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Économie / Internet - Avril 2012

Anonymat et Anonymous

Résumé

Les Anonymous prennent le pouvoir. On va encore crier au complot occulte. Mais quelle est donc cette absence de modèle économique ? Avance-t-il masqué ?

Le nouveau phénomène des Anonymous fait parler de lui à propos de l'affaire de l'arrestation du PDG de Megaupload par le FBI. Ils se mettent en scène dans une belle vidéo. Ils ont raison. Il n'y a que ça qui marche. Ils vont finir publicitaires... s'ils ne le sont déjà. Cette fois-ci, ils adressent plus particulièrement une proclamation à Christophe Barbier de l'Express, qui les a critiqués dans une chronique le lundi 23 janvier 2012 sur iTélé, et dans une « Lettre aux Anonymous » sur le site Internet de son journal.

Le « collectif » Anonymous a raison de dire que les accusations de Barbier consistent classiquement à considérer Internet comme un ramassis de pirates. Mais c'est bien un peu le cas. Le problème soulevé par Barbier concerne spécialement les producteurs de contenu, et spécialement d'information en ce qui le concerne.

Les Anonymous s'en défendent tout aussi classiquement au nom de la liberté de l'information, de création, du partage. Le discours reproduit le ton militant, et tout simplement la problématique, d'un anarcho-communisme « collectif » traduit dans le nouveau langage de l'Internet. On peut regretter que la gauche de la gauche ne modernise pas son discours dans tous les autres domaines. Parce que la mode est plutôt à la réindustrialisation, ces derniers temps. C'est précisément cela le problème. Le modèle économique de l'Internet concerne quasi exclusivement les géants industriels : fournisseurs de tuyaux, hébergeurs de contenus, fournisseurs de matériel. Comme dans le communisme traditionnel, ceux qui travaillent pour ces majors n'ont généralement pas de problèmes. Ils se partagent même les stock-options dans les meilleurs des cas.

Ce sont les producteurs de contenus qui sont les sous-prolétaires (ou menacés de l'être) que les autres « prolétaires » des industries traditionnelles traitent de bobos. C'est la crise. Tout le monde serre les fesses. Christophe Barbier, pour une fois, devient délégué syndical, rôle devenu un peu rétro. L'inquiétude de la presse correspond au fait que le modèle actuel est celui de l'information gratuite et du bénévolat dans les blogs. Il faut s'attendre à une hécatombe prochaine dans la presse papier traditionnelle. On voit venir les concentrations. Barbier a-t-il connaissance de chiffres annonciateurs du désastre ou veut-il simplement se mettre en avant (avec la complicité des Anonymous) pour être recruté par le plus offrant ?

La solution des Anonymous est celle de la gratuité. Ils disent que les internautes veulent bien payer les artistes, mais ce n'est pas vrai. Depuis les partagiciels, dans les années 70, en France en tout cas, le taux de paiement n'est pas vraiment encourageant. Et de toute façon, un modèle économique ne peut pas se contenter de faire payer ceux qui le veulent bien. Les Anonymous qui travaillent devraient proposer ce modèle économique à leurs clients ou aux contribuables pour ceux qui sont fonctionnaires.

Cette question du modèle économique est traditionnellement soulevée à propos de l'indépendance de la presse. Il suffirait de payer plus pour se passer de la pub. Mais ça ne marche pas comme ça. Le phénomène est déjà documenté depuis 1914 :

« Et je veux bien que ce soit la faute des journaux ; mais c'est avant tout la faute du public. Si jamais le bon public, l'excellent public, qui se gausse de ces servitudes, s'avise de vouloir lire un journal complètement indépendant qui n'ait besoin ni du pouvoir, ni de ses agents, ni du commerce, ni de ses représentants, il l'aura. Il lui suffira de payer ce qu'on lui vend, au prix de revient. S'il y avait en France dix mille personnes résolues à sacrifier chaque matin quatre ou cinq sous pour le seul plaisir de lire un journal qui ne soit le prisonnier ni de ses subventions, ni de sa publicité, ni de ses actionnaires, ce journal paraîtrait demain. Mais n'y comptons pas trop.
« Il y avait une fois, voici quelques années, un journal qui avait tiré à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires et soulevé un tumulte inouï parmi les passions françaises. Cependant, dans la paix publique rétablie, ce journal voyait se calmer le zèle de ses lecteurs. Il fit un plébiscite pour demander à ses derniers fidèles s'ils seraient disposés à payer dorénavant deux sous leur journal, pour lui permettre de vivre et de rester fidèle à sa politique. Vingt mille lecteurs enthousiastes répondirent :
« - Deux sous, trois sous, cinq sous, si vous voulez.
« On les crut. Moins d'un an après, le journal ne tirait même plus à six mille. Car personne ne se croit assez riche pour payer deux sous à ses partisans ce qu'il peut avoir pour cinq centimes [= un sou] chez l'adversaire. » (Robert de Jouvenel, La République des camarades).

