La concomitance des décès de Chavez et de Thatcher permet d'expliciter les antagonismes de leurs partisans. Dans les deux cas, les avis ont été très tranchés et certains se sont réjouis de la mort de l'un en considérant l'autre comme un héros, sauveur de son pays tandis que le premier était considéré comme le fossoyeur de la démocratie ou de l'économie. Une telle symétrie est intéressante.
Ce qu'on peut constater, c'est bel est bien qu'on se trouve devant une illustration parfaite de l'opposition entre égalitarisme et inégalitarisme. Les uns félicitent Chavez d'avoir mieux réparti les richesses et les autres lui reprochent de les avoir gaspillées en programmes sociaux. Thatcher était critiquée pour avoir coupé dans les dépenses sociales et les services publics et d'avoir favorisé les riches. Les autres la félicitaient d'avoir enrayé le déclin du Royaume-Uni par son action énergique contre la mainmise des syndicats sur le pays. On est bien dans la volonté politique. Mais on a bien deux cas contraires de ce qu'on estime être une réussite ou un échec selon le camp où l'on se situe. C'est quand même un problème.
J'ai eu l'occasion de critiquer les partisans de Chavez en disant que sa volonté politique était essentiellement fondée sur l'existence d'une rente pétrolière. Mais il se trouve que les partisans de Thatcher oublient presque toujours le rôle de l'exploitation du pétrole de la Mer du nord dans le renouveau du Royaume-Uni après l'épuisement ou la perte de centralité des mines de charbon. La rente charbonnière n'était pas éternelle. La rente pétrolière ne le sera pas non plus.
Cette conception économique qui favorise la volonté politique est relativement récente. Elle doit dater des années 80. Elle ne considère plus le secteur primaire comme une origine de « la richesse des nations ». Il y a des modes en économie : on favorise le tertiaire (ou l'industrie pour les nostalgiques). C'est pourquoi les libéraux considèrent que Thatcher a réussi sa révolution conservatrice qui a fait de Londres la première place boursière alors que Chavez n'a pas investi sérieusement les revenus du pétrole en le distribuant par ce clientélisme qui lui a valu sa popularité, ou son rejet. On conçoit que les riches vénézuéliens soient mécontents de n'avoir pas encaissé les bonus des traders londoniens.
Cette conception de la volonté politique est évidemment fausse. Chavez sans le pétrole n'aurait rien eu à redistribuer. Mais il faut aussi enregistrer que le thatcherisme n'aurait pas pu financer le développement de la City qui s'est bien appuyé sur l'existence d'actifs pétroliers. Il n'est quand même pas besoin de prouver que le pétrole est une richesse ! Bizarrement, même la critique de la finance a tendance à croire qu'elle prospère uniquement par la création monétaire. Il suffirait donc de créer de la monnaie pour produire une relance. Je ne pense pas que Chavez aurait pu redistribuer uniquement par la planche à billets.
Ce qui est curieux est que les marxistes en soient venus à négliger autant les richesses matérielles. Sans doute ont-ils perdu de vue la relation entre le salaire qu'ils perçoivent et la réalité. Dans un sens, ce n'est pas faux. En France, leur expérience de gestion se fonde sur le clientélisme des collectivités locales issues de la décentralisation. Cette redistribution est fondée sur l'endettement, puisqu'on a des idées, mais pas de pétrole. On peut expliquer ainsi la situation actuelle du déficit public. Je suis resté matérialiste et préfère utiliser le modèle des pays pétroliers pour mieux comprendre le phénomène de partage des richesses. Chavez est compréhensible dans ce cadre.
Une raison de cette erreur me paraît être un second élément matériel, la démographie. De nos jours, elle n'est plus évoquée que sous une forme rituelle sans intérêt (et fausse de surcroît), qui prétend que la France devrait se féliciter de sa natalité supérieure (on se demande bien pourquoi si on n'est pas content de la situation). En effet, les monarchies pétrolières ne sont riches que parce qu'elles possèdent une population minuscule. Leur développement actuel se fonde sur une main-d'oeuvre importée, outrageusement exploitée pour la plus grande partie, ce qui recrée l'inégalité. Le modèle monarchique n'est pas monarchique pour rien. Le Royaume-Uni est une monarchie. La règle s'applique. Mais son ratio population/richesse est plus proche de celui du Venezuela. D'où le choix politique de la concentration des richesses.
Pour comprendre le sens de l'opposition à Chavez, il faut aussi tenir compte d'un autre facteur concernant la population. Alors que la population du Royaume-Uni (ou de la France) n'a augmenté que d'une quinzaine de pour cent depuis les années 70 (de 55 à 62 millions), la population du Venezuela est passée de 10 à 30 millions ! La question de la répartition des richesses est évidemment dépendante de ce paramètre. J'ai même envisagé que le succès de l'Allemagne s'explique en partie par la baisse de sa démographie. Mais ce qui est certain, c'est que les pauvres du Venezuela auraient été moins pauvres (trois fois plus riches) si la population était restée stable. Et Chavez aurait même pu dégager des ressources pour investir pour l'avenir. Ceux qui lui reprochent de ne pas l'avoir fait pourraient considérer qu'il n'a pas pu le faire en raison de cette croissance démographique. J'avais déjà parlé de ce phénomène à propos de l'Afrique. Tout ça pour dire qu'il n'y a pas que la volonté politique.
Mais le modèle concret du pétrole de la Mer du nord fournit également la clé d'un autre problème. Comme on le sait, certains revendiquent l'indépendance de l'Écosse. C'est bien grâce à la perspective de profiter davantage de la manne pétrolière. Pourquoi partager avec le Pays de Galles, par exemple. À qui appartiennent les richesses du sous-sol (ou les autres) : au pays ? aux propriétaires du sol ? aux exploitants ? aux investisseurs ? Et ce modèle est généralisable. Si on ne partage pas, comme le thatchérisme le propose, pourquoi en faire profiter tout le pays. Autant se limiter à la région. Et si on partage avec tout le pays, comme au Venezuela, pourquoi ne pas partager avec toute la planète (comme Chavez l'a partiellement fait d'ailleurs) ?
Jacques Bolo
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