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Ethnologie / Relativisme / Références - Septembre 2011

Raymonde Carroll : Évidences invisibles (1987)

Résumé

Raymonde Carroll, dans son livre, Évidences invisibles, traite des malentendus interculturels entre les Français et les Américains, qu'elle considère comme fondés sur des prémisses culturelles différentes. Elle examine de nombreux exemples d'interactions quotidiennes dont elle réussit à fournir le schéma relationnel et à montrer les antagonismes qui provoquent les conflits interculturels. Mais son culturalisme ethnologique échoue à résoudre les conceptions identitaristes dont elle percevait pourtant déjà les enjeux, à l'époque de la rédaction de son livre.

Raymonde CARROLL : Évidences invisibles : Américains et Français au quotidien, ed. du Seuil, Paris, 1987, 218 p. ISBN : 9782020096379. A été traduit en anglais par Carol VOLK, sous le titre : Cultural Misunderstandinds, The French-American experience, ed. The University of Chicago Press, Chicago and London, 1988, 148 p. ISBN : 0226094979 et 0226094987.

Interculturalisme

Comme l'interculturel est mon sujet du moment (voir un autre article ce mois-ci), j'ai repris le livre de Raymonde Carroll que j'avais lu au moment de sa parution et conseillé à plusieurs personnes (avec des réactions contrastées). C'est une ethnologue française, mariée à un Américain, qui vit aux USA et a étudié la population de Nukuoro, un atoll du pacifique. Dans Évidences invisibles : Américains et Français au quotidien, elle a décidé de travailler sur les différences interculturelles qui l'avaient frappée dans sa vie personnelle aux États-Unis. On déconseille souvent de traiter de son cas personnel par souci méthodologique d'objectivité. C'est une erreur. Outre que c'est très souvent déjà le cas en sciences humaines, et qu'une partie de la prétendue scientificité consiste à tenter de le dissimuler, cela permet justement d'objectiver ses propres déterminismes. Ils sont précisément le sujet que traite le livre de Raymonde Carroll. On pourrait même considérer que ses références à son terrain ethnologique plus classique sont destinées à légitimer sa comparaison, moins exotique, des Français et des Américains.

L'intérêt de ce livre est justement de montrer qu'il existe des différences culturelles importantes entre Occidentaux (contrairement à l'idéologie du « choc des civilisations »). Le résultat immédiat de ce que Carroll appelle « l'analyse culturelle » est ainsi de constituer un cadre d'étude universel sans a priori ethnocentrique qui distinguerait les civilisés et les sauvages, avec les gloses infinies qui concernent cette terminologie (civilisé, sauvage, primitif, sans écriture, « premier », autochtone, etc.). Beaucoup d'ethnologues discutent théoriquement de cette difficulté. Carroll résout le problème en appliquant la même méthode à tout le monde.

La solution était simple, il suffisait d'y penser. Mais les ethnologues oublient souvent le comparatisme qui fonde pourtant leur travail et se retrouvent à justifier un conservatisme chez les autres, alors qu'ils sont révolutionnaires chez eux, comme l'avait concédé Claude Lévi-Strauss lui-même. Le travail de Raymonde Carroll est plus fondamental qu'il n'y paraît. Certaines réactions insatisfaites à son égard peuvent aussi se lire comme une résistance à cette manifestation directe d'interculturalisme appliqué.

Évidemment, on peut considérer qu'une comparaison franco-américaine pour éviter les malentendus relève de la mode des guides de voyage pour managers, et le fait que le livre concerne plutôt les relations interpersonnelles quotidiennes pourrait le cantonner au domaine des magazines féminins. Un petit effort intellectuel peut faire remarquer qu'il en est précisément de même dans les études ethnologiques, qui concernent tout autant les faits les plus banals de la vie quotidienne. Ces études exotiques ne semblent donc scientifiques que parce qu'elles concernent l'Autre comme autre, avec comme seul argument l'objectivité positiviste du « regard éloigné », sans le retour sur soi qu'il nécessite.

