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Références / Médias - Décembre 2011

Christian Salmon, Storytelling (2007)

Résumé

Ce livre a diffusé en France la notion américaine de storytelling, qui prône une forme narrative pour le marketing commercial ou politique. Ce n'est pas aussi nouveau que le dit Salmon. Et sa compilation sur ce thème traite plutôt le fait de mettre ce mot de « storytelling » à toutes les sauces, phénomène habituel avec un terme à la mode. Cette approche verbale est le biais traditionnel des études littéraires, assez peu rigoureuses, même si on découvre des idées nouvelles au passage.

Christian Salmon, Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, ed. La Découverte, Paris, 2007-2008, 252 p., ISBN 9782707156518.


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Storytelling de Christian Salmon est sans doute le premier livre de la génération Internet, qui construit son discours sur une compilation de citations de livres et d'articles de presse (souvent deux ou trois par page et plus de quatre cents notes en tout). Il ne manque que les liens hypertextes directs de la version sur liseuse. Salmon présente le « storytelling » comme la nouveauté du marketing, commercial ou politique, consistant à raconter des histoires pour séduire les consommateurs ou les électeurs. On connaît pourtant de nombreux précédents célèbres, comme celui de Nixon racontant, le 23 septembre 1952, l'histoire du petit chien, Checkers, qu'on lui avait offert, pour démentir des accusations de corruption.

Il faudrait plutôt parler d'une théorisation en terme de storytelling de la part des professionnels influencés par le discours des études littéraires et de la French Theory. La mode de cette approche consiste un peu à voir du storytelling partout. L'idée de formatage des esprits, opposant notre part d'enfance à l'intellect rationnel (p .6), n'a rien que de très classique de la part de créatifs de la pub. Mais ce que Salmon nous montre est plutôt l'épuisement des stratégies des grandes marques américaines, et une tentative de réponse de la part des professionnels du marketing (p. 47). Il note que la perte de fidélité envers les marques, le no logo, correspondent d'ailleurs à la standardisation et à une production de masse délocalisée qui ne trompe plus les consommateurs. On peut comprendre que les scandales de l'exploitation du travail des enfants, qu'il mentionne, n'enchantent guère l'image des marques qui en sont responsables. C'est pourtant toujours une question d'image pour des marques dont l'auteur prétend qu'elles sont en déclin.

Salmon présente des cas d'école qui consistent à raconter l'histoire d'une entreprise ou leur « vision du monde ». Mais cela se résume bien, finalement, à un slogan ou à la recherche de « distinction sociale » de la part du client, comme pour la mère de famille, vivant dans un mobil-home, qui ne veut pas acheter les jeans de ses enfants chez Wal-Mart car c'est : « pour ceux qui touchent les allocations » (p. 35). Il n'est pas très convaincant de dire « quel moment de vérité ! Elle voulait une marque qui la respecte », comme le fait un auteur qu'il cite. Salmon reprend un peu trop systématiquement l'idée de storytelling qui paraît offrir un nouveau discours aux publicitaires pour se vendre eux-mêmes. Il est plus intéressant de noter que les musulmans ont continué à plébisciter les marques américaines après le 11 septembre 2001 parce qu'elles sont perçues comme mondiales plutôt qu'américaines, contrairement au Royaume-Uni ou à la Chine (p. 43). Mais pourquoi parler de « récit » et ne pas constater le démenti de l'infidélité envers les marques.

Storytelling ?

Le storytelling de patrons comme Steve Jobs (p. 45) - outre une inexactitude technique, car c'est l'ordinateur Apple I qui a été créé dans le garage et non le Macintosh - remplace simplement le terme « success-story » qui a une longue histoire dans les cours de management ! Dans le cas de Bill Gates, son succès est davantage celui du monopole de Microsoft que celui de ses histoires personnelles. Salmon considère aussi que le mode de gestion du personnel qui favorise l'écoute des salariés contre le « silence organisationnel » (pp. 47-52) s'apparente au storytelling. Il semble même considérer que les wistleblowers (donneurs d'alerte) sont la nouvelle norme, ce qui paraît très irréaliste. Salmon idéalise le « tournant narratif du management » qui vise à « contrôler la mise en récit » (p. 56). On craint le pire. Mais si cela consiste à donner un exemple concret, contre la mauvaise habitude d'accumuler les directives formelles, on peut plutôt considérer que c'est une bonne technique de communication.

