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Politique / Méthodologie - Novembre 2010

Vision comptable des manifs

Décidément, les Français sont fâchés avec les chiffres (comme j'ai déjà eu l'occasion de le mentionner). Les manifestations contre la loi sur les retraites ont donné lieu à une nouveauté dans le rituel qui oppose les chiffres des manifestants et les chiffres de la police. Tout le monde se foutait depuis toujours que les manifestants donnent un chiffre deux à dix fois plus important que celui de la police. Mais le gouvernement a insisté lourdement pour suggérer que les manifestations étaient minoritaires dans la population. Ce qui est vrai de toute façon : c'est la problématique des minorités agissantes.

Or, cette fois, les médias, qui se transforment de plus en plus en chargés de communication gouvernementale, ont un peu trop repris l'argumentation. Ce qui en a fait un sujet de conversation, un buzz, au point que la revue en ligne Médiapart a cru bon de devoir vérifier les chiffres en procédant à un comptage maison. On ne peut pas le leur reprocher. Pour une fois que des journalistes vérifient leurs informations, comme ils prétendent pourtant le faire d'habitude ! Et Médiapart a trouvé presque les mêmes chiffres que la police (89 000) et même un tout petit peu moins (76 000) au lieu de 330 000 pour les syndicats. La cata ! Même si ça fait plaisir de savoir que la police fait bien son travail.

Bon, certains ont contesté la méthodologie : se mettre à la fenêtre et compter des blocs, être situé en début de manif. Mais comme c'est précisément la méthode utilisée par la police, on peut considérer que cette méthode produit cet ordre de grandeur, avec une marge d'erreur régulière, mais commune. Cela signifie que les chiffres de la police ne sont pas sous-évalués volontairement ou involontairement (nous supposerons méthodologiquement parlant que l'alcoolisme ne règne pas à Médiapart, et que celui de la police ne fait donc pas voir double).

La réaction n'a pas manqué de la part des lecteurs de cette revue en ligne, pour une bonne part nettement marquée à l'extrême gauche. Si les journalistes naïfs croyaient être félicités pour cette rigueur professionnelle, ils devront déchanter et réviser leurs classiques en ce qui concerne le choix du peuple (The People Choice). Ce fameux livre de Paul Lazarsfeld montrait que les lecteurs de la presse veulent d'abord qu'on confirme leurs opinions et non qu'on les informe sur la réalité. La prochaine fois, ces journalistes se contenteront de citer les communiqués officiels des uns et des autres en laissant leurs lecteurs choisir celui qui leur convient.

Bref, la tendance générale était plutôt à la traditionnelle accusation de faire le jeu de la police (pour une fois, c'est le cas de le dire), de trahir la classe ouvrière, ou la nouvelle, d'être des bobos pro-européens contaminés par la pensée unique. On comprend mieux, pour un enjeu aussi risiblement minuscule, les accusations des procès de Moscou : de titisme, d'être des valets de l'impérialisme, des agents de la CIA ou des nazis. Souvenirs, Souvenirs ! Edwy Plénel, fondateur de Médiapart, a bien essayé de se rattraper, mais c'est trop tard, il est catalogué comme hitléro-trotskiste pour l'éternité.

Pourtant, tout ça ne change évidemment rien à rien : si 330 000 manifestants ne sont en fait que 76 000, c'était donc toujours déjà le cas. On en a d'ailleurs dit de même de la fameuse manifestation gaulliste de 1968, où le million de manifestants n'aurait été en fait que 300 000 à 500 000. Ça marche pour tout le monde.

Le point fondamental est plutôt que cela a tendance à signifier autre chose. Si, comme le dit d'ailleurs le gouvernement, c'est toujours une minorité qui défile (dans tous les camps donc), cela signifie que ceux qui manifestent sont plutôt les permanents des organisations politiques, et ceux qui expriment un penchant qui pourrait éventuellement les inciter à le devenir. C'est une sorte de salon professionnel où l'on rencontre des collègues. Il serait préférable d'en être plus conscient pour optimiser le processus.

Un défaut de la méthode politique française consiste précisément, pour les organisations syndicales en particulier, à se considérer comme des organisatrices de manifestations, pour ne pas dire des « organisatrices d'événements ». Au lieu de considérer le résultat d'une négociation, elles mesurent leur succès à celui de la « mobilisation ». Et puis rien !

Une raison de cette bévue consiste peut-être dans l'histoire de cette tradition de lutte. Les intellectuels, adeptes de la méthode généalogique, pourraient l'appliquer aussi à cet objet. Une émission de France culture sur le sujet avait révélé que les manifestations avaient pris leur essor, au XIXe siècle, du fait de l'interdiction des réunions. L'astuce avait été de faire des cortèges pour les enterrements ! La proximité formelle avec les processions religieuses a fait le reste : la méthode est devenue un rituel.

Il faut constater que l'incapacité à débattre, le dogmatisme, et le mépris pour toute méthode scientifique, ont aussi suivi ce modèle religieux.

Jacques Bolo

Bibliographie

Georgi FRANK. « Le pouvoir est dans la rue ». 30 Mai 1968 la « manifestation gaulliste » des Champs-Elysées. In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N° 48, octobre-décembre 1995. pp. 46-60.

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