Le « point Godwin »
On entend de plus en plus parler de « point Godwin ». Internet a ses clichés, comme toute activité littéraire. Et c'est d'activité littéraire qu'il est question, puisque Internet permet à chacun d'écrire dans des revues en ligne, des sites personnels ou des blogs, et dans des commentaires d'articles ou des discussions. Il semble même que ce soit devenu l'activité principale de certains. C'est un véritable renouveau de l'écrit. Pourquoi s'en plaindre ? Ceux qui s'en plaignent prétendent simplement au monopole de l'expression. Et surtout, c'est un média participatif, par opposition aux médias traditionnels, où la participation (au moins visible) se réduisait au courrier des lecteurs, au micro-trottoir, à la sélection de quelques rares témoignages, et le plus souvent à la figuration. Les contributions plus poussées étaient sélectionnées dans des enquêtes canoniques (psychanalyse, sociologie, littérature...) ou ont aujourd'hui tendance à être scénarisées dans la téléréalité.
Mais cette activité littéraire autonome a aussi ses manies. Celle de la comparaison avec le nazisme est une facilité habituelle, et la référence « aux heures les plus sombres de notre histoire », un cliché dans le cliché (un « cliché de chez cliché » pour prendre le cliché à la mode depuis quelques années). C'est ce constat qui a suscité la création du « point Godwin » par Mike Godwin en 1990. Il avait constaté, dans les débats sur Usenet [1] que la discussion tournait souvent à la dispute qui atteignait un « point » où un interlocuteur traitait l'autre de nazi, ou faisait plus généralement référence à cette période [2] : « plus une discussion sur Usenet dure longtemps, plus la probabilité d'y trouver une comparaison avec les nazis ou avec Hitler s'approche de 1 » Godwin prétendrait aussi que cela marquait la fin de la discussion. Ce qui est déjà abusif.
L'inconvénient du « point Godwin » est qu'il constitue lui-même, ce faisant, un argument dans le débat. Ce qui montre d'ailleurs que le débat continue. Et le « point Godwin » est devenu un cliché. C'est d'ailleurs le principe de l'argumentation d'avoir des contre-arguments classiques qui deviennent des clichés. Ils étaient plus ou moins codifiés par la rhétorique depuis l'antiquité.
L'imposture de « l'argument du point Godwin » est précisément qu'il se prétend conclusif. Dans le meilleur des cas, il peut s'agir de formalisme. Un certain nombre d'imbéciles croient par exemple que les fautes d'orthographe invalident une opinion. Ce qui signifierait qu'elle est valide à l'oral, mais pas à l'écrit ! Il est donc démontré, démontré, qu'il s'agit bien d'imbéciles. Fin de la discussion sur ce point (ça, c'est conclusif). Ceux qui prétendent agir pour le bien de leur cible, car une mauvaise orthographe nuit à la compréhension (ce qui est vrai), aggravent leur cas. Je ne suis pas sûr qu'ils se permettraient ce genre de commentaires à l'oral (entre adultes). Ils se prennent sans doute pour les professeurs de l'humanité (les groupes sur Usenet avaient, il est vrai, des responsables qui tendaient à se comporter en censeurs, avec l'argument de la netiquette [3]). Mais ils ne comprennent pas ce qu'est une discussion. Sur Internet, ce sont des « trolls » (débiles à idée fixe qui ramènent tous les débats à leur fixation, ici l'orthographe). Dans le monde réel, ce sont des cons !
Dans le pire des cas, le point Godwin est une stratégie défensive quand on gratte là où ça fait mal. On peut aussi se demander si certains ne cherchent pas à provoquer cette accusation. Le problème avec le point Godwin, c'est qu'il permet à des imbéciles de l'ouvrir dès qu'on évoque le nazisme. Le sens initial du point Godwin est la pertinence. Sinon, c'est tout simplement du négationnisme. Très souvent, la référence au nazisme est pertinente. Au mieux, on peut dire que Godwin critique l'abus d'hyperbole (en fait, il critique encore les cas où elles ne sont pas pertinentes et stigmatisent les opposants). Mais l'exagération n'est pas un crime contre l'humanité. Le nazisme et les nazillons qui traînent un peu partout sur Internet, si ! Et Godwin leur a donné un argument qui ne trompe personne, sauf certains imbéciles éventuels qui se prennent pour plus malins qu'ils sont.
