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Méthodologie / Histoire - Avril 2010

Haenel, Karski, Lanzmann & Shoah TM

Scandale autour du livre de Yannick Haenel, Jan Karski, (Gallimard, 2009), sur cet émissaire du gouvernement polonais en exil qui avait pu s'introduire dans le camp de Belzec et avait témoigné auprès des Alliés. Une interview de ce grand témoin était apparue dans le film Shoah de Claude Lanzmann. Haenel s'est livré ensuite à une fiction pour combler certains trous dans ce témoignage et s'oppose à la thèse du film Shoah sur la Pologne et les Alliés.

Cette initiative littéraire a provoqué la colère de Claude Lanzmann qui, outre son opposition notoire aux fictions sur le sujet, semble réduire le problème à une question de droit d'auteur [1]. Dans un certain sens, ce n'est pas entièrement infondé puisque le néologisme « Shoah », devenu usuel, provient justement du film de Lanzmann. Une curiosité est que, peu de temps auparavant, le terme qui s'était imposé était le nom d'une fiction, la série télévisée Holocauste !

Ce feuilleton avait marqué le public en son temps. Holocauste (1978), de Marvin Chomski, apparaissait comme une suite à Racines (Roots, 1977, de Marvin Chomski, John Erman, David Greene, Gilbert Moses), sur les traites négrières (ce qui est déjà une chose intéressante en soi). On peut considérer que ces deux feuilletons ont lancé les deux modes 1) des racines (noires, juives, etc., d'où la question dees « cultural studies ») et 2) de l'Holocauste/Shoah ou de la « mémoire ». Auparavant, le génocide nazi n'était pas la priorité dans la représentation de la Deuxième Guerre mondiale. Le fameux livre sur le génocide de Raul Hilberg, La Destruction des juifs d'Europe, publié aux États-Unis en 1961 n'avait été traduit en français qu'en 1988 ! En ce sens, le fameux scandale provoqué par Le Pen à propos du « détail » (en 1987) n'était pas complètement immotivé [2].

Le véritable intérêt pour ces questions a plutôt commencé en France dans les années 1970 avec le film documentaire de Marcel Ophuls, Le Chagrin et la pitié (1969, mais diffusé seulement en 1971), et celui d'André Harris et Alain de Sédouy, Français si vous saviez (1973). Les thèmes traités étaient plutôt le pétainisme et le gaullisme. Le livre de Paxton, La France de Vichy, qui renouvelait la vision de la collaboration, en la considérant comme un engagement ouvertement fasciste, parut en 1973. C'est donc bien le feuilleton Holocauste qui a provoqué, presque à partir de rien, l'intérêt mondial pour le génocide des juifs par les nazis. Le court-métrage d'Alain Resnais, Nuit et brouillard (1956), précurseur sur ce sujet, avait même été censuré (sur la présence d'un gendarme français et les autorités allemandes demandèrent également le retrait de la sélection officielle du festival de Cannes 1956 - voir Wikipedia) avant d'être projeté dans les écoles à la fin des années 1960. On constate ainsi l'influence de quelques rares oeuvres marquantes des années 1970-1980.

Même si le film Shoah (1985) peut être considéré comme une suite à Holocauste, Lanzmann a posé comme une norme l'obligation du documentaire pour parler de ce qu'on appelle depuis « la Shoah ». De ce point de vue, il est plutôt l'héritier d'Alain Resnais pour le sujet, et d'Ophuls ou Harris & Sédouy pour la forme de l'interview (pour son omniprésence personnelle dans le documentaire, il fait plutôt penser à Cousteau). Mais rien ne justifie le dogme documentaire.

Le refus de la fiction pour traiter de la Shoah résulte plutôt du problème posé par le négationnisme. L'idée de fiction semblerait insinuer que ce dont on parle n'a pas vraiment existé. La solution trouvée par Lanzmann d'imposer le documentaire comme seule forme possible est évidemment absurde. Holocauste et Racines étaient bien des fictions, mais personne (à l'époque) ne mettait en doute l'existence de ces phénomènes, bien que les personnages et les péripéties de ces feuilletons soient plus ou moins fictifs. Cet effet de réalité est d'ailleurs le même dans toutes les fictions. On connaît aussi le rôle qu'a eu la fiction pour faire admettre définitivement l'existence de la répression stalinienne (autre négationnisme), grâce à L'Archipel du Goulag d'Alexandre Soljenitsyne, publié en 1974 en France [3].

