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Économie - Octobre 2011

Théorie de la crise

Résumé

La crise actuelle généralise le phénomène des bulles à toute l'économie mondialisée. Une classe moyenne massive en est la complice et la victime dans la mesure où la démocratie met le citoyen devant ses responsabilités. Les escroqueries boursières habituelles deviennent une simple autofiction. Le taux d'intérêt, en dernière analyse est justement la cause réelle des bulles.

Croissance et bulles

Ce qu'on appelle actuellement « la crise » est un effet assez simple de la généralisation du phénomène des bulles boursières à toute l'économie. Par le passé, ce qu'on appelle l'« économie réelle » produisait un surplus qui était investi dans des projets d'activités nouvelles ou d'expansion d'activités anciennes. Mais le propre de l'investissement est de constituer un pari sur l'avenir. En bourse, la valeur d'une action correspond à la valeur future de l'entreprise. On ne raisonne pas à valeur supposée constante. Comme les entreprises n'attirent pas les investisseurs en présentant des perspectives de baisse ou de stagnation, la bourse est structurellement un miroir aux alouettes.

Sur le fond, il n'y a pas de problème. Dans les pays riches, l'économie réelle des deux derniers siècles se caractérise par une forte croissance due à de nombreuses innovations. Cette croissance se poursuit actuellement au niveau mondial. Les pays émergents connaissent des taux de croissance à deux chiffres, surtout dans certaines zones, même si la moyenne globale est un peu inférieure à 10 %. Ce n'est pas le cas des pays anciennement développés, qui auraient plutôt des zones en forte décroissance, même si la moyenne globale est encore positive à 1 ou 2 %. Ils en sont actuellement réduits à chicaner sur les décimales.

La crise grecque correspond au premier volet de l'explication de la situation actuelle. Ces trente ou quarante dernières années, progressivement, les pays riches ont truqué les comptes, en consommant à crédit pour soutenir artificiellement la croissance. L'économie réelle continuait à croître du fait du progrès technologique qui se poursuit indépendamment de toute façon. L'effet de bulle est masqué puisque la consommation suit. Cet effet apparaît seulement quand, comme dans la bulle Internet de 2000, la valeur des entreprises est surévaluée, non dans l'absolu, puisque cette valeur est atteinte dix ans après, mais dans la prévision de la rapidité à l'atteindre, et bien sûr dans le nombre des start-ups survivantes. L'effet ne concerne que les spéculateurs.

Endettement et cadeaux fiscaux

Évidemment, la limite finale des relances par la dette est la capacité d'endettement. En ce qui concerne l'État, quand un budget est en déséquilibre, c'est que les politiques font des cadeaux fiscaux aux citoyens puisque la démocratie consiste essentiellement dans le fait que les citoyens assument eux-mêmes les dépenses de la collectivité. En France, la Révolution a simplement remplacé les impôts par les contributions. En Amérique, les Tea parties veulent rejouer la suppression des taxes sur le thé de la Révolution américaine. Mais la seule alternative est de payer des impôts à Washington (ou dans chaque État) plutôt qu'à l'Angleterre. Benjamin Franklin a déjà tranché sur le fait qu'il n'y avait que deux choses certaines, la mort et les impôts. Certains n'ont apparemment pas encore compris.

Les politiciens rivalisent d'imagination pour faire des cadeaux fiscaux, aux plus riches qui financent leurs campagnes, aux plus pauvres par des exonérations et aux classes moyennes par les investissements inutiles pour entretenir l'activité. La solution classique était de reprendre d'une main ce qu'on donne de l'autre ou de déshabiller Pierre pour habiller Paul. La nouvelle solution de l'endettement permet de contenter tout le monde, provisoirement. Les nouveaux riches, comme les anciens, ne veulent pas partager et payer pour les pauvres. La masse des classes aisées des pays riches a amplifié le phénomène d'évasion fiscale et de cadeaux fiscaux. La privatisation a fait le reste en mettant sur le marché les bijoux de famille.

