Quelle croissance ?
Pendant les crises, les économistes nous expliquent pourquoi ils se sont trompés. Et on écoute avec intérêt leurs explications au lieu de les pendre avec les banquiers. Ce doit être la reprise, car les économistes recommencent à se tromper, ces derniers temps, avec la même arrogance qu'auparavant. Faut-il en conclure que nous sommes comme des poissons rouges, dont la mémoire ne dure que le cycle (économique) autour d'un bocal ?
L'émission de Dominique Rousset sur France culture, « L'économie en question », le 4 septembre 2010, avec Nicolas Baverez, Olivier Pastré, Xavier Timbeau, Éric Le Boucher, Dominique Plihon, traitait du « retour de la croissance » ainsi que de la question de la décroissance et de la répartition pour rendre compte de l'école d'été d'Attac, le mouvement altermondialiste. La position des économistes peut se résumer à l'ultimatum, d'Olivier Pastré : « Commençons par dire : 'il faut de la croissance'. Après comment on l'organise, je suis prêt à en discuter ». Monsieur est bien bon de définir au préalable ce qu'on peut dire ou ne pas dire ! C'est sûr que ça facilite les débats.
Cette position correspond simplement à la prolongation des courbes ou au mythe récurrent des Trente glorieuses, qui étaient d'abord surtout une reconstruction, puis une croissance démographique. Ne pas prendre en compte ces deux éléments revient à considérer abstraitement le PIB global et de se féliciter naïvement de sa croissance. Pour le premier critère, l'Europe a mis au moins dix ans à rattraper le niveau d'avant guerre, et pour le second, l'augmentation de la population de 50% sur trente ans exige que l'on diminue d'un tiers la croissance par habitant.
C'est sans doute cette réalité qui a permis (aux profiteurs d'après-guerre) de mobiliser des capitaux pour la croissance fordiste de la consommation qui a effectivement suivi et qui correspond à la croissance actuelle des pays émergents. Dire aujourd'hui : « il faut de la croissance » ne signifie rien, puisqu'il n'y a rien à reconstruire et que la population aurait plutôt tendance à diminuer en Europe. Ambitionner pour l'Europe la croissance actuelle de pays comme la Chine n'a aucun sens. Les deux facteurs (reconstruction et démographie) qui s'inversent actuellement suffisent donc à expliquer la croissance molle de quelques pour cent que l'on déplore à longueur d'articles ou d'émissions, par comparaison avec les Trente glorieuses. Il est démontré que les économistes ne servent absolument à rien. Fin de la discussion !
Malthusianisme
Incidemment, comme le même Olivier Pastré aura la gentillesse de préciser sa « pensée » en mentionnant que : « les deux exemples du livre [sur la décroissance]... Malthus à côté, c'est un grand optimiste. Il faut retrouver la croissance, après on l'organisera [refrain] », je dois préciser (au lecteur qui ne sait pas encore à qui il a affaire) que je préconise un ultra-malthusianisme (une diminution de la population) pour mesurer seulement la croissance par tête. Un économiste compétent n'y trouverait rien à redire.
Il n'est peut-être pas assez clairement énoncé que la décroissance concerne la consommation globale. Les écologistes qui ne sont généralement pas compétents en économie (non plus) se laissent aller à une apologie de la frugalité monacale qui explique l'idée « on revient au Moyen-âge » ou « back to the trees », comme il en sera question dans la même émission. Une diminution de la population résout le problème, comme je l'ai évoqué dans d'autres articles. Du point de vue global, cette diminution ne change rien aux lois économiques. Elle permet par contre de réduire immédiatement la consommation de ressources. Ce point n'est pas discutable. Son inconvénient est de supprimer la facilité de l'accroissement de la demande qui permettait aux économistes de croire à une croissance automatique.
La population a été multipliée par six depuis la révolution industrielle. Cela peut d'ailleurs suffire à conditionner la question de la répartition, comme c'était d'ailleurs, on l'a oublié, la raison du propos malthusien au XIXe siècle. Le fait que cette révolution industrielle ait permis de nourrir la population ne le dément pas sur la relation entre les ressources et le nombre des humains. Seule la croissance arithmétique de la production a été contredite. Le point concret est de savoir s'il est possible (et souhaitable) de multiplier encore la population par six, voire plus, dans cent ou deux cents ans. Et il n'est pas dit que la production puisse suivre toujours.
Économie et économies
Pastré lui-même défend les énergies nouvelles comme « relais de croissance ». On ne peut qu'être d'accord. Il est sûr que, vu le niveau actuel, les énergies nouvelles ne peuvent que croître. Les « décroissants » sont donc bien pour la « croissance » des énergies nouvelles ! Pastré cherche vraiment le bâton pour se faire battre ! Le fait est que les économistes français (qui rêvaient de nucléaire dans les années 1960-1970) sont responsables du retard de la France en la matière. Ils ont été des « boulets de croissance » dans ce domaine.