Dans l'affaire Haenel, la maladresse de l'auteur est simplement d'accepter d'entrer dans le débat. Il est un peu jeune, naïf et c'est un littéraire. La littérature contemporaine se croit obligée de justifier simultanément son existence par une sorte d'affirmation de la gratuité créatrice ineffable et par l'affectation du formalisme abstrait des sciences du langage [4]. Ce déni de toute référence à la réalité est une imbécillité que Lanzmann a d'ailleurs pointée très justement. Sa réplique a fait une forte impression. La statue du commandeur Lanzmann a été d'autant plus éloquente qu'il soulignait des faiblesses de débutant. Mais Haenel avait surtout le tort d'avoir l'air de quémander l'approbation de Lanzmann tout en le contestant. Il ne faut pas s'étonner que l'autre ne lui passe rien ! Ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend à faire une grimace sartrienne sur l'imagination littéraire.

Une question plus fondamentale n'est évidemment pas non plus celle de la disparition prochaine des témoins pour avoir ou non droit à la fiction. Argument risible. Il existe de fictions sur des situations ou des personnages contemporains. L'histoire consiste à travailler sur des documents, mais les romans historiques existent simultanément. Les historiens ne se gênent d'ailleurs pas pour en écrire. Les romans sont toujours plus ou moins fidèles à la réalité, c'est-à-dire aux documents mis au jour par les historiens, ou à l'expérience des auteurs et des spectateurs ou des lecteurs qui sont eux-mêmes toujours situés historiquement. L'existence ou non de témoins vivants n'a donc absolument rien à voir. Il faudrait arrêter de dire absolument n'importe quoi, et surtout arrêter de répéter ce genre de sottises sans comprendre ce qu'on dit en se croyant investi d'une mission sacrée !

Dans cette affaire, Lanzmann a surtout le tort de s'estimer propriétaire du contenu du témoignage de Jan Karski. S'il est question d'Histoire, une fois le document mis au jour, il devient évidemment un support d'interprétations. Le paradoxe réside dans le fait que Lanzmann semble considérer le discours du témoin comme une fiction dont il est l'auteur ! De plus, dans le cas en question, Lanzmann reproche à Haenel de ne pas tenir compte d'une partie du témoignage qui n'apparaît pas dans Shoah. C'est vraiment du grand n'importe nawak !

Le fond de cette histoire (car au fond, on se fout de la plupart de ces conneries) repose précisément sur le témoignage de Karski et sur l'usage qu'en a fait Lanzmann dans Shoah et que Haenel conteste. Sur ce point, d'ailleurs, on peut considérer que la fiction a bon dos ! C'est d'ailleurs tout le débat sur la fiction. Une fiction est toujours une thèse. Si on n'en est pas conscient, c'est qu'on ne la comprend pas (ou qu'on partage cette thèse – au moins parce qu'elle ne présente pas de problème). Cet engagement n'est pas illégitime, mais il ne faut pas le nier en s'abritant derrière une liberté artistique qui relève de la plaisanterie. Si on veut reprocher à la fiction sa méthode, c'est plutôt qu'on suppose que les procédés employés pour défendre la thèse sont biaisés (ce qui est presque d'ailleurs toujours le cas – mais ce n'est pas très grave, puisqu'il s'agit de fiction). D'où l'argument classique que « les choses sont bien plus compliquées » (« complexes », comme on dit aujourd'hui, ce qui ne change rien). C'est ce qui se produit dans l'affaire Haenel-Lanzmann.

Le reproche qu'on avait fait à Lanzmann pour Shoah était précisément que sa thèse (bien que n'utilisant pas le moyen de la fiction) consistait à charger la Pologne. La thèse qu'on reproche à la fiction de Haenel est de contribuer à exonérer la Pologne de sa culpabilité. Le problème est cependant que le simple fait du témoignage de Karski, un Polonais qui va témoigner du massacre des juifs dans les camps auprès des Alliés pendant la guerre, justifie la thèse de Haenel. Tous les Polonais n'étaient pas des antisémites satisfaits par le génocide.

