La thèse du livre d'Eisenstadt établit un parallèle entre ce qu'il appelle le jacobinisme, qui ressemble plutôt au communisme, et les divers fondamentalismes à travers l'histoire du monde. Il essaie plutôt de construire une sorte de phénoménologie générale du totalitarisme qu'il résume à « la croyance dans le primat du politique et la capacité de la politique à reconstruire la société » (p. 67). Il oppose ce holisme à ce qu'il considère (à la suite du philosophe Jaspers) comme la civilisation « axiale » qui opère une distinction entre le sacré et le profane, censée caractériser les 2500 dernières années des grandes aires occidentales et asiatiques.
Le lien avec le fondamentalisme concret réside d'abord dans la nature hétérodoxe des minorités religieuses, depuis les sectes protestantes ou juives jusqu'aux confréries musulmanes qui se proposent de refonder leurs traditions. Eisenstadt passe sur les différences et retient surtout leurs caractéristiques de minorités agissantes qui rappellent les mouvements révolutionnaires. On peut surtout voir dans ce rapprochement un emprunt dissimulé à Jules Monnerot qui avait parlé du communisme comme un « Islam du XXe siècle ».
Cette vision synthétique a un peu tendance à se perdre en généralités anachroniques. Mais le point important concerne la sociologie des groupes en présence. Eisenstadt décèle une sorte de lutte des classes dirigeantes entre celles qui détiennent la légitimité héréditaire et celles qui revendiquent une relative autonomie du fait de leurs compétences diverses sur le plan culturel, religieux et politique. On pensera aux « intellectuels sans attaches » de Mannheim. Cette idée est plus convaincante et mériterait d'être creusée. Un chapitre sur le Japon constitue une monographie plus circonstanciée pour conclure à un échec de cette autonomisation et à la relative absorption de l'élite culturelle par l'élite féodale locale.
Le défaut de cette vision synthétique est peut-être de reprendre un peu trop classiquement les catégories académiques, dans une perspective finaliste qui généralise la forme achevée au mépris des péripéties. La laïcité et la séparation des pouvoirs ne peuvent pas être considérées comme le résumé des deux derniers millénaires [1].
La difficulté concerne sans doute l'absence de catégories générales plus précises et plus claires que des néologismes jargonnants. Allemand installé en Israël depuis longtemps, Eisenstadt subit sans doute l'influence américaine qui oppose un peu trop liberté individuelle et égalité, pour aboutir à une sorte de choc des civilisations assez banal. À traiter d'une perspective si large, Eisenstadt pourrait remarquer que les oppositions qu'il analyse sont bien plus permanentes et intemporelles. Une sociologie assumée pourrait résoudre, comme je l'avais proposé ailleurs, l'opposition entre une histoire trop empirique et une philosophie trop théorique, au lieu de cumuler les inconvénients des deux disciplines. Eisenstadt fournit pourtant de nombreux éléments qui pourraient contribuer à la théorie synthétique qu'il semble souhaiter.
Jacques Bolo
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