L'institution du mariage
En juin dernier, Marine Le Pen, présidente du Front national, s'est opposée au mariage homosexuel en se posant la question : « Pourquoi pas l'autorisation de la polygamie ? » (Source : Libération du 14 juin 2011). Dans son blog du même journal, le philosophe Yves Michaud rétorque : « Un mariage gay ? Supprimons plutôt le mariage ! ». Tandis que les comiques de Groland se déclarent favorables au mariage gay « parce qu'il n'y pas de raison qu'il n'y ait que les hétéros qui en chient ! ».
D'un point de vue historique, Marine Le Pen ou le pape ont raison de dire que le mariage est l'union d'un homme et d'une femme, et que le mariage gay constitue un changement de civilisation. Mais le mariage concerne un homme et une femme dans toutes les civilisations, y compris pour les polygames. En parlant de polygamie, en réalité, Marine Le Pen vise évidemment la polygamie musulmane, dont la pratique actuelle est d'ailleurs plutôt d'Afrique noire (musulmane ou non) qu'arabe. Le mariage homosexuel ne concerne pas la polygamie, même si les homosexuels sont souvent réputés avoir de nombreux partenaires. Vouloir le mariage est donc aussi un changement pour eux. À une époque, on plaisantait qu'il n'y avait plus que les prêtres qui voulaient se marier. Les gays seraient-ils devenus plus religieux, ou n'est-ce pas plutôt l'influence des films américains (ou de séries comme Sex in the city) qui relèvent souvent de la publicité voilée pour le business du mariage ?
On ne peut cependant pas faire comme si le mariage gay n'était pas un changement. Les homosexuels jouent les plaideurs formalistes en prétendant qu'il s'agit d'une simple extension des droits. Ils nous avaient déjà fait le coup avec le PACS quand la loi française a étendu cette union civile aux frères et soeurs pour faire semblant de ne pas faire une loi seulement pour les homosexuels. Le problème concret était lié au SIDA, qui laissait à la rue les compagnons d'homosexuels décédés – ce qui n'arrivait normalement pas pour des partenaires encore jeunes. De fait, cette loi se réduisait à un traitement alambiqué à la crise récurrente du logement, au lieu de la traiter directement. Elle revenait à donner au locataire un droit unilatéral à partager le bail. Cette question n'était d'ailleurs pas résolue, comme le partage des biens communs en cas de rupture, du fait que le PACS pouvait être rompu unilatéralement.
Yves Michaud se fonde précisément sur la question du divorce pour considérer qu'il n'est pas nécessaire de se compliquer la vie avec le mariage. Il note judicieusement que le PACS a été utilisé comme une manière d'officialiser le concubinage par les hétérosexuels. Il a raison de remarquer que c'est dans un souci de simplicité, pour les couples hétéros. Mais c'était donc inutile, puisqu'il suffisait de se déclarer en concubinage. Michaud propose d'abandonner le mariage en généralisant le PACS, et en inventant, pour ceux qui le souhaitent, de nouveaux rituels décoratifs. Les philosophes se servent de la sociologie comme ça les arrange, un peu comme les gays ou Marine Le Pen.
Comme pour la tentative contournée de résoudre la crise permanente du logement par le PACS, les institutions ont simplement pour but de résoudre formellement les questions pratiques. La question du mariage homosexuel concerne simplement la nouvelle pratique qui consiste, pour les gays, à ne pas devoir se marier à l'ancienne, comme hétérosexuels, en allant voir ailleurs sans le dire. La société traditionnelle consistait à sauver les apparences. Aujourd'hui, on tolère la visibilité homosexuelle. L'égalité de droit consiste dans le fait que les questions pratiques traitées par le mariage peuvent théoriquement être généralisées aux homos. Si le PACS ne suffit pas, outre le côté midinette des gays, c'est que les mêmes problèmes que les hétéros se posent : héritage, adoption, séparation, etc.
Michaud, qui est un sentimental déçu, pensera au divorce, aux frais d'avocat, à la pension. Il propose de supprimer le mariage parce que sur le tard, il nous la joue anarchiste, qui refuse la formalisation. C'est le problème philosophique des anars de ne pas voir que la conceptualisation se manifeste de manière pratique, socialement, dans des institutions. Concrètement, il faut traiter le problème de l'héritage, de la filiation, etc. Le mariage est un contrat dans ce but.