Mondialisation et classes moyennes

En fait, ce système a bénéficié des restes de la guerre froide qui divisait le monde en deux. Les pays riches ont été les seuls à concentrer le développement, au détriment du bloc de l'Est, Chine comprise, qui persistait dans un isolement volontaire, et des pays du Sud, qui étaient laissés de côté. L'effondrement de l'Est a ouvert le marché et relancé la machine. Les progrès techniques ont fini par se diffuser au Sud. Un véritable processus de développement a commencé du fait de la constitution d'une bourgeoisie locale qui concentre d'énormes richesses dans les pays producteurs de matières premières. Mais il est encore masqué et obéré par une démographie galopante au Sud.

La mondialisation demande de remettre les choses à plat. La classe moyenne des pays riches est encore plus riche qu'ailleurs. Une bonne moitié de la population est très à l'aise, mais se rend compte qu'elle n'est plus le sommet de la pyramide mondiale, en comparaison avec les classes très supérieures des pays émergents, outre celles de leurs propres pays. Cette classe moyenne supérieure se sert de la misère des pauvres ou des précaires pour se faire plaindre ou pour s'associer aux classes moyennes inférieures, toujours bien plus riches (en comptant les prestations sociales) que les innombrables pauvres des pays émergents.

J'ai proposé une analyse qui considère que la structure pyramidale des richesses n'existe plus dans les pays riches. Dans un article précédent, « Populistes contre bobos », j'ai montré la nouvelle sociologie que ne comprennent pas les analystes qui ne veulent pas contrarier leur clientèle. En fait, contrairement à ce qu'on entend, l'ascenseur social a trop bien marché. Une classe moyenne majoritaire remplace avantageusement le tiers état et refile le mistigri à un reliquat d'exclus qui remplace le sous-prolétariat (mais l'ancienne analyse était sans doute déjà fausse) :

                                   
               
                   
Situation ancienne : "Tiers état" majoritaire     Situation nouvelle : Classe moyenne majoritaire

La situation actuelle résulte de la constitution d'une classe moyenne massive, qui considère qu'elle est maltraitée aujourd'hui parce qu'elle avait été choyée par l'endettement avec le soutien artificiel de l'économie, comme en Grèce. Les dépenses des très riches qui servent actuellement de repoussoir, et surtout de fantasme, profitent essentiellement aux fournisseurs de services haut de gamme que remplissent les professionnels des classes moyennes supérieures. Le piège de la rigueur est bien évidemment que cela provoquera une récession. La solution américaine reste encore et toujours la relance, l'européenne consiste en velléités de rigueur, contournée d'une manière ou d'une autre. L'Allemagne a été plus disciplinée, mais c'était pour prendre le marché, sur le mode « winner takes all ».

Madoff et le casino

La nouveauté mondiale de l'enrichissement d'une importante classe moyenne lui permet une participation au jeu de l'investissement. C'était aussi le cas en Amérique avant la crise de 1929. Même les collectivités publiques y ont participé. J'ai déjà parlé, il y a quatre ans, de la banqueroute du système des retraites, « par répartition » qui consistait à payer les rentes avec l'argent des nouveaux salariés au moment du baby-boom. Quand ils arrivent à l'âge de la retraite, avec l'augmentation de la durée de vie, les rentes promises sont impossibles à payer. Tout le monde était complice. Les politiques pouvaient bien augmenter la retraite des vieux, avec la complicité des syndicats, ils se condamnaient à ne pas pouvoir payer celle des anciens jeunes, comme de vulgaires Madoff.

