« Acheter FN »
Comme politique industrielle, les politiciens de tous bords nous refont le coup du « achetez français », du Parti communiste de la fin des années 70. Alain Soral, qui a connu cette époque aux premières loges, dans le Parti, avant de servir d'idéologue au FN, nous rappelle que le discours de Georges Marchais de Montigny-lès-Cormeilles, le 20 février 1981, voulait aussi limiter l'immigration. Cela se passait d'ailleurs juste après l'attaque au bulldozer d'un foyer d'immigrés par le maire communiste de Vitry, Paul Mercieca, le 24 décembre 1980 (joyeux Noël !). Comme le discours de Marchais n'était certainement pas le fruit d'une improvisation, on peut considérer que tout le think tank (on n'employait pas ce mot à l'époque) communiste et syndical avait longtemps planché dessus. On voit aujourd'hui les conséquences de cette doctrine. Après un passage au Front national, Soral considère toujours ces analyses comme correctes, et son apologie de cette ligne communiste est même reprise sur des sites racistes identitaires. C'est la droite-Zemmour et Zemmourette.
Sur ce point, j'avais d'ailleurs envisagé que l'élection de François Mitterrand et de l'Union de la gauche en 1981, de justesse, avec l'aide de Chirac quand même, avait profité de cette démagogie populiste. L'extrême droite était électoralement inexistante à l'époque. Contrairement à ce que croit la gauche, toujours rousseauiste, les pauvres ne sont pas tous communistes sans le savoir. Il y a toujours eu des pauvres de droite et d'extrême droite. Et pour tout dire, comme les classes populaires sont majoritaires, si les idées de gauche étaient justes, la gauche serait toujours au pouvoir (si on excepte le fait que les magouilles et les découpages électoraux, ou l'abstention, la désavantagent aussi). J'ai d'ailleurs montré aussi que la gauche avait toujours été très minoritaire en France (40/60), sauf dans la décennie 1980, où elle était, en gros, simplement à égalité avec la droite. Et elle a profité de la présence de l'extrême droite en 1988 pour se maintenir au pouvoir et faire illusion. On est loin de toute façon de l'énorme majorité des catégories supposées populaires.
La stratégie économique nationaliste a un fondement historique qui explique le discours d'extrême droite actuel. On peut interpréter la situation coloniale comme ayant été un moyen de promotion par la scolarisation, au bénéfice des fameuses « classes populaires », qui trouvaient des débouchés dans la coloniale (armée, administration, école, équipement, commerce...). D'où les « bienfaits » de la colonisation. Car « charité (chrétienne) bien ordonnée commence par soi-même... et finit comme elle a commencé »). Emmanuel Todd, dans Après la démocratie, semble même insister sur le caractère racial de cette hiérarchie sociale, et semble la justifier comme favorable à la constitution de l'esprit national, racial donc (völkisch, en allemand des années 30). Ce qui explique sans doute son choix des politiques protectionnistes comme plus « naturelles » que le libre échange, toujours un peu douteux par son cosmopolitisme. On sait Todd obsédé par le déterminisme familial des idées politiques. C'est encore plus biologique qu'on le pensait.
Bulle financière
La condamnation du libéralisme propose de mettre au pas les banquiers et les patrons trop payés. Mais quand on parle de mieux répartir les salaires, il est plutôt question d'une relance de la consommation. C'est encore une politique financière qui vise à appuyer la demande, comme aux États-Unis, et non une politique industrielle. Un blog récent vient de signaler très justement que cette politique était celle de ces dernières années qui a conduit où nous en sommes actuellement.
Traditionnellement, l'économie des politiques consiste à déshabiller Pierre pour habiller Paul. Dans le meilleur des cas, il s'agit d'une politique sociale pour une meilleure répartition. Mais la difficulté est qu'on veut toujours répartir les salaires à la hausse. Une répartition devrait signifier forcément que certains auront moins. Prétendre le contraire sent la mystification. J'ai déjà parlé de Copé qui propose la solution du « travail partiel » au lieu du « chômage partiel », tout en incriminant les trente-cinq heures. Ça, c'est de la « politique », pas de l'économie. À gauche, l'erreur de l'opération des 35 h avait été de parler de « réduction du temps de travail » au lieu de « partage du travail », et de la faire sans partage des salaires. On s'aperçoit des conséquences.