Il faut comprendre plutôt que le pinaillage juridique n'est que la version concrète de l'enculage de mouches philosophique. Cela ne signifie pas qu'on peut s'en passer. Le mariage gay permet justement d'institutionnaliser la question du divorce. Puisqu'un mariage sur deux ou trois finit par un divorce, conflictuel dans 60 % des cas (Michaud dixit), c'est justement pour cela que le PACS ne suffit pas. Le raisonnement philosophico-libertaire de Michaud interprète mal les données qu'il se donne pourtant la peine de collecter ! Les conflits ne sont pas dus au divorce, dont on se dispenserait en supprimant le mariage. Le divorce est la solution aux conflits du couple. C'est pour cela que le PACS ne suffit pas pour les gays, qui en chient donc déjà autant que les hétéros, contrairement à ce que croient les comiques.
Pourquoi pas ?
Inversement, le traditionalisme consiste à l'essentialiser les dispositifs juridiques. La critique intellectualiste actuelle de ce biais de la tradition dogmatique consiste naïvement à parler de « construction ». Ici aussi, la critique-critique est à courte vue. Une « construction » est bien un processus normal puisque le système juridique est élaboré progressivement dans l'histoire. Quoi d'autre ? Faudrait-il se référer à un texte sacré issu d'une révélation ? Pour le coup, « ce n'est effectivement plus notre civilisation ». La curiosité est que cela nous permet de remarquer que les opposants (traditionalistes et déconstructeurs) peuvent se relever d'un même fixisme ineffable. Mais, l'histoire du droit positif ne peut pas être niée si facilement. On est donc condamné à définir des droits et à les adapter à la réalité. C'est le drame de la philosophie d'être constamment fondée sur l'empirisme et sur le bricolage qui en résulte.
Curieusement, le « pourquoi pas la polygamie » de Marine Le Pen, sans s'en rendre compte, restitue la nature conventionnelle de l'institution du mariage ou de toute notre civilisation. Outre les blagues grivoises sur la polygamie qui ne manquent pas de faire la joie des milieux populistes en question, l'extrême droite commence inconsciemment à assimiler le pluralisme ! On a beau se raccrocher à l'identitarisme de l'ancienne nouvelle droite et le chacun chez soi plus populo, on se dit que le laxisme gagne. Quoi ? Notre civilisation n'est plus la seule qui vaille ? On commence à s'apercevoir que cette nouvelle droite se réduit à du Lévi-Strauss (et réciproquement) ! Tout ça va finir bobo et compagnie ! Heureusement que résiste l'universalisme de quelques féministes et républicanistes laïcards, sinon, on aurait du mal à s'y reconnaître.
Et il faut bien admettre que l'institution du mariage, petit à petit, a été amputée de ses plus beaux atours. Le divorce institutionnalisé peut aussi être compris comme une polygamie successive. Ne parlons pas de l'infidélité, qui ne choque que les Américains, qui semblent pourtant s'y livrer plus que les autres. Les familles recomposées se généralisent. Les enfants illégitimes (hors mariage) ont les mêmes droits. Le mariage ne sert finalement plus qu'à partager le bail. Le seul vrai problème social est décidément bien la crise du logement.
Ce que craignent les traditionalistes correspond plutôt à une anticipation du mariage à la carte. Si les relations sont contractuelles, chacun peut finir par poser toutes sortes de conditions. Mais on peut remarquer que c'est déjà le cas dans les desiderata des annonces matrimoniales, qui ne font qu'expliciter ce qui est général dans les rapports humains. On pourrait définir légalement un mariage avec ou sans fidélité, avec ou sans enfants, en détaillant le partage des tâches ménagères, les positions sexuelles, etc. On s'aperçoit immédiatement que cela ne fait que formaliser ce qui se passe déjà de toute façon de façon implicite. La philosophie actuelle tourne à l'explicitation, ce que formalise le droit.
La véritable difficulté est précisément d'assumer les pratiques réelles. La question de l'infidélité est traditionnellement le problème qui fâche. La question peut se résoudre par un package ou la politique de l'autruche. C'est toute la complexité du travail des législateurs qui courent toujours après les pratiques sociales en prétendant les réglementer. L'erreur des philosophes (et des linguistes) est de croire que c'est le droit (les mots) qui crée le fait. Mais la réalité est simplement qu'on ne peut échapper ni à l'un, ni à l'autre.
Jacques Bolo
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