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Solidarité / Politique - Octobre 2010

Pauvreté et droit de cité

Droit de cité

La récente assimilation des Roms et des gens du voyage à la délinquance par Nicolas Sarkozy, comme complément à celle de l'immigration, sous prétexte de campements sauvages, est d'autant plus absurde qu'en 2012, les citoyens des nouveaux pays de l'Union européenne, comme la Roumanie et la Bulgarie, auront une totale liberté de circulation. Les rodomontades habituelles du gouvernement et les dépenses engagées seraient mieux employées à bien organiser l'accueil des migrants en général et des nomades dans ce cas précis. Si c'est un problème, ce serait l'occasion de le traiter réellement au lieu de toujours le différer et d'en faire une simple question de police. C'est la limite intellectuelle de ce gouvernement.

On sait bien ce qui se passe. Pour décourager l'immigration, on augmente les tracasseries administratives, ce qui crée un marché clandestin (comme pour la drogue). Pour les nomades, on sait que le nombre d'aires d'accueil est insuffisant. Dans les deux cas, il faut bien comprendre que ce qu'on limite est simplement la liberté de circulation. La question relève en fait du droit de cité. Il s'agit évidemment du droit de cité des pauvres, qui sont trop nombreux dans le monde (ou simplement en Europe) pour qu'on accueille tous ceux qui pourraient vouloir se présenter dans les pays riches [1].

Mais la polarisation sur l'immigration ou le cas conjoncturel des Roms - très provisoire donc - masque le fait qu'il s'agit aussi de la question pourtant très à la mode de la « gentrification » ou de ce qu'on a appelé le « stade Dubaï du capitalisme ». Les riches s'enferment de plus en plus dans des quartiers réservés. L'urbanisme s'organise en ghettos de pauvres et ghettos de riches. Rien de nouveau sous le soleil. En fait, cette situation est générale et permanente. C'est la mixité sociale qui était une illusion. Ce qu'on dit sur la stratification verticale des immeubles parisiens qui mélangeait les classes sociales n'invalide pas le modèle. Cela signifie simplement que le ghetto était vertical.

Pour comprendre réellement de la situation, il aurait fallu noter aussi que la simple existence de pays riches et de pays pauvres appartient déjà à ce modèle, d'où la question de l'immigration. Les passeports sont bien des permis de circuler. Les passeports intérieurs en Chine, dans l'ancienne URSS, ou les carnets de circulation des ouvriers du XIXe siècle, ne valent pas mieux que les passeports internationaux. C'est précisément cette réalité que le cas des Roms manifeste en tant que citoyens européens (ou nationaux) résiduellement nomades. L'erreur insinuée par l'expression « stade Dubaï » consiste dans le fait qu'elle caractérise uniquement le cas de petits pays riches. La vérité générale du phénomène concerne bien le droit de cité. Le concept s'incarne plus visiblement quand il s'agit de villes-États, comme Dubaï, Monaco, Singapour, etc. Mais ces villes contiennent aussi des pauvres qui tiennent le rôle de la domesticité de l'ancien régime ou du XIXe siècle. Inversement, les pays pauvres ont toujours eu leurs super-riches et leurs quartiers chics à côté de bidonvilles.

Le cas spécial des Roms révèle la nature artificielle des frontières. L'Europe balkanique a été déchirée par la fameuse question des nationalités. Elle n'est toujours pas réglée, mais elle est masquée par la présence d'« immigrés non-européens » qui donnent l'impression (sans la moindre reconnaissance pour service rendu) d'une identité européenne, que certains considèrent comme ethnico-religieuse. Il est naïf de considérer que seule l'option universaliste a « droit de cité » ! Elle est l'exception plutôt que la règle.

Pauvreté

Le véritable problème est donc, depuis toujours, de savoir comment les riches traitent les pauvres. Les catégories nationales ne sont que le moyen actuel de se donner la bonne conscience pour ne pas leur accorder les mêmes droits. Le fait qu'on considère ces frontières comme normales montre l'état du problème. Quand les intellectuels parlent de « construction » de l'identité, ils ne la déconstruisent généralement pas jusqu'au bout.