L'enrichissement général a dégagé des capitaux. L'argent attire toujours des escrocs et gestionnaires plus ou moins imprudents. Les bulles se réglaient auparavant par des faillites. La contradiction systémique qui résulte de la participation collective au mécanisme boursier est bien évidemment que tout le monde ne peut pas faire faillite, parce que cela signifierait que l'économie future n'existe pas. Et il n'est évidemment pas possible de rembourser les pertes puisque ce serait les citoyens qui rembourseraient par l'impôt les pertes qu'ils ont subies à la bourse. Il faut remarquer que ce n'est pas une opération blanche, puisqu'il existe des intermédiaires, banque ou collectivités publiques, qui ont un coût de fonctionnement. La question de la corruption ou de la critique des banques signifie simplement que cela se voit quand il n'y a pas de surplus.

À propos de l'affaire Kerviel, je disais : « le recrutement des courtiers se targue plutôt de mathématisation de haut niveau. On se demande bien pourquoi d'ailleurs. L'impression que donne cette affaire est plutôt qu'il suffit de jouer à quitte ou double. Tant que le crédit est illimité, on ne peut pas perdre puisqu'on peut toujours se refaire. » Les traders prennent leur commission au passage, jusqu'au moment où ils font sauter la banque. On voit qu'il en est de même pour les États avec la crise grecque.

J'ai déjà parlé de la solution de faire payer les pauvres. Il ne suffit pas de savoir que le principe consiste à « privatiser les profits et socialiser les pertes ». Il faut être conscient que cela n'a pas d'autre sens de gommer les pertes par les impôts ou l'augmentation des taux et des frais bancaires. J'ai parlé des taux usuraires des crédits à la consommation des pauvres qui profitent bien sûr à ceux qui profitent de taux bonifiés parce qu'ils sont réputés solvables. Ce que je disais alors :

« La véritable question financière est la question des taux d'intérêt. Le fait qu'il existe des taux différents pour les riches et les pauvres signifie que les pauvres financent les emprunts des riches. La justification des taux élevés par la possibilité de défaillance des pauvres est une plaisanterie, car le risque est d'autant plus fort que les taux sont élevés. Ce qu'on envisage comme solution, constitue une prédiction créatrice, au profit exclusif de ceux qui la créent. D'ailleurs, quand les riches sont défaillants, et ils le sont aussi, les dégâts sont équivalents à la somme de nombreuses défaillances de pauvres. Cette crise européenne permet de généraliser la solution. Le fait d'appartenir à un même ensemble doit impliquer qu'on bénéficie des mêmes conditions. C'est également ce qui doit définir la citoyenneté entre les riches et les pauvres au sein d'un même État. La véritable solution n'est pas une absence de système financier, mais un système financier démocratique. Comme l'écart entre les riches et les pauvres, l'écart entre les taux doit être réduit drastiquement. En fait, la réduction de l'écart des taux correspond simplement à la réduction de l'écart des richesses avec la prise en compte du facteur temps. La crise grecque aura été le moyen de s'en rendre compte. »

La seule autre solution pour apurer le système serait de laisser les spéculateurs qui ont perdu à la bourse ou les banquiers qui ont des créances douteuses assumer personnellement leurs pertes. La relative nouveauté est que les classes moyennes étant plus nombreuses, il y a moins de pauvres à ponctionner, à moins de viser le tiers monde. C'était la situation coloniale-impérialiste précédente. Aujourd'hui, ces pays sont relativement autonomes et commencent à participer à la mondialisation avec les mêmes conséquences. Mais on peut considérer que le financement de la consommation américaine par les épargnants asiatiques relève de cette escroquerie.

« Indéflation » et ratios

Une des raisons de cette bulle larvée, puisque la croissance mondiale réelle existe, est un phénomène complexe d'inflation-désinflation simultanées (« indéflation » ?). J'ai parlé de l'inflation due à l'augmentation des salaires des cadres, dont la conséquence est essentiellement le prix de l'immobilier, mais pas seulement. On a eu la crise du marché de l'art, la bulle Internet, la hausse des prix des services divers, puisque les services, sur le modèle du coiffeur, ne connaissent pas de hausse stricte de productivité (voir l'article sur Jean Fourastié, sur les Trente glorieuses). Une tendance à la spécialisation dans les services haut de gamme, qui sont les seuls à rester économiquement viables, provoque une exclusion de la masse des consommateurs, sur le mode du « stade Dubaï du capitalisme », que j'avais appelé aussi la « monégasquisation ».