Du malentendu

L'approche de Raymonde Carroll se fonde d'abord sur le constat de fréquents malentendus entre Français et Américains. On peut penser, encore une fois, que cela ne concerne que son expérience personnelle. Mais, outre que chacun est engagé dans le monde et doit être concerné par ce que mettent au jour les sciences humaines, c'est tout le mérite de la démarche empirique de prendre au sérieux ce qui arrive à la conscience et de collecter de nombreux exemples. L'approche interculturelle consiste à les interpréter comme des faits culturels plutôt que comme des traits de caractère personnel. Cette approche considère ces déterminismes culturels comme des codes auxquels l'individu se soumet inconsciemment. Le principe méthodologique de noter les malentendus dans les interactions permet de supposer qu'il existe des différences culturelles, qui restent à déterminer.

La confrontation interculturelle permet justement de traiter la question de la transparence (« invisibilité ») de la culture à ses membres. Les acteurs font des hypothèses culturelles sous la forme de stéréotypes (« les Américains/Français sont comme ci ou ça ») qui se fondent sur le sentiment de bizarrerie dans les interactions interculturelles. Carroll demande à reconnaître les jugements de valeur comme des indices culturels. La méthode de l'analyse culturelle qu'elle propose concerne d'abord le fait de « ne pas juger », ou de ne pas attribuer un caractère personnel à ce qui relève de faits culturels. Celui qui applique le code le perçoit comme le comportement normal, et perçoit celui qui ne le reproduit pas comme un malotru [1].

C'est toute la question des stéréotypes. La méthode de l'ethnologue, spécialiste en analyse culturelle, consiste à creuser plus systématiquement chaque phénomène pour ne pas se contenter d'un cliché. Je suis plus indulgent dans ce domaine, puisque les stéréotypes sont une première connaissance issue des voyageurs, des journalistes, des touristes. Tout le monde n'a pas l'occasion d'être un ethnologue sur le terrain pendant des années. Et un fait significatif peut apparaître au non-professionnel ou au novice, s'il est chanceux ou observateur. Le problème du stéréotype est plutôt l'effet retour qui fait qu'on interprète tout en fonction de ce qu'on croit déjà. Mais ce biais est aussi le risque de l'académisme. D'où l'intérêt de la méthode qui consiste à enregistrer ce qui surprend et ce que notent les acteurs eux-mêmes. Comme elle l'avoue elle-même : « Quand ma fille était petite, elle m'a demandé pourquoi je me disputais toujours avec mes amis français qui venaient à la maison et jamais avec mes amis américains ; c'est probablement ce jour-là que j'ai commencé mes études interculturelles ». Les professeurs devraient faire plus souvent attention à ce que disent les enfants.

Le livre de Raymonde Carroll est très convaincant par les très nombreux exemples qu'il fournit, dont certains sont spectaculaires pour qualifier ces automatismes comportementaux inattendus dont les acteurs prennent ou non conscience dans l'interaction interculturelle. Elle décrit par exemple le cas d'une Française qui est déstabilisée par le comportement américain de « support » qui abonde dans son sens quand elle se plaint de son mari, alors que les Français, dans ce cas, attendent une relativisation : « Dès que je me plaignais de mon mari, [mes amies américaines] se mettaient à dire du mal de Hugh, et je me retrouvais à le défendre, c'était ridicule ! » (p. 122). Il faut donc noter que le rôle attendu est joué par la personne elle-même, alors que ce n'est pas sa fonction habituelle. Ce qui prévaut ici est bien un schéma culturel.

Raymonde Carroll examinera ainsi les thèmes de « La maison », « La conversation », « Parents-enfants », « Le couple », « L'amitié », « Le téléphone », « Le 'petit' accident », « Se renseigner », qui constituent les chapitres d'Évidences invisibles. C'est sans doute l'accumulation d'exemples et leur nature quotidienne, qui donne un style plus américain qu'européen à ce livre. Ce qui a pu le faire considérer par certains comme superficiel. L'interprétation de certains de ces exemples peut aussi être discutable. C'est justement le risque de la méthode qui permet au lecteur de disposer des données et c'est sans doute la raison qui explique que les auteurs européens en donnent moins. Cela revient tout simplement à mettre à disposition ses carnets d'observation et de permettre d'examiner le raisonnement qui se construit au lieu de se limiter à une parole d'autorité.

