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Informatique / Méthodologie - Juin 2014

Cynthia et les robots

Résumé

Intelligence naturelle contre intelligence artificielle. C'est un vieux débat. Je l'ai déjà tranché. Cynthia Fleury traite ce sujet du bac. Je parlais de ça aussi ce mois-ci.

En flânant sur Internet, je suis tombé sur un article de L'Humanité du 24 avril 2013, « Data mining et esprit humain », par Cynthia Fleury (Professeure de philosophie). Elle s'y livre à la traditionnelle défense de l'humain contre la machine. Elle évoque « l'ouvrage d'Éric Sadin, l'Humanité augmentée (Éditions l'Échappée, 2013), qui montre comment l'humanité se voit marginalisée par ses propres créations ». Le Golem n'est pas loin. Mais elle est quand même plus moderne en évoquant le data mining, « Big data » pour les intimes, qui concerne le traitement massif de données, rendues omniprésentes grâce à l'informatisation généralisée.

Comme tous les philosophes, elle joue confusément sur les mots et sur les références érudites en parlant d'un « assistanat permanent qui réinvente la servitude volontaire » à propos des robots ou du transhumanisme. Si les robots et les prothèses numériques nous assistent, ils ne prennent pas le pouvoir. À la rigueur, on pourrait plutôt parler de « dialectique du maître et de l'esclave » (où le maître dépend de l'esclave) de Hegel, mais pas de « servitude volontaire » (où il n'y a de maître que parce qu'on se soumet) de La Boétie.

Ce qui est plus grave est que la critique de la technologie, qui règne sur la philosophie contemporaine (la domination est là) révèle sa vraie nature de refus de la pensée et de la science. Que le « couplage inédit entre les organismes physiologiques et les codes numériques » (simples capteurs) permette des « atlas comportementaux et relationnels » en direct, ne change rien à la « mathématisation du monde » qui était bien l'idéal philosophique traditionnel. On ne parlait pas alors de « redoublement algébrique » en idéalisant une sorte de contact direct avec la chose même. Qu'est-ce que ce refus de la théorie qui s'élève contre une « couche chiffrée artificielle médiatisant notre relation aux faits et aux choses » ? Charger de connotations négatives la terminologie mathématique ou informatique revient bien à faire une apologie de la docte ignorance et à refuser de donner des noms aux choses en prétendant les percevoir directement.

Admettons que c'est classique, en philosophie, de se demander d'où viennent nos connaissances. C'est tout aussi traditionnel de refuser qu'elles nous viennent de l'expérience, c'est à dire des données empiriques. J'ai déjà eu l'occasion de dire qu'il n'y a pas de langue chinoise a priori, mais les philosophes rêvent toujours plus ou moins, depuis Babel, de parler spontanément « en langue », par la grâce divine. Dans les faits, la véritable différence entre aujourd'hui et la situation de la philosophie traditionnelle est simplement que les données disponibles sont produites massivement et enregistrées en temps réel (en termes informatiques), c'est-à-dire immédiatement (non-médiatement pour les amateurs d'étymologie que sont devenus les philosophes frappés d'heideggérite aiguë).

Cynthia Fleury évoque le trading automatique pour titiller le coco de L'Huma, et se fend à ce propos d'un mystérieux : « Le rapport à la technique devient totémique ». Elle confond sans doute « signe monétaire » et « signe extérieur de richesse ». L'adoration du veau d'or n'a pas attendu l'informatique pour avoir cours. On constate aussi que le matérialisme se perd. Quant à dire que le « smartphone est la quintessence » de la réalité augmentée, autant dire que la montre a remplacé l'horloge de l'église. Le coco peut y stigmatiser l'individuel contre le collectif, mais le matérialiste athée peut préférer le profane au sacré, expression totémique du collectif chez Durkheim.

Tout cela est discutable, mais classique. Discutons. En informatique, on oppose bottom-up et top-down : partir de la base (et de l'individu) ou du sommet (du comité central du parti). C'est ce qui oppose à la fois les anars aux cocos et les libéraux aux fachos. Et surtout, dans la tradition progressiste, la technique libère l'homme de sa soumission à la nature et à l'ignorance. Si on disserte, on ne peut pas faire l'impasse sur ces banalités de base.

Contrairement aux philosophes plus traditionnels que j'avais critiqués dans mon livre sur l'intelligence artificielle, Cynthia Fleury envisage une possibilité d'autonomie pour la machine, en se recommandant de Simondon et Sadin. Mais, tout en enregistrant l'objection de l'absence d'« énergie libidinale » de la machine (pas d'intérêt de classe, en somme !), Fleury finit par redouter que la politique puisse dépendre des « projections algorithmiques  » plutôt que des délibérations.

On peut remarquer que si on supprimait le jargon, ça serait déjà moins technocratique. Sur ce plan, la responsabilité n'est évidemment pas celle de la machine. Mais c'est une question annexe. La phénoménologie dominante veut éliminer de la philosophie, non seulement le syllogisme aristotélicien et le positivisme logique, mais toutes les connaissances factuelles que le data mining peut traiter. Les systèmes experts sont aussi fondés sur le syllogisme (« si a, alors b »...), et simulent, par définition, une expertise humaine.

C'est quand même le grand échec de toute la formation philosophique de ne pas être capable de comprendre que la raison a toujours été artificielle. On peut admettre que la différence entre l'homme et la machine est dans la quantité de données traitées. Mais on ne voit pas ce que l'intelligence pourrait traiter d'autre que des données élémentaires enregistrées par des capteurs naturels ou artificiels.

Le propre de l'informatique (IA, systèmes experts, data mining, etc.) est simplement de mettre en évidence cette possibilité d'extériorisation de la capacité de traitement de l'information. Une philosophie dépassée par les événements croyait sans doute encore qu'elle était le propre de l'homme. J'ai montré dans mon livre que cette situation n'était pourtant pas nouvelle, en rappelant l'étonnement de la soeur de Blaise Pascal devant la machine à calculer :

« L'esprit avait été en quelque sorte capturé par la machine » car « il était possible d'exécuter sans erreur toutes sortes de calculs, chose extraordinaire sans crayons, mais, bien plus, sans même connaître l'arithmétique » (René Moreau, Ainsi naquit l'informatique, p. 13).

Encore faut-il savoir penser correctement la technique. Sa banalisation fausse nos jugements sur la nature algorithmique de son fonctionnement, parfaitement identique à celle de l'esprit humain. On s'en rend compte dans cette archéologie d'une prise de conscience encore candide, que nous rappelait Réné Moreau.

J'ai parlé récemment de ma méthode du traitement des erreurs. On constate ici que Cynthia Fleury commet des maladresses d'amateur, tant en ce qui concerne l'intelligence artificielle ou le data mining, qu'en ce qui concerne la philosophie elle-même (et presque moins pour l'informatique !). La capacité imparfaite d'appropriation des connaissances (ici du fait du préjugé spiritualiste de la philosophie académique) débouche sur la diffusion de données inexactes que les lecteurs devront être capables, ou non, de traiter à leur tour. Le modèle en question n'est même pas celui de l'opinion, qui pourrait encore appartenir au cadre de la délibération, mais plutôt celui de la rumeur.

Mais on reste, homme ou machine, dans le traitement des données.

Jacques Bolo

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