Un « modèle économique » tient compte de tous les paramètres réels. On dépend toujours de celui qui paye. Si ce sont les publicitaires, on dépend d'eux. Si ce sont les lecteurs, on dépend d'eux aussi. Et on est alors obligé de leur donner ce qu'ils veulent. La publication devient l'organe d'un parti. On voit ce phénomène se produire actuellement pour Médiapart qui a choisi de se passer de publicité et devient de plus en plus l'organe des partisans de Mélenchon qui l'ont envahi. C'est la vieille technique du noyautage trotskiste. La véritable solution économique, c'est de varier les soutiens pour jouer des uns contre les autres. C'est la séparation des pouvoirs. On pourrait parler de dialectique... Une autre solution est le gratuit associatif sans pub, bénévole. On ne dépend de personne. Mais ce n'est pas un modèle économique. Sauf si on a des subventions. On dépend alors des politiques qui les accordent (à leurs copains).

Bref, on s'en était aperçus, ce n'est pas encore le socialisme. On comprend qu'on veuille rester anonyme quand on dit des bêtises pareilles. Bon je charrie un peu. C'est vrai que les systèmes proposés actuellement ne sont pas idéaux (tu m'étonnes !), que les parlementaires feraient mieux de mettre en place une législation cohérente (il faudrait surtout qu'ils commencent à se former à Internet). Mais c'est un peu général. Je ne sais pas si les Anonymous ont remarqué que le monde n'était pas parfait. Ils doivent être très jeunes. Ou bien c'est un canular marketing pour nous vendre des « solutions » ? Spam ! Spam ! Spam !

Dans un autre article, j'avais remarqué que les députés étaient étrangement bienveillants avec le piratage informatique, dans la mesure où la fameuse loi Hadopi n'est pas vraiment appliquée. En 2006, j'écrivais que :

« Le vide juridique est surtout dû au retard des parlementaires à s'occuper de ces questions et de leur indulgence relative : les pirates sont souvent des fils de bonne famille bien équipés en informatique ou en connexion haut débit. Il s'agit ici d'un laxisme des plus étonnants en ces temps de tolérance zéro. » (« Droits d'auteur litigieux »)

On a même eu droit à une manifestation d'Anonymous le 28 janvier 2012, à Paris. On sait pourtant qu'un décret a été promulgué le 19 juin 2009 contre les manifestants masqués (le « décret anti-cagoules »), puni d'une amende de 1 500 €. On se dit que ces Anonymous ne doivent pas être très dangereux. Ou qu'ils sont complètement infiltrés. D'ailleurs, il semble qu'il y ait eu aussi une manifestation d'agents secrets récemment ! Ce sont peut-être les mêmes ?

Bref, on n'est pas dans une dictature et tout ça est un peu ridicule. On voit ce qui se passe en Syrie quand le pouvoir ne se laisse pas renverser comme en Tunisie et que les révoltés ne reçoivent pas d'aide extérieure comme en Libye. Dans une démocratie, on n'a pas besoin d'être anonyme. Mais il faut quand même faire attention. C'est justement pour cela qu'il faut se professionnaliser. C'est ce que les Anonymous n'ont pas compris. Internet a pourtant popularisé la notion de « modèle économique ». En fait, tout ça n'est probablement qu'une conséquence de l'anglicisation généralisée. Les Anonymous auront confondu « libre » et « gratuit ». Mais "There is nothing like a free meal". Il y a toujours quelqu'un qui paye. Actuellement, ce sont les Syriens.

Je ne suis pas anonyme.
Je suis tout seul.
Je ne pardonne pas non plus.
Je n'oublie rien.
Craignez-moi !
Bouh !

Jacques Bolo

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