Un bon exemple élémentaire de cette utilisation pertinente de la référence au nazisme se produit assez souvent sur le net. Chaque fois qu'on critique Nicolas Sarkozy, ce qui est fréquent, quelqu'un finit par dire qu'il a été élu avec 53 % des voix. Et ça ne manque pas, quelqu'un réplique presque toujours : « Hitler aussi a été élu ! ». Outre sa signification objective que les élections ne garantissent rien, cette référence est d'autant plus pertinente, qu'elle se réfère précisément au respect des minorités. Prétendre que la majorité justifie tout, c'est-à-dire la dictature, en politique, rend pertinente la référence au nazisme. Cela ne veut pas dire forcément que Sarkozy est un nazi. Si quelqu'un disait que la culture rend meilleur, il ne serait pas absurde de dire que l'Allemagne était réputée cultivée peu avant le délire nazi. Hitler savait lire (et il était cultivé - schopenhauérien, nietzschéen, wagnérien - contrairement à la facilité de le considérer comme un malade), cela ne l'a pas rendu meilleur. Sarkozy sait lire et il est certainement plus cultivé qu'on veut bien le laisser croire, cela ne veut pas dire non plus que Sarkozy est un nazi. Et tout cela veut bien dire que la lecture ou la culture n'a rien à voir à l'affaire. Par contre, une conception censitaire de la politique peut bien être considérée comme proto-nazie.
Une fonction de ce genre d'hyperbole consiste à utiliser les cas limites pour montrer leurs conséquences possibles. Parler de « point Godwin » relève de la dénégation, ou simplement de la mauvaise foi. D'autant qu'à fronts renversés, la figure rhétorique du nazisme renvoyant à une dictature de droite serait remplacée par le stalinisme pour la gauche, par ceux qui mentionnent le point Godwin.
Le véritable problème est toujours la pertinence. Le véritable inconvénient des discussions en ligne est le « pourrissement du fil » (ce qui fait qu'on « perd le fil », de digression en digression). C'est souvent le fait de trolls et de leurs idées fixes. C'est parfois volontaire quand ils sont des militants ou des mercenaires payés pour faire le buzz. Le plus souvent, c'est un biais normal de la digression quand on oublie le sujet central pour commenter une partie de commentaire (d'où l'erreur structurelle des corrections orthographiques - surtout si elles contiennent elles-mêmes des fautes). On conseille généralement « don't feed the troll » [ignorez les trolls]. Ce qui est généralement un peu méprisant pour les newbies (les bleus sur le net). La véritable règle devrait être : « recentrez le débat ». Et cela ne devrait pas être nécessaire de le dire (digressions possibles). Il faut le faire directement.
Exercice
L'affaire de la stigmatisation estivale des Roms par le gouvernement français a donné, une fois de plus, l'occasion de vérifier l'abus d'usage du point Godwin. Par ce moyen, les militants ou mercenaires se sont empressé de défendre le gouvernement contre cette invocation du génocide des Tziganes par les nazis. On a parlé de « rafles », et on l'a contesté, comme cela avait déjà été le cas en 2007, où j'avais eu l'occasion de signaler que :
« le Petit Robert, pourtant parfois économe d'acceptions, comme à propos de la colonisation (voir « Lexicologie coloniale »), « donne une double définition moderne », en distinguant le « cas particulier » préludant à la déportation de juifs en 1942, et le « cas courant », qui concerne une opération de police visant à embarquer un groupe quelconque de personnes dans un lieu donné. » (cf. « Peur des mots » :).
Plutôt que dire qu'il ne s'agit pas de rafles, il suffirait de dire que « rafle » n'est pas uniquement nazi. C'est d'ailleurs ce que disent le ministre de l'Immigration et de l'Identité française, ou le ministre de l'Intérieur en affirmant qu'ils ne font qu'une « opération de police ». Il s'agit donc bien d'une rafle. Et on pourrait accepter le point Godwin puisqu'il ne s'agit pas de nazisme.
Par contre, en début d'année, le même ministre de l'Immigration et de l'Identité française ne s'est pas privé d'utiliser la même hyperbole quand il avait été l'objet de moquerie sur son physique de la part de Stéphane Guillon. Ce qui a finalement valu le renvoi de l'humoriste de France Inter (voir « Fini de rire »). Le directeur de Radio France, Jean Luc Hees, ne s'est pas gêné pour évoquer les : « heures les plus sombres de notre histoire » où l'on se moquait du physique des juifs :
« Nous avons une histoire. Qui nous enseigne que l'attaque personnelle, fondée sur le physique de la personne, fait partie de ces valeurs infranchissables. Les années sombres, les références tellement amusantes aux yeux de fouine, au nez et aux doigts crochus, sont là pour nous le rappeler. Là, la plaisanterie doit s'arrêter. L'humour a ses frontières qui sont celles de la morale républicaine. »
Avant l'été, Jean Luc Hees a donc renvoyé de son boulot l'opposant (juif) Guillon, avant que Besson déporte les Roms. Il ne s'agit évidemment pas de nazisme. Mais on peut considérer cette conception du « ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale » comme pétainiste... sans l'excuse de la pression nazie ! Ce qui est bien conforme à notre histoire.
Et ce qui est douteux, c'est que ce genre de politique vise à s'appuyer sur les suffrages des personnes manifestant bien les conceptions « les plus sombres de notre histoire » et sur la lâcheté des autres (j'ai parlé de néo-maurrassisme, ce qui est indulgent). Mais toute cette confusion est bien normale. Le négationnisme est précisément le fait de nazis.
Jacques Bolo
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