Ce qui est inquiétant est que cette politique économique est précisément la cause de la crise actuelle. Ce qui se passe actuellement, en Grèce en particulier, est le résultat d'une politique de relance par des politiciens qui arrosent leurs clientèles locales, avec la bonne intention de fournir des emplois à leurs administrés. L'endettement qui en résulte est en général improductif, c'est la « politique des ronds-points », quand il ne s'agit pas simplement de corruption. On peut toujours justifier ces « investissements » par l'intérêt général. Mais c'est bien une entreprise privée, ou une personne privée, qui en sont les bénéficiaires. Si cette dépense est improductive, sous-utilisée ou absurde, autant distribuer des allocations sans gaspiller de ressources énergétiques et matérielles correspondantes, en faisant semblant de travailler. On ne peut pas parler de politique industrielle sans tenir compte de la productivité des investissements.
Une conséquence de ces allocations réelles ou détournées en faux emplois aidés augmente les charges et les impôts, et a des effets inflationnistes pour ceux qui n'en profitent pas. C'est le cas des prêts aidés pour l'acquisition de logements qui permettent aux propriétaires d'augmenter leurs prix. Un autre exemple est celui de la crise des Antilles de 2009. Les salaires surévalués des fonctionnaires et la situation de monopole des commerçants insulaires font forcément monter les prix. On propose une hausse des salaires jusqu'à la prochaine fois. J'ai déjà eu l'occasion de dire que n'importe quel département métropolitain serait dans la même situation si on l'isolait par un « octroi de terre ». C'est précisément ce qu'on propose en parlant de protectionnisme.
Relocalisations
La solution industrielle envisagée est au mieux une relocalisation ou une réindustrialisation. Mais il faut savoir que la mise en place d'une politique industrielle prend plusieurs années, voire plusieurs décennies. Une anecdote amusante a été fournie par le chroniqueur Philippe Meyer, sur France culture. Quand les télés privées sont arrivées, elles ont eu des obligations de produire français. Comme les programmes n'existaient pas, on a eu droit à de fausses séries télé (« Voisins, voisines », « Hélène et les garçons »), où il ne se passait strictement rien. On sait que la production cinématographique française est protégée par des quotas et des aides. Mais il faut une certaine continuité pour avoir une production nationale qui remporte un succès international comme The Artist. Un problème est d'ailleurs que ce film a été tourné aux États-Unis avec un casting américain, et qu'il est muet, et à la gloire du cinéma américain. Ce qui tombe bien, puisqu'on sait que les Américains ne supportent pas les films en version originale et que le discours anti-français règne en ce moment aux USA.
Une politique industrielle exige aussi de trouver des employés pour ces métiers. Une formation de la main-d'oeuvre n'est pas forcément nécessaire pour les qualifications inférieures interchangeables, mais les professeurs français sont toujours aussi opposés à une école orientée vers la formation professionnelle. J'ai plutôt l'impression qu'une des raisons de la délocalisation est plutôt l'absence d'intérêt pour les métiers manuels de la part de ceux qui idéalisent le prolétariat et la lutte des classes. Va-t-on devoir relancer l'immigration ? J'ai justement rappelé que l'immigration avait permis de différer les délocalisations par une importation de main-d'oeuvre bon marché, et offert aux métropolitains la possibilité de grimper dans la hiérarchie aux postes d'encadrement ou dans les métiers de service plus qualifiés. Ce qu'on propose est donc une prolétarisation, tout en prétendant relancer l'ascenseur social !
Tous ces discours pseudo-industriels montrent bien qu'on ne comprend pas le problème. La question n'est pas celle des délocalisations, ni même celle du coût dérisoire de la main d'oeuvre chinoise. Les rares délocalisations ont lieu parce que les pays émergents se développent actuellement. Une des raisons est d'ailleurs leur abandon de l'isolationnisme socialiste et de l'économie planifiée ! Ce qui se passe est d'abord une généralisation de l'industrialisation et un rattrapage. La véritable situation économique correspond à la fin des marchés captifs du colonialisme qui bénéficiait excessivement aux métropoles grâce à la dégradation des termes de l'échange. Ceux qui en profitaient ne comprennent pas que le bon vieux temps est terminé. La concurrence des pays émergents fait monter les prix des matières premières. Un protectionnisme, même européen, n'y changerait rien, puisque les pays émergents ne sont plus sous notre contrôle, et c'est sur le marché mondial que leurs produits concurrencent réellement ceux de pays développés où nos partenaires européens sont nos concurrents, les Allemands pour le haut de gamme, et les pays du sud de l'Europe pour le bas de gamme. Et on propose comme solution de dévaluer la monnaie de ces derniers !
