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Références / Éducation - Décembre 2012

Bourdieu et l'inégalité des chances

À propos de « École, culture et société », entretien avec Pierre Bourdieu, réalisé par Claude Jean, professeur de SES au lycée Guist'hau de Nantes pour une émission de la radio scolaire de l'Ofrateme (futur CNDP) du 8 janvier 1974, inspiré de l'article « L'école conservatrice, les inégalités devant l'école et devant la culture », paru en 1966 dans la Revue française de sociologie

On connaît les positions du sociologue Pierre Bourdieu sur l'inégalité des chances. Une anomalie dans sa réception du côté des enseignants est qu'ils ne semblent pas comprendre que Bourdieu conteste l'idéologie de la promotion sociale par l'éducation et qu'ils ne retiennent que la critique de la reproduction et le faible taux d'enfants d'ouvriers dans les études supérieures. Bourdieu a cependant tort en ce qu'il néglige un peu facilement la promotion sociale acquise par les enseignants eux-mêmes au cours des Trente glorieuses, et même après. De 1945 à 2000, le nombre d'enseignants a été multiplié par deux au primaire, par sept au secondaire, par dix à l'université. Ce n'est pas négligeable.

Dans l'article en question, Bourdieu critiquait le cliché des « 6 % de fils d'ouvriers » qui masque un taux d'accès encore inférieur, puisque le nombre d'ouvriers est supérieur à celui des cadres. On parle aujourd'hui d'un taux semblable, mais il y a moins d'ouvriers (quoique la méthode de comptage ait changé). Mais le niveau s'est quand même amélioré. Il n'y avait qu'un peu plus de 10 % de bacheliers au début des années 70. Il y en a 65 % aujourd'hui (même s'il y a environ la moitié de bacs techniques ou professionnels). Un défaut du travail de Bourdieu est de relever de l'histoire. Ailleurs, j'ai eu l'occasion de définir l'histoire par son opposition à la philosophie, l'une empirique, l'autre théorique, avec les limites respectives qu'on reproche à ces deux approches. Je considère la sociologie comme la solution de cette opposition par une synthèse théorique fondée sur le réel empirique. Mais ici, Bourdieu généralise simplement une situation historique particulière. C'est souvent le défaut de certaines études actuelles qui se croient sociologiques, mais qui ne sont qu'historiques (l'histoire a toujours été empirique par définition).

Sur le fond, on peut surtout reprocher à la critique par Bourdieu de la « dominante psychopédagogique » du système scolaire de relever d'une « dominante sociologique » (ou « sociologisme ») qui explique la reproduction sociale uniquement par la mise en évidence des différences de taux de réussites selon l'origine sociale. Le premier défaut est de considérer que ces statistiques (d'ailleurs périmées) renvoient à une stratégie « de classe », qu'il considère comme plutôt inconsciente, selon le critère marxiste. Il me semble qu'il se fait des illusions sur ce point aussi. Je dirais qu'au moins la moitié des parents de la classe moyenne et la quasi-totalité de ceux des classes supérieures ont des stratégies conscientes pour favoriser leurs enfants. Ces stratégies sont individuelles et non « de classe. » Car ce qui caractérise les classes supérieures est une forte individualisation et une concurrence interne.

La seconde erreur, « psychopédagogique », est que la réussite des élèves est individuelle. S'il y avait une réussite liée à l'origine sociale, tous les enfants des classes supérieures réussiraient (et tous les pauvres échoueraient). On peut admettre que, socialement, les enfants de riches s'en sortent toujours plus ou moins avec des coups de pouce de leurs parents. Mais cela ne concerne pas la réussite scolaire. Les parents concernés aimeraient bien que ce soit le cas. À la rigueur, la réussite scolaire est simplement favorisée par l'absence de limitation des moyens qui permet de traîner plus longtemps ou de recevoir une aide. C'est cela qu'indiquent les statistiques.

Mais la réussite scolaire est autre chose. Négliger les différences scolaires individuelles a l'inconvénient de développer une idéologie du destin social qui contribue à le renforcer. Paradoxalement, on peut dire que Bourdieu a essentialisé socialement le système scolaire. Sa théorie a donné l'habitude de juger les élèves en fonction de leur origine au lieu de les juger uniquement en fonction de leurs résultats, comme le voulait l'idéologie professionnelle des enseignants. Outre que je considère que cette théorie n'est pas pertinente, Bourdieu aurait dû s'attendre à ce que certains l'utilisent au détriment des enfants des classes inférieures (comme la critique des quotas pour les minorités). C'est une erreur fondamentale de croire que cette connaissance sociologique ne peut pas être détournée de ses intentions. Tout le monde n'est pas désintéressé. Dans mon livre récent, j'ai parlé de la question du népotisme.

C'est ici qu'intervient la responsabilité particulière de la théorie de Bourdieu qui croit expliquer la reproduction sociale par le rôle du « capital culturel. » Au mieux, cette théorie est datée et concerne sans doute ce que Bourdieu a connu lui-même, d'où le fait qu'il utilise sans cesse son propre exemple de fils de paysan béarnais (peut-être même que cela concerne quasi-exclusivement son accent à l'oral). Cela peut relever de l'écart qui existait précisément quand la quasi-totalité de la population n'avait pas le niveau du lycée (1 % de bacheliers en 1900, 4 % dans les années trente, et moins de 50 % de certificats d'études dans les années 50). Je considère que la situation est totalement différente quand la quasi-totalité de la population a une éducation secondaire (même quand elle n'a pas le bac).