Sur le chapitre de la conversation, Carroll rappelle le contraste entre les Américains qui perçoivent les Français comme interrompant sans cesse, n'écoutant pas la réponse, incapable d'attention soutenue, et les Français percevant les Américains comme ennuyeux à monopoliser la parole et « répondre à la moindre question par une conférence » (p. 44). Elle traite la question en distinguant le souci français d'établir une relation d'échange par la parole, alors que les Américains l'établissent par la distance physique, au point qu'en cas de promiscuité, ils marqueront au contraire la distance par la parole, sans s'y engager, ce qui les fera juger comme superficiels par les Français, pour qui l'échange engage davantage. Il me semble qu'elle traite bien la question relationnelle, mais justement pas la question de la conversation elle-même. Il faudrait sans doute étudier davantage les contenus échangés qui pourraient définir des types de conversation, intellectuelle, mondaine, entre amis proches, avec des inconnus, etc., plutôt que tout définir en terme de relation, ce qui me paraît être un léger biais de l'ethnologue (qui décrit bien ce qu'il voit avant de comprendre). Sur le contenu, une possibilité de différence entre l'esprit américain et français pourrait être la différence entre le résumé qui expose fidèlement un contenu (on connaît la minutie des biographies américaines), et le commentaire critique (on connaît l'esprit critique et râleur français) qui permet davantage l'intervention et la surenchère de tous les participants. Il est possible aussi que les pratiques de discussion reprennent les cadres des assemblées protestantes ou francs-maçonnes pour les Américains et du café ou du syndicat pour les Français, comme lieux de socialisation intellectuelle ; ou que le fait de parler à tour de rôle soit tout simplement enseigné au USA (comme Michel Crozier, je crois, le mentionnait) ou vienne de la pratique tolérée et encadrée d'une plus grande participation en classe.

Une restriction possible est que l'auteur insiste un peu trop sur l'aspect pratique de son livre dans la résolution des conflits. L'intention explicite de diminuer les heurts interculturels pourrait être considérée comme une conception américaine des relations interpersonnelles. Carroll adopte sans doute, inconsciemment, le modèle américain du fait qu'elle vit aux États-Unis. Concrètement, ce qu'Évidences invisibles propose est davantage la connaissance que l'action. On peut penser plutôt au rôle de la prise de conscience, sur le modèle de la psychanalyse, que Carroll évoque plusieurs fois, bien qu'elle la distingue de l'analyse culturelle. Cette solution peut paraître très française ou « continentale ». Mais l'aspect didactique du livre peut s'expliquer par un souci de diffusion de l'analyse culturelle elle-même.

Méthode culturelle ou linguistique ?

Un point de méthode qui n'est pas vraiment assumé explicitement concerne assez classiquement l'analyse des formules linguistiques qui expriment ces codes culturels dans une des deux cultures. Les relations entre parents-enfants français sont caractérisées (p. 78) par les classiques « Ne mets pas des coudes sur la table », « Tiens-toi bien », « Ne parle pas la bouche pleine », etc., par opposition au comportement plus permissif des Américains. Cette recension des expressions idiomatiques est permanente. « Engagée », « alimentée », « ranimée », « languissante », etc., pour la relance française de la conversation (p. 45). « Tu vas pas sortir comme ça », « Tu vas au cirque », etc., pour les avis sur l'habillement (p. 82). Mais cette prise en compte concerne un peu trop exclusivement le côté français. La confrontation est faite par l'ethnologue et non par l'interaction des acteurs eux-mêmes. On est alors plus classiquement dans la description culturelle qui a pu donner une impression de déjà vu, voire de banal. Mais cela montre que les normes culturelles possèdent bien une expression linguistique.

Cette analyse linguistique est plus pertinente quand elle concerne les relations interculturelles : « envahissant », « sans gêne », etc., pour caractériser la façon des invités américains de circuler dans la maison, contrairement à l'habitude française (p. 33). Le jugement de valeur lui-même se manifeste donc bien comme une prise de conscience des différences culturelles. Le fait que le jugement prenne la forme d'une généralisation (du style : « Ces Américains ! ») montre bien qu'on l'identifie comme culturelle. On pourra être plus ou moins tolérant à leur égard sur ce critère, d'autant plus que la culture d'origine sera éloignée.

