Anders Behring Breivik, auteur d'un massacre de 69 personnes et d'un attentat à la bombe ayant fait 8 morts de plus à Oslo, déclare, dans un manifeste de 1500 pages, s'inspirer d'Alain Finkielkraut, entre autres penseurs néo-maurrassiens anti-métissage. J'ai déjà eu l'occasion de souligner ce tournant nationaliste de la phénoménologie française, qui n'est d'ailleurs qu'un retour aux sources romantiques allemandes. Anders Behring Breivik ignore sans doute l'existence de cet autre phare de la pensée nationaliste, Max Gallo, récent promu à l'Académie française. Comme Finkielkraut, avec un jour de décalage, Gallo sévit aussi chaque semaine sur France culture, le dimanche matin à 11 heures, après la messe, dans l'émission de Philippe Meyer, L'esprit public.
L'acte terroriste a frappé la Norvège le 22 juillet 2011. Un malheureux hasard du calendrier a fait diffuser le 24 juillet, l'émission « thématique » (préenregistrée pour les vacances d'été), « L'évolution corps électoral en Europe », avec Gérard Grunberg. Comme Anders Behring Breivik, Max Gallo a réaffirmé, au cours de cette émission la défense des « racines chrétiennes de l'Europe ». Cette coïncidence montre que la dégradation de la situation exige des sanctions immédiates qui n'ont été que trop différées sur cette chaîne publique où la « culture » finit par relever exclusivement du communautarisme islamophobe.
J'ai déjà eu l'occasion de souligner à plusieurs reprises ce qu'on pourrait appeler les « racines chrétiennes de France culture » qui a trouvé son apothéose dans le pétage de plombs ampoulé de l'animateur de l'émission. J'ai commenté sous le titre « Le pape, le préservatif et Philippe Meyer », ce qui révèle le pot aux roses de cette laïcité papiste qui est à la mode ces derniers temps en France et en Europe.
Communautarisme chrétien
En parlant d'origine, la religion est justement ce qui fonde le fractionnement interne de la gauche et la droite sur l'axe chrétien/athée. L'hypocrisie qui se manifeste dans ce qu'on appelle la laïcité, en France et en Europe, réside dans le fait que les divisions politiques internes à chaque camp sont largement des clivages entre chrétiens de droite ou de gauche /athées de droite ou de gauche.
Max Gallo, outre son deuxième dada souverainiste sur les « réalités nationales », a donc ressorti à deux reprises l'affaire du refus de la reconnaissance des « origines chrétiennes de l'Europe », au cours de la négociation du Traité constitutionnel européen. Il considère cette question comme « une analyse historique précise qui n'impliquait pas du tout du radicalisme [Anders Behring Breivik venait de le démentir] qui était la reconnaissance d'un fait historique que personne ne nie, sauf peut-être M. Jacques Chirac » (39:42). Il réaffirme la « communion [laïque ?] des Européens autour de cette vraie réalité » (40:02). Amen !
Cette vision de l'Europe confond « histoire » et « profession de foi ». Le paradoxe est d'ailleurs que « In God we trust » est plutôt américain. Ce n'est pas pour rien ! La religion n'a rien à faire dans un traité constitutionnel qui oublierait d'ailleurs les racines païennes ou athées de la modernité européenne, qui sont tout autant une réalité historique, comme l'influence musulmane, d'ailleurs. Il en est de même de l'influence juive, bien sûr, qui est même comprise dans les origines chrétiennes, quant aux références terminologiques, ou dans les origines athées, quant à la modernité, comme le montre Edgar Morin dans Le monde moderne et la question juive). Bref, tout le monde influence tout le monde.
Pour les amateurs, notons qu'il est faux de dire que la laïcité est un héritage de la religion chrétienne, comme il l'a été dit au cours de l'émission et comme on l'entend souvent. Tout le monde sait qu'en France, l'Église n'a accepté la République qu'à cause de la compromission du pétainisme dans le génocide nazi. La séparation de l'Église et de l'État concernait exclusivement le conflit entre le pape et l'empereur, depuis le schisme d'Orient jusqu'au Concordat. Ce conflit a pris la forme, en France, de l'opposition entre le gallicanisme et l'ultramontanisme. La laïcité n'est pas le choix de l'Église. Prétendre le contraire reviendrait, pour l'Église, à se prévaloir des travaux de Galilée.