L'étude de Bourdieu me paraît intéressante pour montrer le jugement que portaient les professeurs sur les élèves dans cette période. Son enquête présentait les adjectifs utilisés dans les corrections, qui dévalorisaient les élèves issus des classes populaires : « servile, bas, sordide, plat, ridicule » (!), ou qui valorisaient l'aisance culturelle des enfants de la bourgeoisie : « brillant, distingué, raffiné ». On imagine que son interprétation traduit exactement le sentiment des instituteurs et professeurs devant les productions des élèves, à l'époque. Il mentionne que les classes populaires peuvent au mieux bénéficier d'un qualificatif de « sérieux » et note très justement le paradoxe que « parmi les reproches les plus infamants du système scolaire, il y a l'appréciation 'scolaire'. » Remarquons au passage que ceux qui disent que le niveau baisse aujourd'hui parlent donc de l'élite d'alors, pas de la majorité, qui savait rester à sa place, ou qui y était remise !

Un intérêt du travail de Bourdieu est de souligner le rôle de l'auto-élimination, du découragement ou de la limitation de l'ambition des élèves issus des classes populaires. Bourdieu note aussi, contre Mai 68, que « La révolte contre les examens est une révolte inconsciemment intéressée, dans la mesure où, en fait, l'élimination importante, c'est l'élimination sans examen. » Ceux qu'on appelle aujourd'hui les « décrocheurs » manifestaient un certain réalisme du fait du coût des études longues et prestigieuses ou du piston, ce que Bourdieu concède (« ils disent quelque chose qui est quand même vrai, c'est-à-dire : 'Mon fils n'a aucune chance' »). Mais le biais de cette théorie qui conteste la promotion par l'école au prétexte que les contraintes du capital culturel condamnent les élèves des classes populaires semble signifier qu'il faut attendre le socialisme pour tirer un bénéfice de sa scolarité. Le marxisme orthodoxe était dans l'air du temps dans les années soixante. C'est un peu daté. Il raisonnait en termes de tout ou rien. C'est encore le cas. Mais la promotion a eu lieu (jusqu'à une saturation actuelle qui relève d'une autre analyse).

Bourdieu concède une « bonne volonté culturelle de la petite bourgeoisie », en particulier chez les instituteurs qui compensent un faible capital culturel « en inculquant à leurs enfants une disposition très intense à faire fructifier ce capital. » On se dit cependant qu'ils ne sont pas payés normalement pour réserver cette disposition à leur seule progéniture. Bourdieu devrait remettre en question l'idée un peu trop structuraliste et abstraite de la « dissimulation de la reproduction sociale. » Tout n'est pas inconscient, comme on le voit. Il suffit d'en tenir compte dans l'analyse.

D'ailleurs, Bourdieu explique bien la transmission du capital culturel par la sélection soigneuse qu'apportent les parents des classes cultivées aux connaissances disponibles pour leurs enfants. Les exemples qu'il donne sont un peu naïfs. Sélectionner les émissions télé regardées (surtout quand il n'y avait qu'une chaîne), ou dire qu'un enfant profite en classe du fait que son père est allé au Canada (pour en avoir entendu parler), n'est normalement pas en concurrence avec la connaissance scolaire, surtout celle des années soixante qui était plus scolaire, justement. Bourdieu sous-estime vraiment les différences individuelles de compétence des élèves, surtout pour les études scientifiques, mais pas seulement. Il existe une certaine autonomie des programmes ou des dispositions personnelles.

Dans mon livre récent sur Finkielkraut, à propos de l'école, je mentionne une autre explication des difficultés des enfants des classes populaires, qui est généralement négligée. Dans ces milieux, l'école, en élevant le niveau des enfants au-dessus de celui des parents produit une crise d'autorité qui explique partiellement la délinquance, le désordre scolaire, et l'abandon des études par culpabilité chez certains élèves. C'était renforcé à l'époque par la notion de « ne pas trahir sa classe », pendant communiste au « savoir rester à sa place » des conservateurs. On peut considérer que ce phénomène explique mieux le manque d'ambition de l'élève, voire celui de ses parents à son égard. Mais l'idée de la réussite scolaire est suffisamment répandue en France, au moins depuis les années 70. On peut douter qu'un élève avec de bonnes notes n'ait pas été poussé à poursuivre des études. Ce fut le cas de Bourdieu lui-même quand les professeurs faisaient leur travail (avant son influence). Et normalement, ce serait même plutôt le contraire qui serait un problème, sur le principe « passe ton bac d'abord ! »

Si on peut accepter que Bourdieu décrit une certaine ambiance élitiste, il ne faut pas négliger non plus que la hausse du niveau a toujours été forte (quatre fois plus de bacheliers de 1900 aux années trente, puis encore trois fois plus jusqu'aux années soixante, et à nouveau cinq fois plus jusqu'à nos jours). On partait simplement de très bas, avec les rapports sociaux qui correspondaient à cette situation : une société avec 1 % de bacheliers n'est pas la même qu'avec 10 %, puis 60 %.

Si on fait le bilan, le travail de Bourdieu me semble une interprétation complètement artificielle des statistiques, et s'y ajoute une compréhension complètement biaisée par le public et les enseignants. Elle est toujours en vigueur. J'estime que les conséquences concrètes de l'analyse en termes d'origine sociale ont été néfastes pour les élèves, et j'ai bien l'impression que cette théorie a fait perdre à tout le monde un temps précieux.

Jacques Bolo

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