Peut-être que tout le problème vis-à-vis des Américains consiste dans le fait qu'on suppose un peu trop facilement qu'ils sont « européens » (chrétiens, blancs ?) ou dans le fait qu'ils nous sont déjà trop familiers par le cinéma et la télévision. On s'attendrait à des différences plus grandes avec un étranger d'une autre culture (non-blanc, non-chrétien). Il est probablement faux de dire qu'on suppose l'universalité des comportements pour tout le monde.

Le drame de la culture

La conclusion du livre de Raymonde Carroll est un peu décevante. Elle démarre sur le traitement de la question de l'attitude envers l'argent des Français et des Américains qui aurait pu tout simplement constituer un chapitre autonome. C'est un peu artificiel d'y mélanger longuement des développements sur la culture en général, à moins de considérer que parler d'argent est si important pour les Américains, comme on le sait, que l'ethnologue elle-même en a été contaminée. Comme pour la réussite, dans les relations parents-enfants, il est possible aussi que son analyse concerne l'idéologie de la classe moyenne supérieure, la mythologie américaine du succès, qui irrigue éventuellement toute la société américaine, et qui est analysé dans les discours.

Sa position d'affirmation de l'autonomie du champ culturel dérape assez classiquement vers l'incommensurabilité des cultures elles-mêmes. C'est le péché originel de la réflexion sur la culture et les cultures. Carroll définit très bien le problème au début de son livre (p. 16-17) : « La peur (justifiée) du racisme et de ses hideuses conséquences nous pousse à affirmer avec force que nous sommes tous les mêmes, des êtres humains universels. Nous tombons constamment dans ce piège qui consiste à réaffirmer ces deux vérités, pris entre le désir de nier les différences (nous sommes tous des êtres humains) et celui de les affirmer (droit à la différence) ». Elle croit résoudre ce problème « dans la perspective de l'analyse culturelle, qui ne s'occupe pas de jugements de valeurs ». C'est un peu facile. Et son erreur porte sans doute sur le « s » qu'elle ajoute à « valeurs ». Les jugements de valeur (sans « s ») n'ont jamais contesté qu'il en existe de différentes. Ils consistent à établir une hiérarchie entre elles, et plus précisément de revendiquer la hiérarchisation traditionnelle de sa propre culture. Tout est à refaire !

On voit que la problématique est très actuelle (« choc des civilisations », affaire du voile islamique, apéros-charcuterie, etc.). L'identitarisme raciste reprend lui-aussi les études culturelles en exacerbant les différences, sans nier forcément comme auparavant, l'humanité des membres des autres cultures. C'est un progrès de la culture-connaissance [2]. Cette « suspension du jugement » que Carroll propose est récusée par les racistes qui la considèrent comme relativiste ou nihiliste, comme relevant du principe « tout se vaut ». Ou ils peuvent simplement débiner cette attitude comme un peu gnangnan. Je considère plutôt que Carroll n'a pas résolu le problème, même si c'est déjà mieux que la solution d'Alain Finkielkraut que « l'antiracisme sera au XXIe siècle ce qu'a été le communisme au XXe ». S'il veut dire que certains antiracistes sont stupides, il n'a pas tort. Il a lui-même été communiste (maoïste) dans sa jeunesse. Il sait de quoi il parle.

Le problème de Raymonde Carroll est que la méthode ethnologique échoue à théoriser correctement l'interculturel en posant les cultures comme étanches. C'est sans doute une conséquence de l'apparition de l'ethnologie dans un contexte ethnocentrique, colonial, raciste ou élitiste, de façon plus ou moins prononcée, selon les pays, les époques et les auteurs (dont les identitaristes sont les héritiers). Il faut bien prendre en compte ce facteur. Même si l'ethnologie a donné les outils pour y résister, il faut bien constater empiriquement qu'elle a été peu efficace, voire qu'elle a failli. Ce point est important. On peut ne retenir que les bons côtés, par une sorte de « pensée positive » très américaine. Mais si on ne veut pas parler de ce qui fâche, on aboutit assez rapidement à des mondanités, à l'académisme dogmatique ou à l'obligation de stratégies contournées. Cet évitement des conflits décrit finalement assez bien les contraintes universitaires réelles. Ne pas les respecter est-il une question de caractère ou de culture ? La confrontation intellectuelle et les tests contradictoires sont pourtant des impératifs méthodologiques. En général, le progrès de la science est ce qui tranche les conflits, impitoyablement.