Avec 20 millions d'occurrences pour storytelling sur Google en 2007, Salmon met donc surtout le doigt sur la dernière mode managériale. Il souligne très justement que ces modes se succèdent à un rythme de plus en plus rapide (p. 69). Et il rapporte l'analyse des méthodes managériales par une de ses nombreuses références, qui croit découvrir un principe de manipulation émotionnelle par la force de conviction de paraboles. C'est pourtant le rôle traditionnel de la fiction (contes, films, romans, pièces de théâtre) qui justifie effectivement l'utilisation des analyses littéraires. Il devrait mentionner aussi le rôle de Dilbert ou de Caméra café pour décrire la vie d'entreprise, au lieu d'évoquer les griots africains (p. 65) en reprenant toujours les discours des gourous du management.

Salmon raconte lui aussi des histoires, comme celles des Indiens qui s'identifient au mode de vie américain pour travailler la nuit pour les call-centers. Il prétend y voir une illustration de la « fictionnalisation des relations de travail », pour décrire les rôles professionnels. Ce qui s'apparente assez à l'analyse peu convaincante du rôle de garçon de café chez Sartre. Il évoque un « capitalisme émotionnel » (p. 85), mais semble proposer lui aussi un jeu allusif qui mêle néo-gauchisme et théorie littéraire dans la lignée de la French Theory.

Son chapitre sur « les entreprises mutantes du nouvel âge du capitalisme », à partir d'une étude de changement organisation chez Renault, présente trop brièvement des méthodes automatisées de traitement de traitement du recueil d'expérience. On perçoit une filiation avec le travail de l'OST (organisation scientifique du travail) du taylorisme, rénové pour le personnel qualifié des entreprises modernes. Mais Salmon met aussitôt en regard cette formalisation organisationnelle avec le storytelling/success-story d'entreprises branchées, mais surtout avec des escroqueries comme celle d'Enron. Mettre tout le monde dans le même sac paraît une facilité verbale. Avant sa faillite retentissante, Enron construisit une bourse de l'énergie en disant « oublions les pipelines et les canalisations sous terre » (p. 106) et tenait sa comptabilité (et non seulement son cours de bourse) selon la valeur future du gaz ! On ne peut pas dire que les promesses des escrocs sont une nouveauté managériale. Mais au moins, on ne peut pas contester ici qu'il s'agit bien de storytelling !

Propagande

Le storytelling politique consiste assez banalement à jouer sur l'émotion. Salmon expose longuement le clip où George W. Bush console la fille d'une victime du 11 septembre 2001. Malgré quelques doutes (p. 117), il semble encore gober la glose des spin doctors en oubliant que les promesses de baisses d'impôt peuvent plutôt être considérées comme un « choix rationnel » (selon la terminologie économique). Salmon mentionne d'ailleurs le professeur Peter Brook qui notait « l'usage tout à fait hors de propos que l'on faisait de la notion de récit » (p. 120). Les histoires à la source du succès des hommes politiques peuvent bien être appelées « storytelling », après avoir été appelées « mythes », « mythologies », « images d'Épinal » ou « lieux de mémoire ».

