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Références - Octobre 2012

Richard Millet : Langue fantôme (2012)

Résumé

Outre ses obsessions identitaires, Richard Millet, dans Langue fantôme, confond l'idéalisation de la profondeur littéraire avec les mondanités décadentistes. Son style est la mise en forme de ces clichés éculés qui ratent systématiquement le début d'analyse que Millet pourrait produire si ses mots avaient un sens. C'est presque un cas d'école.

Richard Millet : Langue Fantôme, suivi de : Éloge littéraire d'Anders Breivik, ed. Pierre Guillaume de Roux, Paris, 2012, 120 p.

Puisque le mois dernier, j'ai commenté les dix-huit pages de l'Éloge littéraire d'Anders Breivik, autant amortir mon achat (on ne m'envoie pas les livres en service de presse) en jetant un coup d'oeil à Langue Fantôme.

Entre autres insignifiances, Richard Millet croit bon de déplorer qu'Umberto Eco ait allégé son roman Le Nom de la rose en enlevant les citations latines et autres coquetteries érudites. Eco les avait pourtant signalées comme telles (pour « faire médiéval ») dans la version initiale. Accordons que cette purge était inutile. Mais pas de quoi chier un pendule (de Foucault). Le livre d'Eco était davantage un événement éditorial que littéraire. L'ex-éditeur de Gallimard ne voit sans doute pas la différence. Trente millions d'exemplaires dans quarante langues doivent le faire rêver.

La littérature n'est plus ce qu'elle était depuis que tout le monde sait lire. Mais « l'enfer logorrhéique des réseaux sociaux » (p. 18) n'a pas attendu Internet. On se dit que le proustien Millet qui publie trois essais pour la rentrée littéraire, en faisant son buzz, sait de quoi il parle. Mais pas à propos d'Internet, dont le foisonnement le submerge au point d'oublier que la citation et les fragments décousus ne datent pas d'hier. Et l'Internet fournit aussi l'accès aux textes complets (sur Wikisource, etc.) ou simplement à des références innombrables d'un hypertexte infini, borgésien, pour le coup.

Millet nous refait le coup de la syntaxe qui fout le camp, et que c'est la faute à Mai 68. Mais, puisqu'on parle de citations et de name-dropping, il étale sa culture à la louche. On a droit à tous les poncifs décadentistes, au point qu'on se demande si Millet n'a pas fait le pari d'en placer le plus possible par page. Le culte de la vitesse l'a contaminé. Il est foutu. « Il est évident que nous vivons au milieu d'ordures » (p. 33). J'allais le dire. La hantise de Millet est moins la langue que le métissage. Il nous joue un air à la mode. J'ai parlé ailleurs du néo-maurrassisme. Mais, question syntaxe, sa phrase se fait plus lourdingue, si c'est possible, en parlant de la France comme Tiers monde. La débilité ne serait-elle pas due à l'endogamie ?

Il s'attaque ensuite aux écrivains cosmopolites, Le Clésio, ou Vargas Llosa dont il vomit le discours de réception du Nobel. Je l'ai relu à l'occasion. C'était un bel exposé très littéraire de sa biographie et du rôle de la littérature dans la compréhension progressive et personnelle du monde. Ce que décrivait Vargas Llosa était aussi la solitude littéraire de la subjectivité, que Millet évoque pourtant quand il dit : « Écrire, ce n'est ni échanger ni communiquer. C'est même tout le contraire » (p. 52). Mais c'était pour dénigrer le monde moderne. Bizarrement, Millet fait ici deux phrases courtes qui auraient pu (dû) être réunies.

Millet exaltera au contraire Claude Simon, dont le discours du Nobel était un exposé scolaire qui confond littérature et critique littéraire. C'est de la littérature de professeur. Il est d'ailleurs banal de penser que le nouveau roman est pour beaucoup dans la mort de la littérature ou du roman en France. Millet ne devrait pas tant parler de style. Un discours sur le style n'est un style que parce que n'importe quoi est un style. Mais ce style-ci est du n'importe quoi. Quand on parle de style, on pense naturellement aux aboiements de Céline sur le sujet. Quand c'est Millet qui jappe, on se dit que c'est le contenu qui importe. C'est le même.

On peut aussi comprendre cette admiration de Millet pour Simon, vassalité mondaine de rigueur, comme un curieux dévoilement. La phrase proustienne de Millet et le minable laïus critique de Simon sont des illustrations laborieuses d'un subjectivisme bergsonien qui ne manifeste aucune subjectivité personnelle. C'est précisément elle qu'exprimait Vargas Llosa dans son discours de Stockholm. Je suppose que la condamnation du racisme est pour beaucoup dans la détestation de Millet, qui lui masque cette évidence. Il reconnaîtra à Vargas Llosa un sens de la narration sans s'apercevoir que c'est de littérature qu'il parle (p. 64), mais se rabat encore sur un « style » qu'on suppose plus formel que vivant.

Fondamentalement, on pourrait presque adhérer au discours de Millet sur la littérature comme autisme qui nécessite d'entrer en soi-même. C'est immédiatement dégonflé par les médiocres clichés auquel il s'oppose : les prix littéraires, les mondanités, la salade médiatique, et sa lancinante obsession identitaire. Millet veut être un écrivain maudit, incompris, mais il est transparent de superficialité. La littérature existe d'ailleurs précisément parce que ces subjectivités absolues et irréductibles qu'il invoque finissent bien par en rencontrer d'autres. C'est toute la contradiction de l'antipositivisme bergsonien.

Ce que regrette Millet, c'est la hiérarchisation sociale que mettait en scène la littérature proustienne. Certains l'ont surjouée dans le nazisme en croyant la mériter de naissance. Outre l'illusion d'un âge d'or auquel la plupart de ceux qui le regrettent n'auraient évidemment pas participé, on constate que la hiérarchie des compétences n'a pas disparu. Millet a raison. Il ne fait pas partie de l'élite. Quand il prône la différence alors même qu'il conspue la pluralité des genres littéraires, ce qu'il regrette est l'académisme. Il appartient en fait au genre pleurnicheur. C'est aussi un style.

Le drame de Millet, outre d'être devenu un vieux con, comme il l'envisage lucidement (p. 87), est celui de la mauvaise littérature envahissante qui l'obsède. Le principe même de la littérature est la transmission d'un sentiment de partager quelque chose et de se croire meilleur. Cela ne signifie pas qu'on le soit, ni qu'on soit capable d'être un bon écrivain. Mais cette illusion bovaryste existe. Tous les enfants écrivent des poèmes. La hausse du niveau scolaire depuis le XIXe siècle a simplement généralisé le phénomène dans son application quantitative (200 livres publiés par jour en France, 70 000 par an !).

L'apologie angoissée de la littérature par Millet appartient à cette affectation mondaine qui aboutit d'ailleurs, dans le même livre, au supplément de L'éloge [prétendument] littéraire d'Anders Breivik, confondant « don gratuit » et « cadeau Bonux », où le fameux style révèle son véritable contenu fascisant ! Je conseille à Umberto Eco de se mettre au rap. Millet nous claquerait entre les doigts de rage (surtout si ça se vendait). Ce serait un attentat d'une perfection formelle toute breivikienne.

Jacques Bolo

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