Au XXe siècle, la « laïcité » est le modus vivendi entre les croyants et les athées, anticléricaux ou positivistes, héritiers de libertins et des Lumières, qui n'étaient souvent déistes que par prudence ou par héritage culturel, comme leurs équivalents actuels dans les pays musulmans. Et c'est bien parce que l'Église prétendait régenter la vie sociale.
J'ai déjà signalé l'encyclique pontificale Humanum genus, qui militait, à la fin du XIXe siècle, pour le maintien de l'influence de l'autel sur le trône, contre les francs-maçons et la laïcité « pour laquelle ils ne cessent pas de combattre, à savoir qu'il faut absolument séparer l'Église de l'État. Par suite, ils excluent des lois, aussi bien que de l'administration de la chose publique, la très salutaire influence de la religion catholique ». Ite missa est.
Universalisme réel
La fausse laïcité étant balayée, les termes du véritable débat ont été bien posés par l'autre invité régulier, Jean-Louis Bourlanges, en terme d'opposition entre une droite populiste xénophobe et les valeurs universelles. Malheureusement, comme il est lui-même un pilier de la « démocratie chrétienne », il est contaminé par la confusion que génère cette affiliation.
J'ai déjà eu l'occasion de souligner aussi le piège de la politesse qui règne dans ce genre de débats truqués où l'on discute sur un sujet où tout le monde est, sinon d'accord, tout au moins beaucoup trop marqué par une approche commune, ou plombé par les mêmes cadavres dans le placard. Dans l'article précédent sur le grand homme, je remarquais :
On peut reconnaître à Max Gallo l'avantage d'offrir la représentation du courant souverainiste dans une émission qui a un peu trop tendance à concevoir le débat comme un tour de table de gens qui sont la plupart du temps du même avis. Sa culture historique apporte souvent des informations. Mais on peut considérer aussi que son idéologie dissimule celle du FN sous cette forme édulcorée du souverainisme et de ses images d'Épinal passéistes d'historien classique. Marine Le Pen correspond au FN présentable et Gallo au « présentable de chez présentable » ! La politesse mondaine évite l'opposition de la part des autres invités et légitime cette dérive avec leur complicité plus ou moins consciente. Un invité authentiquement FN rencontrerait une opposition plus franche, et Gallo serait obligé de choisir son camp (à supposer qu'il ne fasse pas double emploi).
Sur ce principe du « trop poli pour être honnête », Jean-Louis Bourlanges, au cours de l'émission suivant l'attentat terroriste, a donc cru nécessaire de se défendre d'incriminer Max Gallo sur l'alliance de la droite avec les racistes. On peut considérer comme correcte son analyse de l'évolution récente de la situation politique, en France et dans le monde :
« Les libéraux ont rompu avec les solidaristes (...) et ils se sont rapprochés des conservateurs et se sont rapprochés également d'une droite populiste, à la fois très souverainiste (ce qui n'est pas forcément lié, je ne veux pas insulter Max Gallo), mais xénophobe » (33:20).
Mais, outre le fait que ce n'est pas nouveau (puisque cela débute avec Napoléon qui a rétabli l'esclavage, ce que Gallo avait notoirement minimisé), c'est exactement le problème de l'idéologie commune à l'assassin Anders Behring Breivik et Max Gallo. Ce même Bourlanges venait de l'analyser parfaitement en constatant :
« Une conscience islamophobe de plus en plus prononcée, de plus en plus forte, et qui tient lieu d'identité européenne, alors que dans les années quatre-vingt-dix, on estimait que l'identité européenne, c'était les valeurs universelles, les droits de l'homme, etc. » (23:02).
Au cours de l'émission, Jean-Luc Bourlanges s'embrouille un peu sur la question européenne qu'il définit pourtant très bien ici comme universaliste et droit-de-l'hommiste. Ce dont il parle est un aspect de l'opposition classique gauche/droite, biaisé par la guerre froide. Lui-même se dit partisan d'une « Europe très intégrée, [où] l'héritage historique n'était évidemment pas la xénophobie et toutes ces choses-là, mais [il] reconnaît que le projet devait s'enraciner dans une histoire et une géographie » (49:59). On remarque son « la xénophobie et toutes ces choses là » n'est pas très convaincant. Il cède le pas à son attachement démocrate chrétien pour justifier sans doute un refus de l'adhésion de la Turquie, dont il venait de parler.
