Séquelles
Rétrospectivement, on peut rendre hommage à Balladur pour cette déclaration contre son équipe de campagne qui avait hué Jacques Chirac avec qui il était en concurrence pour l'élection présidentielle de 1995. On voit aujourd'hui encore que les primaires à droite, entre Copé et Fillon, suscitent des rancoeurs difficiles à oublier. C'était aussi vrai à gauche, pour Ségolène Royal, après les primaires de la présidentielle de 2007. Elle n'avait pas pu, ou su, rassembler son camp et avait pâti d'un manque permanent de légitimité tout au long de la campagne, en partie du fait de l'animosité résiduelle à l'affrontement.
Les élections présidentielles 2012 se sont mieux passées pour François Hollande sur ce plan. Il a sans doute bénéficié du traumatisme causé par l'élimination de Dominique Strauss-Kahn après son affaire d'accusation d'agression sexuelle sur une femme de ménage. Mais Hollande n'avait quand même pas eu le soutien de la « gauche de la gauche » au premier tour. Elle-même n'a pas réussi à s'unifier puisqu'il y avait trois candidats : Mélenchon (pour la coalition du Front de Gauche), un candidat du NPA et un pour Lutte ouvrière, outre les écologistes.
Si François Hollande s'en est bien sorti avec 28,6 %, les partisans de Mélenchon ont bien cru pouvoir l'inquiéter et rêvaient même d'une victoire. La déception a été cruelle puisque leur candidat a fini avec seulement 11 % des voix. À leur décharge, on peut admettre qu'il a existé un vote utile.
Précédents historiques
La « gauche de la gauche » reprenait l'argument du FN sur la collusion, dite « UMPS », des partis de gouvernement. C'est bien trouvé (le FN a toujours le mot pour rire !). On peut leur accorder qu'il existe peu de différences dans la gestion des affaires publiques entre les grands partis. Mais c'est général dans le monde et, comme je l'ai dit ailleurs, une alternance de ce genre est préférable à une alternance FN/FdG. C'est sans doute ce que pensent les électeurs.
Cette conception d'une droitisation de la gauche socialiste n'est pas nouvelle. L'opposition à la social-démocratie de la part des révolutionnaires est une permanence du XXe siècle. Alors qu'on les célèbre aujourd'hui, certains semblent avoir oublié que Jaurès ou Blum étaient considérés comme des « couilles molles » (accusation de Chirac envers Balladur, au moins par l'intermédiaire de son personnage des Guignols de l'info). Le mouvement socialiste s'est toujours divisé entre ces deux tendances : Guesde contre Jaurès, Luxembourg contre Bernstein, bolcheviks contre mencheviks, Thorez contre Blum, Marchais contre Mitterrand (sans compter les gauchistes ou anarchistes contre le centre gauche et tout le reste).
La tradition est respectée. On sait que « le parti se gagne à gauche » pour gouverner au centre (c'est symétrique à droite). Ce qui veut dire que cette gauche de la gauche est toujours le parti des futurs cocus. Ce n'est pas nécessaire de faire semblant de ne pas le savoir. Mais l'erreur est plus fondamentale. Si on considère, comme le prétendent les « révolutionnaires », que les « socialistes » ne le sont pas et qu'ils sont donc de droite, alors la droite a donc 70-80 % des voix. On comprend que la seule solution pour prendre le pouvoir soit la révolution. Mais ce n'est donc pas la peine de se présenter aux élections ou de soutenir la gauche parlementaire.
L'attitude de Mélenchon au second tour a pourtant bien été un soutien inconditionnel à François Hollande, certes pour se débarrasser de Sarkozy, mais aussi en résistant fermement aux tentatives de division de la gauche, de la part de ceux qui y avaient intérêt, mais aussi de la part de journalistes qui veulent faire le spectacle. C'est la tendance.
Une fois Hollande élu, Mélenchon a refusé de participer au gouvernement, tout en revendiquant son rôle de soutien critique, reprenant en cela la tradition communiste de l'époque du Front populaire sans participation de Thorez au gouvernement Blum.
Social-démocrate ou révolution ?
Plus généralement, l'argument classique de la « gauche de la gauche » est qu'elle ne participe pas à la gestion du capitalisme. Concrètement, cela signifie qu'elle considère qu'on obtient des avantages sociaux par les luttes, généralement syndicales, contre les patrons. Et comme, en France, le patron, c'est l'État la plupart du temps pour la majorité des militants de gauche qui sont fonctionnaires, on comprend que ce soit un peu gênant d'être au pouvoir.
Mais ce n'est pas le seul problème. La réalité est plutôt que la social-démocratie est déjà en place. La nouveauté est que les services publics, les « acquis sociaux », sont remis en question par la restructuration mondiale. Le système a un peu atteint ses limites. On sait que le mécanisme des retraites fonctionnait bien quand on n'en profitait pas longtemps, que la protection contre le chômage diminue avec l'accroissement du nombre de chômeurs, etc. On peut reprocher à la droite une gestion comptable, mais cela ne signifie pas que la comptabilité n'existe pas. Et la social-démocratie consiste bien dans la participation des partenaires sociaux à la gestion de ce système.