Mais la véritable erreur « industrielle » est l'ignorance quasi totale du rôle de la productivité. Il n'y a pas de désindustrialisation quand la productivité augmente. Il y a simplement moins d'emplois industriels. Dans un passé encore récent, on considérait la tertiarisation comme normale et comme une preuve de l'augmentation du niveau de vie. J'ai déjà parlé des statistiques fournies par Jean Fourastié en ce qui concerne la productivité agricole. C'est la croissance des rendements agricoles qui a permis de libérer la population rurale pour d'autres activités. Depuis le 18e siècle, on est passé de 11 millions d'agriculteurs sur 14 millions d'actifs à moins d'un million, pour une population française qui a plus que triplé de 19 à 65 millions. Et l'agriculture française exporte aujourd'hui au lieu de subir disettes et famines régulières (tous les cinq à douze ans !). On ne peut pas parler de désagriculturation.
Il en est de même dans le secteur industriel. En moyenne, un ouvrier fabriquait moins d'une automobile par an en 1900, il en fabriquait 20 dans les années 1970 et 40 à 80, selon les usines, en 2010 (mais il faut sans doute tenir compte de la sous-traitance). En un siècle, la production automobile mondiale a explosé. Il n'y a pas de désindustrialisation, mais une augmentation de la productivité. Sans cette augmentation, il n'y aurait que des voitures de luxe, mais pas les grandes concentrations ouvrières auxquelles on se réfère avec nostalgie et qu'on croit éternelles, à tort. Elles sont datées avec un début et une fin. Le marché des pays occidentaux s'est développé dans les deux premiers tiers du 20e siècle, mais c'est aujourd'hui un marché de renouvellement. Le marché en expansion est actuellement celui des pays émergents qui n'ont pas encore le même pouvoir d'achat. Il faut donc produire sur place avec des prix locaux abordables.
La véritable politique industrielle consisterait à trouver des productions nouvelles pour profiter de la demande croissante, de plus en plus solvable, dans les pays émergents. On parle de nationaliser les banques pour donner à l'État une capacité d'investissement. On peut toujours parler de redonner son rôle à la politique. Dans les années 70-80, on faisait référence au MITI, ministère de l'Industrie japonais. Mais on peut remarquer que ce sont les pays émergents qui ont eu une politique industrielle. Et ça fait un moment que ça dure. On répète depuis trente ans que l'Europe aura la conception et les produits à forte valeur ajoutée, et que les pays émergents se contenteront de l'exécution. Mais ce sont ces nouveaux pays industriels qui ont fait les investissements. Ce ne sont pas les politiciens français qui proposent les innovations industrielles qui nous viennent d'ailleurs.
Populisme fasciste
On comprend que la question « politique » se pose. La question politique est une question « sociale ». Concrètement, dans les pays riches, ceux qui ne sont pas capables de s'adapter risquent de se retrouver au niveau des classes moyennes ou des pauvres des pays de l'ancien Tiers-monde. L'avantage est que les produits à bas prix sont disponibles. L'inconvénient est que ces déclassés s'aperçoivent que leur statut n'est pas garanti par « nature ». C'est la véritable raison de la rancoeur des classes moyennes prolétarisées envers les bobos mondialisés (qui réussissent ou essaient de s'adapter) et les immigrés plus mobiles (j'ai eu l'occasion de dire qu'ils correspondaient plutôt aux Français qui partent aux États-Unis). Le ressentiment actuel est le phénomène classique de la petite noblesse qui se raccroche à ses prérogatives contre les roturiers (en en accusant les autres d'ailleurs, comme je l'ai montré avec ma critique du livre éponyme de Max Scheler). le problème est que ce discours se pare de républicanisme, voire de socialisme, pour défendre des privilèges ! C'est ma définition du fascisme (comme discours réactionnaire sur un cadre moderniste).
Comme au début du 20e siècle, certains intellectuels croient défendre le peuple en refusant de se confronter à la mondialisation. Il n'est pas question de politique industrielle. À l'extrême droite, Soral fournit des analyses percutantes aux néo-fascistes qui idéalisent un ancien statut totalement fantasmé. Todd assène depuis trente ans son ultra-déterminisme démographique et régresse au biologisme. Le discours gauchiste maintient sa tradition de surenchère révolutionnaire contre les sociaux-traîtres. La déconnexion et l'indigence des politiciens dominants, de gauche et de droite, les rendent idéologiquement dépendants de leurs extrêmes (sur le modèle des Tea parties aux USA), et ils se contentent de gérer les affaires courantes en pensant à leur réélection. Les journalistes préfèrent fréquenter les people ou jouent les conseillers en communication des hommes politiques au lieu de faire le travail de médiation. Les élites universitaires ont eu tendance à s'enfermer dans le « jugement des pairs » perdant l'habitude de diffuser leurs connaissances (on assiste cependant à un changement, car ils se mettent - un peu tard - à Internet).
Juste trente ans de perdus. Ce sera dur à rattraper.
Jacques Bolo
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