J'ai montré comment la ville de Paris traitait les pauvres à propos de l'affaire des tentes sur les quais du canal Saint-Martin, ou celle de l'expulsion des Afghans au même endroit. On sait également que la ville de Paris est en voie de gentrification. La séparation artificielle Paris-banlieue par le périphérique accentue le phénomène. L'existence de banlieues chics ne l'infirme pas, puisque le grand Paris est le vrai critère urbanistique.

Le problème du traitement de la pauvreté est biaisé par le refus d'admettre la hiérarchie sociale de fait au nom d'un droit abstrait qui renforce l'inégalité. On voit dans les exemples cités que l'image folklorique du clochard est confrontée à la gentrification immobilière actuelle qui les exclut totalement. L'idéalisme de gauche considère la question comme déjà résolue (conceptuellement) par les logements sociaux. Mais, face à la marginalité, on voit que la gauche se comporte exactement comme la droite. L'autre solution, de la charité (abbé Pierre, Restaus du coeur, RMI, etc.), à gauche ou à droite, a surtout un effet stigmatisant et ne permet pas de sortir de l'exclusion. Les tentatives comme le RSA restent pour l'instant un habillage formel inefficace.

L'affaire des tentes offertes aux sans-abris et la nouvelle affaire des Roms, donnent involontairement la solution. Il était évident, quand on voyait des gens dormir dehors, sur le sol ou sur des bouches d'aération chauffées, que des tentes et des sacs de couchage étaient préférables. Le cas des Roms montre le chemin. Quand les tentes sont apparues, il m'avait paru évident qu'il s'agissait d'une solution bâtarde, issue de l'idéologie misérabiliste. Il est facile de voir où le bât blesse. On pourrait évidemment fournir un abri plus correct comme des baraques de chantier (style Algéco ™), spécialement pour que ces sans-abris puissent bénéficier de sanitaires.

L'erreur classique, révolutionnaire et maximaliste, consiste à vouloir résoudre le problème au lieu d'accepter de l'assumer. Ce faisant, on remet aux calendes grecques une solution immédiate au nom d'une solution définitive qui ne vient jamais. D'où le scepticisme des cyniques sur les intentions des belles âmes. La gauche qui se plaint que la droite traîne les pieds pour construire des logements sociaux ne devrait donc pas pouvoir refuser d'accepter un certain taux de très pauvres par commune. Il suffirait d'installer dans toutes les villes, par-ci, par-là, des espaces réservés aux très pauvres. On accepte bien les baraques de chantier dans Paris pour les travaux de voirie incessants et inutiles. Les écolos ont tendance à considérer que la construction de couloirs pour les vélos (à contresens en plus) est une priorité au lieu de traiter les vraies urgences. S'ils ne veulent pas des pauvres, qu'ils le disent.

Le principe est d'offrir un hébergement minimal décent. On peut reprocher à cette solution de ne pas pousser à la consommation et de se contenter de peu. Cela me convient. Je suis pour la décroissance. Et je préfère une solution de peu, à la réalité actuelle qui tolère le « moins que peu » par excès d'ambition toujours remise au lendemain. La solution à la pauvreté n'est pas seulement la suppression de la pauvreté ! Et l'on constate depuis des décennies que les exigences de confort des logements sociaux, pourtant toujours insuffisants, constituent des contraintes qui laissent sans rien ceux qui ne peuvent prétendre à ce standard (en plus de la pénurie).

Une fois admise cette solution, on peut admettre une progression dans le confort et dans l'intégration. Il serait souhaitable de faire payer un petit loyer pour faciliter la réinsertion dans le système normal, outre l'intérêt de l'autofinancement. Cela permettrait aussi une prise en main des individus en leur restituant une capacité de choix personnel plutôt que le soumettre à des professionnels qui décident pour eux. La crise interminable du logement en France peut être enfin résolue quasi instantanément au moyen de caravanes (parcs de mobile-homes à l'Américaine). Merci au modèle des Roms ! On a admis qu'il fallait des aires d'accueil pour les migrants. Il faut admettre qu'un minimum de lieux d'accueil pour les plus pauvres est nécessaire comme droit de cité dans toutes les communes. Maintenant !

Jacques Bolo

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Notes

1. Pour ceux qui l'ignorent, la citation complète de Michel Rocard est « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde… mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part  » (1990). [Retour]

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