La thèse de Haenel se complique par l'affirmation que les Alliés étaient indifférents au génocide. Elle se manifeste par la fiction que Roosevelt aurait été plus intéressé par les jambes d'une secrétaire que par le témoignage de Karski. C'est ce point que Lanzmann et certains historiens contestent à Haenel en le traitant de rigolo ou de faussaire. Roosevelt aurait été attentif et compatissant et aurait fait suivre l'information. C'est l'objet d'une polémique qui montre que les intellectuels sont des gens très émotifs. Ce qui est à la fois satisfaisant et un peu ridicule.

La thèse de l'indifférence des Alliés était connue. Les adversaires de Haenel la considèrent comme dépassée. Outre qu'un auteur de fiction n'est pas obligé de connaître les derniers développements de la science historique, il n'y a surtout pas de quoi fouetter un chat. Cette attitude d'instituteur autoritaire relève aussi de la régression pédagogique dans l'air du temps. Il n'y a pas que la perception de la guerre qui évolue, et pas forcément dans le bon sens !

Mais ce point même est très discutable, tant sur le plan de l'histoire que de la fiction. On se pose parfois la question de savoir s'il fallait bombarder Auschwitz. Ce qui est déjà un peu idiot, même pour désorganiser le camp, car on sous-estime la difficulté de l'opération et l'imprécision des bombardements de l'époque. Il aurait été préférable de bombarder régulièrement les voies de chemin de fer pour désorganiser le pays au lieu de bombarder les villes, comme le commandement allié avait choisi de le faire, pour tenter de briser le moral des populations : sans succès. Par contre, le fait historique patent est bien que s'occuper du génocide n'a pas été la solution choisie [5]. Il faut bien le reconnaître pour ne pas risquer de réécrire l'histoire. C'est décidément une habitude !

Précisément, sur cette affaire de l'engagement des Alliés, le rôle de la fiction est de représenter une situation et une thèse par une scène concrète qui fait ressentir le problème sans avoir à la formuler explicitement. C'est bien la solution littéraire originale qu'Haenel a trouvée en décrivant Roosevelt matant les jambes de la secrétaire pendant qu'il écoutait distraitement le témoignage de Jan Karski. La preuve et faite que certains historiens et Claude Lanzmann ne savent pas de quoi ils parlent, ni à propos d'Histoire, ni à propos de fiction !

Jacques Bolo

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Notes

1. Comme il en était question dans la polémique récente de l'affaire Darrieussecq (voir « La science-f(r)iction »). À part que dans le cas Lanzmann/Haenel, c'est du témoignage d'un tiers qu'il s'agit, et de l'affirmation d'une thèse différente sur un phénomène historique qui n'appartient à personne. [Retour]

2. On imagine que l'extrême droite n'a pas été intéressée par cette révision historique. L'idéologie anti-repentance actuelle relève aussi de cette tendance négationniste. [Retour]

3. L'existence des crimes du stalinisme était connue depuis l'origine par des témoignages d'Ante Ciliga (1898-1992), Au Pays du grand mensonge (alias Dix ans au pays du mensonge déconcertant, 1938), les critiques de Boris Souvarine (1895-1984) dès les années 1920, le livre de Victor Serge (1890-1947), S'il est minuit dans le siècle (1939). La fiction d'Arthur Koestler (1905-1983), Le Zéro et l'Infini (1941), a donné lieu à une forte résistance même dans le camp sartrien (voir Merleau-Ponty, Humanisme et terreur) de la revue Les Temps modernes, que dirige aujourd'hui Claude Lanzmann ! [Retour]

4. Il s'agit sans doute d'une posture contradictoire pour échapper à la question traitée par mon livre (qui traite de l'opposition des philosophes à l'intelligence artificielle). Cette non-résolution des problèmes est une caractéristique essentielle de la fiction[Retour]

5. On doit bien admettre que la question du génocide avait été sous-évaluée, à moins de considérer que l'horreur éprouvée à la découverte des camps par les Alliés, qui a justement été filmée, est seulement une mise en scène de propagande (ce qu'affirment les négationnistes).  [Retour]

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