La cause de cette confusion un peu jésuitique est sans aucun doute la question de la division politique entre les libéraux et les socialistes, deux universalismes issus des Lumières, qui les fait s'allier respectivement avec les populistes de droite et de gauche, respectivement racistes et nationalistes. L'erreur spécifiquement liée aux institutions européennes consiste à rechercher une « union politique », qui n'existe pas, et sert de masque au communautarisme chrétien, alors qu'on semble refuser le « grand marché » qui existe (y compris, déjà, avec la Turquie, il faut le noter !). On remarque que persiste sur ce point une alliance avec la gauche qui n'aime pas la notion de « marché » et préfère la « politique ». On peut y reconnaître l'influence chrétienne !
Sur ce point, j'ai déjà mentionné ailleurs qu'« Alain Lamassoure s'est vanté d'avoir convaincu Philippe de Villiers que les contrôles à la frontière espagnole n'étaient plus possibles du fait de l'augmentation du trafic. Or les échanges avec la Turquie sont bien plus importants qu'avec beaucoup de pays de l'Union européenne, les pays baltes, les pays scandinaves, ou même... la Grèce. » L'union politique repose évidemment sur des réalités économiques. La refuser pour la Turquie correspond évidemment à un rejet culturel communautariste chrétien qu'il faut bien appeler raciste. Ce qui n'est pas une « valeur » européenne, mais semble bien une « réalité » (comme dirait Gallo). L'hypocrisie est totale sur le sujet, puisque l'union politique n'existe pas davantage, actuellement, entre des pays catholiques ou plus généralement chrétiens (protestants, orthodoxes).
Universalisme chrétien
Nous avons vu avec Jean-Louis Bourlanges que le drame des démocrates chrétiens est de toujours céder aux sirènes du communautarisme religieux, au lieu de dépasser l'approche identitaire pour adopter ce qu'il avait pourtant très bien analysé comme les valeurs universelles de l'Europe. Le simple fait qu'on puisse soutenir le contraire montre la dégradation identitaire du débat.
J'avais déjà qualifié d'« erreur d'Éric Zemmour » son assimilationnisme qui prétend que l'intégration marchait bien. Il oubliait que l'antisémitisme a existé pendant la première moitié du XXe siècle au point de devenir une affaire d'État entre 1940 et 1944. Mais surtout, ce rejet oublieux de l'histoire des immigrés supposés non-intégrables ne peut pas se recommander des racines chrétiennes de la France et de l'Europe parce que le christianisme est précisément, lui aussi, une religion universelle.
Cette question de l'universalisme est centrale dans la religion chrétienne. La religion chrétienne est d'ailleurs la version universelle du judaïsme (katholikos signifie « universel » en grec). On croit que les juifs sont doués pour les affaires, mais les catholiques ont une vision bien plus globale du « marché ». On remarquera que l'islam partage avec le christianisme cette universalité et la filiation abrahamique. Au mieux, toute cette affaire est une question de concurrence (faussée) entre communautarismes qui se prétendent universels et qui ont échoué à l'être.
Une chose intéressante à noter, puisqu'il est question d'Europe et d'Union européenne, où la question des frontières se pose (voir « La Turquie dans l'Europe »), est que le christianisme est né entre la Turquie actuelle (jusqu'à l'Arménie) et l'Égypte où les coptes maintiennent la tradition, comme les orthodoxes dans les pays d'Europe de l'est, à l'intérieur et hors de l'Union européenne. Le souci légitime des identitaires racistes pour les chrétiens orientaux en terre d'islam semble négliger que les territoires en question ne sont pas en Europe géographique. Les valeurs chrétiennes ne sont donc pas « européennes » et ne l'ont jamais été. Il ne devrait pas être besoin de signaler non plus que l'Amérique latine est un continent très catholique, que l'Amérique du nord est chrétienne (protestante et catholique) comme l'Europe, et qu'il existe des chrétiens un peu partout dans le monde en Afrique, en Asie et en Océanie.
