Le magazine « Les infiltrés » de France 2 a provoqué une polémique quand, après l'émission du 7 avril 2010 : « Pédophilie, les prédateurs », les journalistes ont dénoncé les pédophiles à la police. Dans Libération du 6 avril 2010, le patron de l'agence Capa, Hervé Chabalier, qui produisait l'émission a justifié la délation dans deux cas, la pédophilie et le terrorisme. C'est un peu bizarre. Cela signifie-t-il qu'il ne dénoncerait pas un criminel en série qui s'attaquerait à des adultes ? Ou un violeur ? ou simplement un voleur ou un fraudeur ?
Le débat a cru bon de porter sur le principe de l'infiltration. La première ambiguïté vient de la Charte des journalistes, qui demande de ne pas dissimuler sa profession. Cela revient à faire des journalistes des chargés de communication. Ce qui est d'ailleurs très souvent le cas, pour les journalistes « embedded » dans les opérations militaires, pour les entreprises ou en politique. Et cela leur offre d'ailleurs une possibilité de reclassement ou d'extras pour arrondir les fins de mois (on parle de « faire des ménages »). Les journalistes se prévalent un peu trop d'une qualité d'enquêteur indépendant à l'égard des pouvoirs qui ne concerne que de rares cas exceptionnels. Ce n'est pas dans nos contrées qu'on assassine des journalistes dérangeants. Il faut bien en conclure qu'ils ne dérangent personne !
La question de la « protection des sources » n'a pas vraiment lieu d'être quand il s'agit d'une enquête comme celle de cette affaire. C'est confondre la source (l'informateur) et l'objet de l'enquête. Au mieux, cela correspond à la situation ou un informateur négocie ses renseignements pour avoir une réduction de peine. Quand la source et l'objet sont effectivement confondus, cela devient une forme de téléréalité. Plus exactement, il s'agit de réalité de la télé qui peut se résumer à : « tout le monde veut passer à la télé ». Pourquoi pas les pédophiles et les terroristes ? On en est au point où l'on se demande presque si on ne devient pas pédophile ou terroriste pour faire l'intéressant. Cela ne fait aucun doute en ce qui concerne les journalistes des « Infiltrés ». Il est loin le temps du « pour vivre heureux, vivons cachés » ! On est à celui, du « tu m'as vu à la télé hier soir ? », de préférence en prime time !
Cette question de la dénonciation, de la « délation », est un fantasme français depuis la Deuxième Guerre mondiale. Dès qu'on évoque ce sujet, il semble qu'on parle de dénoncer des juifs ou des résistants à la police de Vichy ou à la Gestapo. En fait, la véritable question philosophique, comme on le voit bien (mais comme on le comprend mal) est la question de la loi. Dénoncer des juifs ou des résistants était légal, obligatoire, mais ce n'était pas bien. Quelqu'un qui aurait dénoncé parce que c'était la loi – selon le fameux exemple donné par cet imbécile d'Emmanuel Kant (1724-1804) – aurait passé un mauvais quart d'heure à la Libération. Se revendiquer de la loi ou de la Charte des journalistes relève de ce principe kantien. Comment prendre les philosophes – ou les journalistes – au sérieux ?
La réalité est beaucoup plus simple : chacun agit selon sa conscience. On dénonce les crimes qu'on réprouve, ou qu'on juge les plus graves, parce que tout est relatif, et qu'on sait bien que personne n'est parfait. Le problème de la loi est précisément qu'elle constitue une forme d'idéal formaliste. Seuls les Américains dans les séries télé croient qu'elle est d'essence divine. Dans la réalité, les Américains ne sont pas les derniers à s'arranger avec leur conscience.
Un autre principe de la Charte des journalistes prévient qu'un journaliste professionnel « ne confond pas son rôle avec celui du policier ». On pourrait tout aussi bien dire qu'il « ne confond pas son rôle avec celui du juge ». Mais c'est surtout une question de division du travail. Car le journaliste n'a jamais refusé de dénoncer des scandales ! C'est même l'idéal journalistique ! Si la pratique est plutôt celle des « marronniers », des « chiens écrasés » et de « l'inauguration des chrysanthèmes », un bon scandale fait vendre du papier.
On l'a d'ailleurs un peu oublié. À la fin du XIXe siècle, les choses étaient plus claires (comme pour la corruption dans les pays du Tiers-monde qui n'ont pas appris les techniques modernes plus subtiles). Les journaux envoyaient aux industriels des projets d'articles sur leurs entreprises pour avoir des publicités, soit pour ne pas publier (chantage), soit pour publier (publireportage). C'est d'ailleurs toujours le cas en ce qui concerne le publireportage (voir le « C'est le moment d'acheter ! » des campagnes immobilières pour écouler les stocks des promoteurs en pleine crise immobilière). Pour le chantage, c'est plus discret, ou cela concerne les partis-pris politiques des rédactions.
Le petit livre de Robert de Jouvenel, La République des camarades, que j'ai d'ailleurs réédité parce qu'il n'était plus disponible, décrit très bien l'imbrication des quatre pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire et médiatique). La presse n'est pas indépendante au point qu'il n'y ait aucune interaction avec les trois autres. La presse française est d'ailleurs connue pour ne pas prendre beaucoup de précautions pour masquer sa connivence. Ce n'est pas la peine de jouer aux vierges effarouchées ou aux journalistes mythiques à l'américaine.
Dénoncer la dénonciation est la preuve flagrante de l'hypocrisie journalistique ou de sa naïveté. Le journaliste, on le sait, « ne parle pas des trains qui arrivent à l'heure ». Il dénonce donc les trains qui arrivent en retard, l'incurie de la SNCF, les grèves des cheminots, etc. Le journaliste dénonce ! Plus dénonciateur tu meurs ! Si j'étais mauvaise langue, je pourrais dire que, comme au bon vieux temps, quand il ne dénonce pas, c'est qu'il touche. Et quand il ne touche pas, il dénonce.
Jacques Bolo
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