La désinflation résulte des délocalisations et des progrès permanents de secteurs comme l'informatique. Sans cette énorme baisse des prix, le pouvoir d'achat aurait chuté ou, plus vraisemblablement, le revenu des cadres n'aurait pas augmenté, puisqu'il dépend des profits réalisés dans la globalisation. Dans l'Occident de la Guerre froide, avec un marché plus réduit, la croissance aurait été limitée à la hausse de la productivité. L'idée de « démondialisation » pense pouvoir revenir à cette situation, jugée idyllique, avec le recul, mais qui ne l'était pas davantage que les Trente glorieuses. La baisse des prix sur le bas de gamme ou sur la massification des produits technologique revient surtout à un transfert de capitaux vers l'Asie, puisque les profits y sont réinvestis.

Ce double phénomène d'inflation-désinflation simultanées a toujours existé. Il y a toujours eu des secteurs en croissance et des secteurs en déclin, des régions en croissance, des régions en déclin. Les personnes concernées dans le cadre national correspondaient à ce qu'on appelait la lutte des classes (c'étaient plutôt les déclassés que les pauvres qui se révoltaient). Dans le cadre de la mondialisation, les régions correspondent aux pays. La solution de constituer des grands ensembles comme l'Europe rétablit la régionalisation des crises. Vouloir renationaliser l'économie serait une grave erreur. Le problème est que la lutte des riches et des pauvres prend une connotation nationaliste. Le cas le plus symptomatique de ce phénomène est la Belgique, dont j'ai déjà parlé, où le développement s'est inversé entre la Wallonie et la Flandre, avec un renversement du jugement dans l'essentialisation des aptitudes. Le cas de la crise grecque, malgré les excès caricaturaux de ce cas particulier, montre surtout que les riches ont besoin des pauvres qui leur achètent leurs produits et services, et paient des taux d'intérêt élevés. C'est vrai au plan national et international, mais on se sert de l'un pour masquer l'autre. Et la mondialisation de la division sociale riche/pauvre, produit des perdants dans les pays développés, qui n'y étaient pas préparés. Sachant que la croissance mondiale réelle existe, du fait de l'augmentation de la taille du marché des pays émergents, il n'y aurait pas de problèmes économiques sans un phénomène de bulle qui surestime en permanence cette croissance.

On peut assez facilement comprendre le principe des crises à répétitions depuis quelques années. Quand on joue à quitte ou double au casino, si on fait une série gagnante, on fait sauter la banque assez rapidement. En dix coups, on multiplie la mise par 1024, en vingt coups, on la multiplie par un million (et des poussières : « Personnel ! »). Mais c'est un fantasme sur les grands nombres. Quand on parle de grandes entreprises, on ne peut pas multiplier leur prix par mille avant la chute, spécialement si toutes suivent le mouvement. Il en est de même d'un État ou du monde. À périmètre constant (hors croissance réelle du marché, absorptions, restructurations, etc.), on peut supposer qu'une surévaluation du double provoque une correction du marché. À l'époque où la croissance des grandes entreprises était de quelques pour cent, une surévaluation boursière annuelle de 3 % mettait vingt-quatre ans à multiplier le prix par deux (1,0324 = 2,03), ce qui pouvait être peu probable du fait de l'observation dans la durée. Une surévaluation annuelle de 15 % met cinq ans (1,155 = 2,01). Il ne faut donc pas s'étonner de voir réapparaître des crises cycliques plus fréquentes quand on exige artificiellement de tels taux sans considération de la croissance réelle.

Jacques Bolo

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