Les révolutionnaires qui souhaitent « que ça pète » se font des illusions. Ce que les gens souhaitent, c'est le maintien de ce système social-démocrate. C'est aussi de ce système dont ont besoin les pays (émergents ou USA) qui n'en bénéficient pas. D'ailleurs, en ce qui concerne la révolution, la plupart des pays pauvres ont déjà donné. Bref, la social-démocratie n'est pas appréciée à sa juste valeur. Nationalement ou internationalement, c'est la généralisation actuelle de l'État providence qui pose problème. J'ai déjà eu l'occasion de dire que certains semblent regretter le modèle colonial qui faisait bénéficier davantage certains du privilège des acquis sociaux du développement industriel.
Balladur ou Mélenchon ?
Les partisans de Mélenchon et des autres composantes de la gauche cèdent au rituel révolutionnariste. François Hollande est un « social traître », soumis à la finance, bientôt une « vipère lubrique » de la tradition stalinienne. C'est particulièrement sensible sur Médiapart qui a viré au bulletin paroissial du Front de gauche (style Libération de l'époque maoïste).
Puisqu'on en parle, un laïcisme traditionnellement anticlérical règne dans ces colonnes. À l'occasion d'une présentation du récent livre À la gauche du Christ : Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, certains ont contesté qu'il existe une composante « chrétienne de gauche ». Or, il faut bien admettre qu'il s'agit justement du principal courant de la gauche antistalinienne, très présents de la SFIO à la CFDT, ostensible chez les prêtres ouvriers et la JOC, avec des personnalités atypiques comme Henri Guillemin, une référence chrétienne plus discrète chez Mitterrand, Julliard, Rocard. On a vu récemment que Ségolène Royal essayait de s'en cacher. À gauche comme à droite, ce clivage sur la religion est sans doute le principal de la politique française. D'ailleurs, le discours de gauche n'est en fait souvent qu'un discours chrétien laïcisé, dont j'ai signalé, au passage, la convergence avec le pétainisme (voir l'article : « Projet socialiste très gauche »).
Le problème est un problème politique de fond. Le jacobinisme politique nie la diversité interne. Même la pratique du PS est fondée sur l'hégémonie d'un courant majoritaire qui n'a rien à envier au bolchevisme. Il faudrait bien que quelqu'un dise un jour : « Je vous demande de vous arrêter. » Mais Mélenchon n'est pas Balladur. On peut contester la sincérité du discours révolutionnaire quand l'objectif n'est pas la révolution (à supposer que cela signifie encore quelque chose). Le défaut des accusations de la « gauche de gauche » est de risquer de défendre les acquis sociaux de ceux qui en ont au détriment des précaires. Le modèle français a une « préférence pour le chômage » et le nouveau phénomène politique de ces trente dernières années est l'émergence du Front national. On peut y voir une convergence dans l'exclusion, au nom, bien sûr, de l'intérêt collectif ou national. On a exclu les jeunes, les immigrés et le vieux du marché du travail, mais maintenant, on attaque le gras.
À ce propos, heureusement que l'affaire de l'exil fiscal de Depardieu fait diversion en soudant la gauche contre les riches, car la tension commençait à monter sur Florange. Depardieu est un acteur. Le scénario est bien ficelé. Tout le monde en rajoute. Nombreux rebondissement : Belgique, Ayrault, Torreton, Deneuve, Poutine, Russie, Sardou, Gad Elmaleh, Suisse... Joli casting. Qui a dit que les feuilletons français étaient nuls ? On aimerait presque que ce soit un coup monté. Le dessinateur Vidberg a eu la même idée sur son blog du monde. C'est presque trop beau. Ils ne sont pas aussi malins... Mais, je ne veux sous-estimer personne.
Avec tout ça, au fond, les gauchistes n'ont pas tout à fait tort, puisque Marx se trouve confirmé : « l'histoire se répète comme farce » ! Je dirais plutôt comme rituels qui reproduisent ce que Théodore Jouffroy disait du dogme :
« Quand un dogme touche à la fin de son règne, on voit naître d'abord une indifférence profonde pour la foi reçue. Cette indifférence n'est point le doute, on continue de croire. Pas même une disposition à douter, on ne s'est point encore avisé que le doute fût possible. Mais c'est le propre d'une croyance qui n'a plus de vie et qui ne subsiste que par la coutume. Dans les temps éloignés où le dogme prit naissance, on l'adopta parce qu'il parut vrai ; on croyait alors, et on savait pourquoi : la foi était vivante. Mais les enfants des premiers convertis commencèrent à admettre le dogme sans vérifier ses titres, c'est-à-dire à croire sans comprendre. Dès lors, la foi changea de base, et au lieu de reposer sur la conviction, s'assit sur l'autorité et tourna en habitude. Transmis ainsi de génération en génération sous des mots consacrés et toujours moins compris à mesure qu'il s'éloigne davantage de sa source, le moment vient où le dogme ne gouverne plus qu'en apparence, parce que tout sentiment de sa vérité est éteint dans les esprits. La foi n'est plus qu'une routine indifférente qu'on observe sans savoir pourquoi, et qui ne subsiste que parce qu'on n'y fait pas attention. » (Théodore JOUFFROY, Comment les dogmes finissent, 1823).
Jacques Bolo
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