Les écolos qui, comme moi dans les années 1970, parlaient des énergies nouvelles, ont sans doute eu le tort d'être trop politiques et centrés sur l'antinucléaire. Mais ils étaient aussi considérés comme des rigolos par la droite, la gauche et l'extrême gauche (l'extrême droite n'existait pas à l'époque) et par les économistes. Il en reste quelque chose. Pourquoi se priver du plaisir de dire qu'on avait raison avant tout le monde ? Quarante ans de retard, ça se paye. Ça le devrait (ici, c'est plutôt le peloton que le gibet). En tout cas, il n'est pas question de supporter l'arrogance des imbéciles.
Car c'est bien une imbécillité économique de croire que les économies d'énergie, ou tout simplement l'augmentation de la productivité qui mesure la croissance par personne, vont produire de la croissance. J'ai déjà parlé de l'erreur de Sauvy, qui incarne précisément le natalisme et le mythe des Trente glorieuses, à propos de la diminution du temps de travail. Ce que j'en disais s'applique exactement à cette question de la productivité :
« [Sauvy] oubliait d'envisager la situation où l'équipement réalisé, le marché se limite au renouvellement. Dans ce cas, les progrès techniques continus permettent effectivement une réduction du temps de travail. C'est ce palier qui est atteint aujourd'hui en Occident, tandis que ce sont les pays émergents qui s'équipent. C'est un défaut fréquent des économistes de confondre la conjoncture et la théorie économique. La science est toujours fondée sur la légitimité des généralisations. » ( Le retour des 35 heures).
Les économistes confondent les augmentations du marché avec la productivité, la micro-économie avec la macro-économie, ou l'augmentation du chiffre d'affaires d'une entreprise avec celle du marché global. Le fait qu'ils interviennent dans les fusions-acquisitions leur fait négliger que le marché de deux entreprises qui fusionnent n'augmente pas. Le but est pourtant les économies d'échelle (outre le fait que ça rate souvent). Éventuellement, l'erreur provient du fait qu'ils considèrent l'économie nationale comme de la macro-économie, alors qu'elle n'est que locale (« mercantiliste ») d'un point de vue réellement global qui est devenu la réalité dans la mondialisation. C'est ce point de vue global qui est celui de l'écologie.
La décroissance correspond précisément à l'objectif de l'économie qui est de « faire des économies ». Le but de l'économie n'est pas de dépenser plus (« travailler plus, pour gagner plus, pour dépenser plus »). Et comme je l'ai aussi remarqué, quand on subventionne, par facilité, l'achat d'automobiles, on n'aide pas d'autres agents économiques, tout aussi nécessaires et éventuellement moins consommateurs d'énergie. Quoi qu'il en soit, quand on consomme moins d'essence pour sa voiture, les pompistes voient bien leur chiffre d'affaires diminuer. En économie, dépense = recettes, donc moins de dépenses = moins de recettes. Il peut y avoir des substitutions, mais une économie correspond bien à une diminution quelque part. Et augmenter les recettes par la conquête d'un marché sur un autre agent ne change rien au bilan global. C'est bien de micro-économie qu'il s'agit sur ce point.
Inversement, il a été question, au cours de l'émission, du rôle de la croissance dans la réduction de la pauvreté dans les pays émergents. Nicola Baverez a très justement critiqué ATTAC sur ce point de l'ANTI-mondialisation résiduelle dans ce mouvement ALTER-mondialiste, dont le représentant était ici beaucoup trop soucieux d'une légitimité d'économiste un peu factice. Ce point de vue global exprimé par cet économiste libéral est absolument indispensable. Mais cela ne change rien à la réduction de la consommation par la réduction de la population. Et cette réduction correspond bien à une récession, cauchemar des économistes.
Tous les agents économiques essaient de toute façon de réduire les dépenses. Et ce ne sont pas les réductions d'effectifs dans la fonction publique qui vont prouver le contraire. Les entreprises privées essaient aussi de faire des économies. Quand les agents économiques dépensent moins, cela provoque bien des pertes d'emploi (ou de renouvellement), sauf si on considère, de façon d'ailleurs très classique, une économie (d'énergie, de charges) comme une augmentation de la productivité. C'est pour cela que je parlais de « décroissance compétitive », contre les économistes qui confondent croissance et gaspillage ou cash burning, pour ne pas parler de cavalerie de type Madoff, comme dans l'affaire des subprimes qui produisaient sans aucun doute des bilans « en forte croissance ».
Jacques Bolo
Bibliographie
Tim JACKSON, Prospérité sans croissance : la transition vers une économie durable
Geneviève Azam, Le temps du monde fini : vers un postcapitalisme civilisé
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