Outre une récusation un peu naïve de toute critique envers l'analyse culturelle au nom de son autonomie (p. 184), les considérations finales de Raymonde Carroll sur la culture, en voulant fixer les limites de l'analyse culturelle, régressent à l'incommensurabilité, voire au maurrassisme, contrairement au fait qu'elle essaie bien de prendre en compte l'impasse de l'identitarisme (p. 186). Ce n'est pas forcément son intention, mais c'est ce qu'on peut comprendre quand Carroll considère comme impossible le changement culturel. Puisque ça change quand même, elle résout la question en disant que : « le changement culturel n'est appréhendable que rétrospectivement, longtemps, bien longtemps après qu'il ait pris place (...). Il relève alors d'une sorte d'archéologie culturelle. » Le systémisme culturel, « les prémisses ne changent pas, elles meurent » (p. 204), finit par relever d'une permanence barrésienne de la terre et des morts. Et c'est bien ce qui explique l'erreur des identitaires.

On peut critiquer les observations de Carroll sur ces points particuliers. Le comportement américain est aussi une adaptation aux changements. L'Amérique a simplement connu le progrès technique avant les autres peuples. L'usage du téléphone est un bon exemple. Il ne faut pas ignorer, par exemple, qu'il était en France un marqueur de statut, qu'on mettait des années à obtenir quand on n'était pas médecin, commerçant ou autre notable, avant sa généralisation en 1974 par le gouvernement Giscard. Il en a été de même avec les radios libres et les nouvelles chaînes de télé sous Mitterrand qui avaient été bloquées auparavant. Les usages sont donc bien des adaptations à des contraintes et des innovations. Contrairement à ce que dit Carroll, on sait que les jeunes générations n'ont pas le même usage du téléphone (et du portable) et aujourd'hui d'Internet, que de leurs parents, qui y viennent pourtant progressivement. Ce changement est dû à la technique elle-même, sans parler de l'influence « américaine » (en fait technologique) qui continue de se diffuser. D'ailleurs, quelle est la culture millénaire des Américains qui sont des immigrants de différents pays, depuis moins de trois siècles au maximum, et moins d'un seul pour la plupart ? Le principe de refuser l'explication « psychologique, géographique, démographique, économique, religieuse, etc. » (p. 21) pour se limiter à la modélisation du système culturel a le défaut de réifier quelque chose qui n'existe pas et d'en faire une essence close (« discontinue » sur le modèle parménidien où Achille ne rejoint jamais la tortue) et quasi éternelle. L'essentialisme est un artefact intellectuel.

Raymonde Carroll reproduit le credo culturaliste à la source des dérives identitaires qu'elle condamne : « Ma culture est en moi, mais me dépasse. Si elle ne me dépasse pas, elle n'existe plus » (p. 206). Une cause en est sans doute le refus de Carroll de considérer la culture comme plus relative, dans les sous-cultures, les états de langues plus fins (registres populaire/soutenu, etc.). Elle récuse les différences régionales alors qu'elle admet la différence de la culture noire américaine (qu'elle rapproche de la culture française sur la question des malentendus) ! On en vient à supposer que la « culture » est simplement la culture de l'élite, dominante ou idéalisée (en étant gentil). On pourrait aussi penser que ce qu'elle décrit est le comportement, par exemple, de la tribu des universitaires américains, des WASP [3] ou des Européens du Nord, etc. Une possibilité est aussi qu'en tant qu'immigrante elle-même, travaillant sur un phénomène qui la concerne, Carroll ait eu tendance à considérer sa propre « culture » personnelle comme la culture française dans son ensemble en lui donnant une intemporalité qui n'a jamais existé. Cet oubli de sa propre individualité peut justement être considéré comme une erreur connue du collectivisme identitaire (voir le texte de Durkheim, L'individualisme et les intellectuels, au moment de l'affaire Dreyfus).