Nous venons aussi de voir que les valeurs démocratiques ne sont pas spécialement des valeurs chrétiennes. Leurs origines antiques canoniques remontent à la Grèce païenne. Le christianisme s'est particulièrement illustré dans le maintien traditionaliste des monarchies européennes ou le fascisme moderne. Les dictatures espagnoles, portugaises et sud-américaines, très chrétiennes, sont là pour en témoigner. Le fascisme et le nazisme sont aussi européens que les dictatures communistes ou les monarchies antérieures. L'Europe ne peut pas être utilisée comme synonyme de démocratie, ni de chrétienté.
Ce n'est pas la peine de prétendre à une origine européenne (ni origine, ni localité), pour des idées démocratiques qui se sont généralement définies par opposition aux traditions, en l'occurrence chrétiennes, mais tout autant musulmanes, hindouiste, bouddhistes ou animistes. La démocratie correspond à l'égalité de droits des individus et au difficile établissement de contre-pouvoirs politiques. Tout le monde le sait, et ce n'est pas la peine de faire semblant de croire autre chose en essayant de falsifier la réalité. C'est une question d'intégration des données disponibles. J'ai parlé ailleurs de « néo-maurrassisme par incompétence ».
Prétendre le contraire est justement le propre des identitaires comme Anders Behring Breivik. Il n'est déjà pas besoin de démontrer que le fascisme identitaire n'est pas démocratique. J'ai montré, dans l'article sur Max Scheler, l'origine intellectuelle de cette tendance qui a bel et bien donné les fascismes et le nazisme dans les années 1930. Avec l'assassin norvégien, on constate les conséquences de la renaissance de ce discours qui a eu lieu dans les années 1980. Depuis quelques années, sur Internet, les commentaires de journaux comme Le Monde, Libération, Rue89, Médiapart, pourtant réputés de gauche et antiracistes, regorgent de propagande raisonneuse de militants racistes anti-immigrés (alors qu'on n'y tolère pas l'antisémitisme). L'astuce identitaire consiste essentiellement à rester dans certaines limites, qui ne trompent pourtant personne. Cette tolérance à deux vitesses exige une explication (et des sanctions).
Les intellectuels médiatiques comme Finkielkraut, Zemmour, Max Gallo et autres, confèrent une légitimité à ces discours, car ils se fondent, en fait, sur des images d'Épinal passéistes, qu'on peut qualifier, au mieux de nostalgique de la situation coloniale. Le principe fondamental de la stratégie identitaire est surtout de ne pas admettre l'égalité de droits qui est l'essence de la démocratie. Cette incompétence à l'universalisme visait les juifs au début du XXe siècle, elle vise les Noirs et les Arabes au début du XXIe.
Habemus papam
Mais il existe effectivement une solution chrétienne à la crise européenne actuelle de la démocratie. On sait que le pape Pie XII a raté le coche avec le nazisme. Ses défenseurs prétendent qu'il a agi au mieux pour ne pas envenimer la situation. Le problème était plutôt l'anticommunisme qui, pour faire simple, divisait le clergé en chrétiens de droite (fascistes) et chrétiens de gauche ou sociaux. Le pape a privilégié l'unité de l'Église à tout le reste. Ce qui s'est passé au final peut au moins laisser penser que Mgr Pacelli/Pie XII n'était pas aussi bon diplomate qu'il le croyait et, pour être charitable, qu'il aurait pu mieux faire.
L'épisode de la guerre me paraît être la conséquence de l'inégalitarisme chrétien porteur d'une tolérance complice avec le l'idéologie raciste qui régnait à la fin du XIXe siècle. Cette tolérance a duré trop longtemps avec l'antisémitisme, la colonisation, le racisme en Amérique et l'apartheid sud-africain. Le fascisme est la version républicaine de la monarchie inégalitariste. Scheler a raison d'y voir une caractéristique chrétienne, sous sa forme féodale (sans doute idéalisée), où chacun savait rester à sa place.
Cette situation a trop duré ! Il n'y a pas ce risque aujourd'hui pour des religieuses hollandaises. La solution est évidente. Le pape doit excommunier les racistes et rappeler à l'ordre Max Gallo sur la question de l'universalité !
Jacques Bolo
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