le modèle du patron charismatique de Virgin, Richard Branson ?
Marketplace
Pour le marché du livre, la révolution que propose Internet est d'offrir une disponibilité de tous les livres au catalogue des libraires en ligne, non seulement les livres en cours de disponibilité chez les éditeurs, mais tous les livres épuisés ou de collection par l'intermédiaire des bouquinistes (ou des reprints). Un stock pareil n'est évidemment pas possible dans une seule boutique, même les plus importantes, comme la FNAC et quelques grandes librairies en province, qui paraissaient géantes aux passionnés de livres. C'était avant l'arrivée de l'Internet.
Mais aucun libraire en ligne n'est privilégié a priori. Le succès de l'entreprise Amazon vient sans doute du fait qu'elle a profité de la bulle Internet des années 2000 pour investir de façon astronomique dans le marketing et la logistique. Alors qu'on prétendait que les magasins en ligne n'avaient pas de stock, Amazon se permet des délais de livraison raccourcis grâce à des entrepôts géants. Dans les années 2000, un reportage répétait la légende du « pas de stock » tout en montrant les alignements de rayonnages de livres chez Amazon au même moment !
L'intérêt du catalogue en ligne exhaustif est de jouer sur ce qu'on a appelé la « longue traîne », qui concerne les articles qui se vendent en petites quantités, mais sur des longues périodes. C'est spécialement vrai pour le livre du fait d'un nombre quasi infini d'articles (tous les livres édités depuis l'origine et dans tous les pays), du fait des rééditions (éventuellement « à la demande » chez certains éditeurs) et des bouquinistes, dont tous les catalogues sont disponibles chez Amazon. Il n'est cependant pas sûr que les livres rares soient réellement en stock chez Amazon, qui diffuse les livres de bouquinistes dans leurs boutiques. Les délais les plus rapides concernent toujours les best-sellers ou les nouveautés.
La bulle Amazon
Amazon a bénéficié du retard à l'allumage de la librairie et de l'édition. Mais sa stratégie est quand même fondée sur la fuite en avant. Cette entreprise est connue pour avoir sacrifié le sacro-saint actionnaire au profit de la croissance. Jeff Bezos déclarait lui-même, au début les années 2000, qu'Amazon risquait d'être la plus grande faillite de tous les temps. Elle n'a quasiment jamais été bénéficiaire.
Tant que les investisseurs soutiennent, et ils sont bien obligés, Amazon peut espérer se rembourser un jour par sa position de monopole. Quand elle aura coulé tous ses concurrents (c'est en cours), elle pourra se permettre d'augmenter les prix. Mais la limite est que la résistance s'organise. Les libraires ne veulent pas disparaître et les éditeurs ne veulent pas se soumettre.
Le modèle économique d'Amazon est fragile. Pour concurrencer les librairies physique, du fait du prix unique du livre en France, le principe du port gratuit s'apparente à de la vente à perte. Amazon ne tient en fait que parce que cette entreprise échappe à la TVA en jouant l'optimisation fiscale internationale. Si l'État arrive à récupérer ces taxes, les jours d'Amazon pourraient être comptés.
Libraires et distributeurs
Le problème posé par Amazon ne se résoud pas en idéalisant les libraires, dont le stock limité favorise aussi les best-sellers ou les (gros) éditeurs qui possèdent un réseau de distribution et de promotion auprès des libraires pour favoriser leurs titres. Dans les années 1970, Hachette était surnommé « la pieuvre verte » en parlant de son réseau des librairies de gare ou « Relay ». Les petits éditeurs savent bien aussi qu'il faut être accepté par un de ces grands distributeurs dépendants d'éditeurs (Gallimard, Flammarion, Hachette, Seuil/La Martinière...) pour bénéficier d'une bonne diffusion. Et les libraires y sont soumis, du fait de l'avalanche de nouveautés (200 nouveaux livres par jour, 70 000 par an !) qui les empêche de s'occuper des marginaux.
La concentration existait avant Amazon. Le problème intervient quand elle fausse la distribution du fait de pratiques monopolistiques qui dictent les conditions aux fournisseurs ou peuvent en favoriser certains. La possibilité de monter un réseau parallèle existe, mais elle peut être combattue par un monopole qui dicte ses conditions aux détaillants. Dans cette situation, une nationalisation (ou coopérative) de la distribution s'imposerait. Mais il faut noter que les tentatives pour constituer un réseau de diffusion des petits éditeurs ont récemment échoué plusieurs fois en France.
Avec Internet ou les ebooks, la distribution directe est possible. L'avantage d'Amazon est simplement fondé sur la notoriété, sur le principe du « winner takes all » ou de l'ancien proverbe « toutes les pierres roulent vers un tas ». L'échec d'Internet, dans l'état actuel des choses, est d'avoir favorisé la concentration au lieu des promesses initiales d'être un réseau décentralisé, peer to peer.
Amazon, pour conserver ce monopole de fait, se doit de remplir l'exigence de neutralité envers ses fournisseurs. Après tout, c'est l'éditeur qui détient le vrai monopole de distribution d'un auteur. Si le client ne peut pas se procurer les livres sur Amazon, il lui suffit de se les procurer directement chez l'éditeur, qui économisera ainsi sa commission au distributeur (spécialement s'il dispose déjà de sa propre logistique). À jouer au plus retors, Amazon pourrait scier la branche sur laquelle elle est assise.
C'est sans doute pour ça qu'Amazon se lance dans l'édition directe d'ebooks et l'abonnement sur le principe de la licence globale, qui permet de lire tout ce qu'on veut contre pour un prix forfaitaire mensuel. Une dématérialisation complète situerait Amazon comme un opérateur intermédiaire entre les éditeurs (ou même les auteurs) et les lecteurs, en sacrifiant les librairies physiques et les imprimeurs. Mais la possibilité de contrecarrer cette stratégie par la vente directe, de la part de l'éditeur ou de l'auteur, reste l'épée de Damoclès sur le business-model d'Amazon, pour lequel il est très imprudent de jouer à provoquer ses fournisseurs.
Jacques Bolo
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