vol. 11 : Le symptôme Mélenchon
Jean-Luc Mélenchon a créé le buzz quand il a fait un esclandre contre un étudiant de l'école de journalisme de Sciences Po, Félix Briaud. Au cours d'une interview par ce jeune homme, le 19 mars 2010, Mélenchon, en présentant la « une » du Parisien sur la réouverture des maisons closes, s'est plaint de la tendance journalistique à monter en épingle des sujets secondaires. Il aurait préféré qu'on parle des élections régionales 2010 qui avaient connu une forte abstention. L'apprenti journaliste, qui possédait déjà les tics du métier, eut le malheur de relancer sur ce sujet des prostituées, ce qui mis en colère Mélenchon, qui devint insultant « tu fermes ta petite bouche, tu me parles de politique, moi je te parle de ton métier pourri [...], petite cervelle », avant de renvoyer l'insolent à ses chères études : « Non, non, non, c'est fini, terminé, teut, teut, teut. »
On ne sait pas si le jeune Félix Briaud va faire une brillante carrière dans le journalisme. Mais il aura déjà eu son quart d'heure de célébrité. Il mérite de continuer si on considère qu'il a gardé son calme, si on apprécie qu'il pousse un homme politique dans ses derniers retranchements, ou tout simplement si on considère que c'est seulement le buzz qui compte.
Mais la critique des médias par Mélenchon me paraît quand même valide. Il dit à celui qui l'interroge qu'il ne veut pas parler d'un sujet qu'il considère comme peu important, voire comme une diversion, et son interlocuteur insiste sur ce sujet. Mélenchon se donne la peine de préciser « Personne s'est dit 'tiens je préfèrerai aller dans une maison close que d'aller chercher les putes au coin de la rue'. J'ai jamais entendu quelqu'un me parler de ça. », – ce qui n'est pas faux – et l'autre continue à insister lourdement. Le biais journalistique est ici évident : il consiste à rebondir sur les derniers mots, en oubliant le sujet principal ou, comme ici, le fait que l'interlocuteur lui dise qu'il ne veut pas parler de cette question [1].
On peut comprendre éventuellement que le jeune journaliste veuille défendre sa profession, ou pense vraiment que le problème de la prostitution est un authentique « problème de société ». Ce que Mélenchon méprise en ces termes : « C'est vos problèmes, à vous, le refoulé politique de la petite bourgeoisie ». Notons que c'est la position communiste classique qui considère qu'il existe des « contradictions principales du capitalisme » (l'économie) et des « contradictions secondaires » (le féminisme, le racisme, l'écologie,... la prostitution). Le problème est qu'aujourd'hui, on peut considérer que le secondaire est devenu principal. Cela peut justifier d'en incriminer les médias, qui diviseraient ainsi les travailleurs pour le plus grand profit de la bourgeoisie. Mais on peut aussi considérer que l'union fait la force, et qu'il ne faut pas commencer par négliger les problèmes des autres si on veut qu'ils soient solidaires.
Mélenchon oublie aussi le fait que les classes laborieuses ne sont plus exclusivement des ouvriers surexploités, « qui ne pensent qu'à leur beefsteak », comme on disait à l'époque, raison pour laquelle ils s'intéressent eux-mêmes à autre chose dans les médias. Mais il néglige surtout le fait que les médias quotidiens traitent de l'actualité, où un sujet chasse l'autre. C'est plutôt ce qu'aurait dû dire l'étudiant, ou même que c'était un peu injuste puisque Le Parisien avait assez bien couvert les élections. Peut-être Mélenchon trouvait qu'on n'avait pas assez parlé de lui. Mais avec cette affaire, il a été servi. Il a eu aussi « une actualité », un buzz sur Internet. Ce qui justifie aussi qu'on puisse considérer le journalisme comme une « sale corporation voyeuriste et vendeuse de papier » [2]. On peut aussi considérer Mélenchon lui-même comme une grande gueule.
Faute de comprendre quels sont les véritables sujets et les véritables objections, le buzz sur cette affaire a essentiellement porté sur l'impolitesse et la perte de sang froid de Mélenchon. De ce point de vue, le jeune Félix Briaud peut être félicité d'avoir su garder son calme. Encore que cela donne un peu l'impression d'une attitude « de classe » qui rappelle l'époque où Georges Marchais jouait le rôle du prolo tandis que les journalistes se la jouaient élite maître d'elle-même (avec leurs salaires, on les comprend). Le jeu de rôle est bidon de part et d'autre. Mais l'attitude des journalistes pue donc bien la condescendance en les cantonnant dans le rôle de porte-parole du patronat qui est encore trop bon de recevoir le petit personnel qui ne sait décidément pas se tenir. Bourdieu avait très justement noté cet effet (entre deux remarques très approximatives sur la télévision, voir « Bourdieu critique des médias »).
Mais pousser un invité dans ses derniers retranchements semble aussi être un jeu, dangereux, qui consiste à essayer d'énerver la personne interviewée pour exhiber son indépendance. Or, le journaliste ne doit pas oublier de ménager ses sources, comme le rappelle très justement Robert de Jouvenel dans La République des camarades. Si l'ancienne distance respectueuse dissimulait souvent une connivence, la nouvelle familiarité insolente peut être trompeuse de part et d'autre.
Du point de vue de la forme, il ne doit pas exister une confusion entre les quatre pouvoirs. Mais encore faut-il que leur séparation ait véritablement un contenu. L'indépendance du journalisme ne doit pas être un simulacre. Son rôle est d'apporter des informations, pas de faire de la politique par d'autres moyens. Le rôle de l'interview est de permettre à l'homme politique d'approfondir ses positions pour que le citoyen soit informé, sans lui servir la soupe, d'où la difficulté. Et le défi du journaliste est de ne pas être instrumentalisé par un parti pris.
C'est le principe de l'enquête sociologique qui doit être la base du travail du journalisme moderne. La sociologie n'est pas normative. Elle dit ce qui est et non ce qui doit être. Quand on interviewe quelqu'un, on ne doit pas lui dire ce qu'il doit dire, mais lui permettre de mieux le formuler. Si le sociologue simplifie par des questions fermées (dont le référendum oui/non est la limite), elles découlent d'un travail sur des questions ouvertes (la pré-enquête) qui correspondent à la représentation exacte de l'opinion. C'est précisément le principe de la démocratie.
Jacques Bolo
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