Salmon exagère le tournant des années 1990-2000 en distinguant le stock de mythes traditionnels d'avec les créations systématiques modernes. Contre la démocratie directe fondée sur la démagogie, les dispositifs institutionnels américains traditionnels (p. 123) concernaient sans doute davantage le président que les politiciens locaux. Forcément, le président était moins omniprésent avant la société de communication. Le changement concerne plutôt la fin du local que la nouveauté du storytelling. Au mieux, les communicants ont systématiquement appliqué à la lettre le fait que les politiciens « racontent des histoires ». Quelle est la nouveauté de « considérer la vie politique comme une narration trompeuse ayant pour fonction de substituer à l'assemblée délibérative des citoyens une audience captive » (p. 129). Il s'agit plutôt simplement du passage de discours de préaux d'école à ceux à la télévision (je renvoie à mon commentaire du livre de Robert de Jouvenel, La République des camarades, pour les relations entre les quatre pouvoirs au début du XXe siècle).

Salmon décrit le tournant pris par le gouvernement américain pour le contrôle des médias à partir du contrôle de l'« agenda », remplaçant la « ligne du jour » par « l'histoire du jour » à partir des années 1990 (p. 134). Comme beaucoup de travaux intellectuels, il se polarise sur la forme au lieu d'analyser la question du contrôle, et du fonctionnement des contre-pouvoirs destinés à l'équilibrer. Il se livre à une analyse du système politique à travers celle des types de discours en la réduisant à de la désinformation. Mais c'est l'idéalisation du système représentatif antérieur qui appartient proprement au domaine de la fiction !

Salmon voit aussi dans les jeux de simulation guerriers informatique une victoire du storytelling. Que la guerre fasse, par ailleurs, l'objet d'une propagande, n'est pas douteux. Mais les jeux de simulation ont toujours existé dans les écoles de guerre. Les jeunes garçons jouaient avec des soldats de plomb et les jeunes filles à la poupée. On peut appeler ça du storytelling. Mais il existe aussi des simulateurs pour apprendre à piloter des avions de ligne, et cela ne relève pas d'un storytelling concernant l'aviation : les problèmes effectivement constatés à leur propos relèvent de la nécessité d'une modélisation correcte. Il est donc parfaitement logique que les simulations militaires actuelles entraînent aux nouveaux objectifs du combat de rue (p. 146). L'histoire militaire est pleine d'échecs dus à l'impréparation aux nouvelles formes d'engagement. Si on veut traiter d'idéologie, il serait plus pertinent d'analyser les films de guerre. Mais ces fictions et leur rôle idéologique ne sont pas non plus des nouveautés. Salmon se fait des illusions (« se raconte des histoires ») s'il croit qu'elles ne sont pas représentatives de l'idéologie dominante, puisqu'il était question de représentativité démocratique. Ce sont des créations travaillées, mais c'est bien l'adhésion du public qui en fait le succès.

Ce point de l'ancienneté des simulations guerrières est reconnu par une des références de Salmon (p. 153), qui situe cette remarque dans la question du réalisme, et de la croyance qui dépendrait de « la bonne histoire ». Ce n'est pas exact. Ce qui caractérise les représentations est le niveau d'abstraction, qui définit la qualité de la modélisation concrète d'un problème. C'est ce qui fait la différence entre le jeu d'échec (mentionné par Silberman de Wired Magazine) et un jeu de stratégie traditionnel ou moderne. Ce dont il traite est simplement la question du réalisme des nouveaux jeux vidéo, qui viennent de loin depuis Pacman et Space Invaders. La capacité à croire est plutôt une caractéristique de l'esprit humain, qui est plutôt indulgent en matière de crédibilité des fictions. Ce sont d'ailleurs des fictions qui semblent inspirer Salmon qui nous cite tout le box office (Die Hard, Les trois jour du Condor, Independance Day, La tour infernale, Armagedon, Catcher in the Rye, Minority Report, Starship Troopers, p. 161-162). Storytelling ou Name dropping ? Tout le monde a des fictions dans la tête. Il n'y a pas que le juge de la Cour suprême qui se fonde sur une série télé pour justifier la torture (p. 169).