En application d'une autre méthode que l'analyse culturelle stricte, on peut au contraire essayer de trouver des explications à ce qui semble une objection au cadre culturaliste unique. En Amérique, il est douteux que seuls les Noirs aient d'autres codes culturels. On peut penser aux Italo-Americains, aux Irlandais, aux Slaves, aux Asiatiques, à l'opposition côte Est/ côte Ouest, nord/sud, etc. Dans mon cas personnel, de nombreux exemples que Carroll donne me font penser que je suis plus américain que français sur certains points qu'elle présente (mais pas sur d'autres). Est-ce dû à une américanisation (comme cinéphile) qui récuse la permanence de la culture ou à une question de personnalité qui récuse la socialisation seulement en terme de codes culturels globaux ? Les identitaires français, inversement, peuvent être considérés comme allemands, du fait de l'influence des auteurs qu'ils ont lus. C'est cela une « culture ». Ce sont les influences qu'on a assimilées au cours de son histoire personnelle. Il est faux, ici aussi, de supposer une « identité culturelle » contre les différences individuelles. D'une part, la culture globale n'en est que la résultante, d'autre part, l'origine de ces influences dépend de productions individuelles ou de la réunion d'individualités (je pense aux scénarios de films américains par exemple : chaque contribution est bien personnelle, même si elle n'est pas identifiée élément pas élément). On peut toujours dire qu'on analyse la culture, c'est-à-dire le résultat, mais c'est alors simplement tautologique de la négation de l'individuel qui la constitue.

Sur la question culturelle centrale du langage, certains exemples permettent (comme prévu) de contester l'interprétation de Carroll, comme quand elle écrit : « il m'est cependant plus facile d'apprendre à lire (à comprendre) l'ancien français à l'école, si je suis français, que d'apprendre une langue complètement étrangère » (p. 203). Outre que c'est évidemment faux, parce qu'on n'apprend pas vraiment l'ancien français (et que ça dépend bien des individus), je suppose que cela signifie qu'on comprend certains mots en ancien français alors qu'on n'en comprend pas en chinois, par exemple ; ou qu'on apprend plus facilement l'espagnol que l'anglais ou l'allemand. Mais je doute de l'ancien français soit a priori plus facile à apprendre que l'espagnol parce qu'on est français, selon un principe héréditaire, mystique, barréso-maurrassien.

On voit bien où est le problème pour l'ancien français par rapport au français moderne. Le français a changé progressivement. On parle d'« états de langue » en linguistique pour en caractériser différents stades. Pourtant, les changements sont continus et les distinctions théoriques sont faites après coup. En réalité, Carroll parle de l'analyse culturelle et non de la culture. C'est un biais académique fréquent de parler de son travail au lieu de parler de son objet. Les « états de culture » sont délimités arbitrairement.

La véritable solution interculturelle

J'ai déjà parlé de l'erreur de Claude Lévi-Strauss de ne pas articuler l'individuel et le collectif. Raymonde Carroll posait la question au début de son livre : « si je suis un être culturel, que devient mon individualité » (p. 17). Elle y répond à la fin en niant le rôle de l'individualité : « comme la langue, [la culture] change à un rythme qui transcende la durée de la vie humaine » (p. 205). La question n'est pas le moment où une langue devient opaque (p. 205), ce qui correspond simplement à la définition des états de langue. La véritable question est ce que Carroll elle-même venait juste d'exprimer, et qu'il suffit d'intégrer à la définition de la culture : « la majorité des phrases que nous créons tous les jours à l'intérieur de cette langue commune sont uniques, portent en elles notre marque et celle de contexte dans lequel nous les créons ». La langue n'est donc pas quelque chose qui « transcende la durée de la vie humaine ». Ce qui fait que la langue change, c'est justement le rôle de l'individu qui crée des phrases, des mots, des tournures syntaxiques, ou le fait qu'un autre individu les adopte. C'est simplement le fait qu'on les reproduit qui permet que ces formes se maintiennent. Ce n'est pas la langue qui est active par sa mystique propre, ce sont les individus qui sont actifs, en terme de compétences, de capacité d'assimilation. C'est vrai de tous les éléments culturels. Ce n'est pas la culture qui est vivante, ce sont les individus.