Salmon cite le cas célèbre de Ron Suskind révélant ce que lui a dit un conseiller de Bush qui récusait l'analyse en revendiquant la création de la réalité. Ce n'est pas non plus une idée nouvelle (tout politicien au pouvoir dit qu'il travaille pendant que l'opposition ne fait que critiquer). Mais cela nous conduit à penser que cette idée de storytelling est issue de la nouvelle mode constructiviste qui règne dans les humanités post-modernes. Le principe en est la négation de la réalité, sur le mode Enron. Certes la réalité est construite, mais c'est ça la réalité. Ce n'est pas une histoire, c'est l'Histoire tout court. Le storytelling est une sorte de « lapsus des intellectuels » (pour emprunter le titre d'un livre de Lourau) qui avouent se raconter des histoires à eux-mêmes. Et si le même Suskind déplore la fin du journalisme d'investigation, il devrait venir en France et ailleurs dans le monde, pour voir ce que ça donne.

Salmon finit d'ailleurs par nous donner (p. 175-176) l'origine historique de ce qu'il avait présenté comme une nouveauté. Les travaux de Bernays, Propaganda (1928), Tchakhotine, Le viol des foules par la propagande politique (1939), sont assez connus. Ce flash-back est un mode de narration à la mode. Au passage, Salmon signale très justement que l'infotainment correspond précisément au souhait de Walter Benjamin : « L'art du narrateur tient à ce que l'histoire qu'il nous rapporte se passe d'explication ». Les anti-lumières favorables à l'émotion étaient donc passées auparavant par la Mitteleuropa.

On comprend à la fin où Salmon voulait en venir : les mensonges de l'administration Bush, de la chaîne de télé Fox News, de faux journalistes manipulant les données scientifiques non conformes à l'idéologie des politiciens. Ce que Salmon accepte d'appeler avec eux : « créer sa propre réalité » (p. 186), sur le monde constructiviste. À propos de la mise en scène du président George W. Bush sur fond de statue de la Liberté, Salmon prétend que « l'image s'inscrit dans le temps pour devenir une story » (p. 189). Ouais ! Les critiques de l'image me feront toujours rire. Il n'y a pas que la propagande publicitaire qui joue sur l'émotion (ou sur la confusion) plutôt que sur le rationnel.

L'analyse finale de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy sur les discours d'Henri Guaino dans chaque région montre bien qu'ils relèvent des discours de préaux et des commentaires régionalistes de journalistes du Tour de France. Ce n'est pas la peine de recherche l'influence de l'Amérique malgré la présence de bureaux locaux d'agences publicitaires américaines (la mode du storytelling leur a surtout permis de se caser eux-mêmes). C'est le biais traditionnel d'un diffusionnisme excessif de négliger la création locale. Les agences françaises sont d'ailleurs mondiales elles aussi, et la French Theory est passée par là. Le principe général serait plutôt que les mêmes causes produisent les mêmes effets. À la lecture de Salmon, on se dit aussi que la critique du jeu sur l'émotion de la part des politiques serait plus crédible si elle ne faisait pas la part belle aux psychanalyses médiatiques des candidats par une armée de critiques de l'image qui valent bien les spin doctors. Les journalistes français sont devenus des conseillers en communication !

Cette somme d'incohérences est sans doute due au principe même de la compilation. Il en résulte simplement un tour d'horizon bien documenté de l'histoire récente du marketing commercial ou politique, qui nous donne à connaître la richesse du débat américain sur le sujet. Mais l'échec fondamental du livre de Christian Salmon consiste sans aucun doute à régresser au matraquage publicitaire le plus traditionnel, qui consiste à répéter, probablement un millier de fois le mot « storytelling » et ses composés (story, histoire, narration, récit...). On a vu que ça marchait. Et ça finit, sans rire, sur une histoire de Gogol !

Jacques Bolo

NB. On peut signaler aussi, sur le site Non fiction, l'analyse du livre de Salmon par Frédéric Martel, parue en 2008, qui critique tout particulièrement le fait que le phénomène n'est pas nouveau aux État-Unis.

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