Dans la tradition philosophique (et structuraliste), le souci de construire le système des codes culturels incite à survaloriser l'analogie linguistique. Mais la culture n'est pas une langue, elle n'est même pas forcément un système. Au lieu de « prendre conscience du caractère relatif de nos vérités » (p. 183), il faudrait plutôt parler de prendre conscience de l'aspect technique de nos dispositifs (« rouler à droite/rouler à gauche ») qui peuvent être empruntés ici et là, à d'autres cultures. Le « système du code de la route » implique donc, par exemple, le volant à droite pour ceux qui roulent à gauche, et inversement. Mais cela ne signifie évidemment pas que les Anglais sont gauches (maladroits) ou « de gauche », etc., en jouant avec la langue et le réseau sémantique dans une perspective symbolique. Il me semble qu'on peut considérer que la culture américaine découle du processus adaptatif de conquête de l'Ouest, avec les différentes phases connues de l'histoire américaine, qui a unifié ceux qui venaient, initialement, d'horizons européens clos.

L'exemple que donne Carroll de la réaction de colère à son cadeau par l'autochtone de Nukuoro (p. 24-25) montre que les dons et les contre-dons se situent dans une comptabilité de l'échange. L'erreur fréquente de l'ethnologie consiste à inverser le processus interprétatif. On y analyse les sociétés modernes en terme de don (et on regrette le matérialisme) au lieu d'analyser les sociétés traditionnelles en terme de comptabilité. Cela correspond au phénomène de déni cognitif que mentionne Raymonde Carroll confrontée au paradoxe de la connaissance envers l'explicitation culturelle : « Dès que je la reconnais comme 'ma' vérité, je reconnais en même temps sa nature arbitraire (...) puisque je reconnais alors sa non unicité (ce n'est plus 'la' vérité) » (p. 206). Quand l'ethnologie construit le « système culturel », elle a tendance à proposer un « système mythologique » qui correspond au processus cognitif des sociétés traditionnelles. L'ethnologie confond son travail avec un projet politique, d'où l'erreur identitariste. Le principe mythologique consiste en la matière à vouloir donner un sens symbolique à tout phénomène alors que les sociétés modernes se caractérisent précisément par la sortie du symbolique, dont elles restent orphelines (certains plus que d'autres). Le fameux « miracle grec » correspond bien au « désenchantement du monde ».

En fait, le livre de Raymonde Carroll, Évidences invisibles, est une description des différences culturelles qu'elle arrive souvent à modéliser de façon convaincante. Son travail devrait être généralisé aux autres cultures, et aux sous-cultures, comme je le propose. Mais elle reste sur des positions culturalistes dogmatiques que je considère comme la cause des préjugés qu'elle croit combattre par le relativisme ethnologique classique, alors qu'elle montre elle-même que la culture n'arrive pas à assumer son propre dévoilement. Dans mon article : « Interculturel contre racisme », je propose très spécifiquement la nécessité de constitution d'une « grammaire interculturelle », plus structuraliste, si on veut, où les « prémisses culturelles » sont davantage des options logiques (comme, en linguistique, l'alternative entre expansion vers la droite / expansion vers la gauche – entre autres, la place de l'adjectif par rapport au nom, selon les langues). Raymonde Carroll construit aussi son raisonnement sur le fait de refuser qu'on impute les différences culturelles au caractère individuel. On pourrait au contraire considérer les cultures comme terrain de recherches qui permettent de mettre au jour, dans des situations empiriques, les codes interpersonnels qui constituent plutôt une grammaire relationnelle.

Jacques Bolo

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Voir aussi :

Notes

1. En se situant, par hypothèse, sur le seul plan interculturel, Carroll n'envisage pas que les malotrus puissent être considérés comme ayant un autre système de codes comportementaux. Elle exclut ici ce qu'elle considère comme une explication psychologique, mais qui pourrait être une généralisation de l'analyse des interactions. [Retour]

2. Dans un précédent travail, je distinguais – outre la culture-agricole – la culture-processus (éducation), la culture-résultat (connaissances, érudition), et la culture-civilisation (cultures différentes). [Retour]

3. Sur cette même question des codes culturels, j'avais remarqué, il y longtemps, que le fameux livre de Edward T. Hall, La dimension cachée (ou était-ce un livre de Bateson ?), disait que les Mexicains ne pouvaient pas laisser un homme et une femme seuls dans la même pièce, par oppositions aux Américains (si avancés à l'époque ?). On sait ce qu'il en est advenu aux États-Unis, et je doute que ce soit dû à l'influence de l'immigration latino-américaine. Il est plus vraisemblable qu'il s'agisse d'une illusion sur soi des universitaires (et sans doute le fait qu'il y avait moins de femmes dans les universités quand le livre a été écrit). [Retour]

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