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Médias / Société - Février 2010

Frêche antisémite ?

Que s'est-il passé ? Fin décembre 2009, au cours d'une réunion de la communauté d'agglomération de Montpellier, Georges Frêche, président de la région Languedoc-Roussillon, aurait déclaré à propos de Laurent Fabius : « Voter pour ce mec en Haute-Normandie me poserait un problème : il a une tronche pas catholique. » Mais c'est avec un mois de retard, qu'a été déclenché un scandale qui a conduit la direction du Parti socialiste, et Laurent Fabius lui-même, à le considérer comme antisémite, et à mener campagne contre lui pour les élections régionales de mars 2010.

Pourtant, Georges Frêche avait bien été investi pour mener la liste divers-gauche avec le soutien de la majorité des militants PS de la région. Mais la direction du parti a décidé d'invalider cette décision pour choisir Hélène Mandroux, maire socialiste de Montpellier, avec une minorité d'opposants, pour se débarrasser du potentat régional qui s'incruste. Mais l'alliance avec les écologistes et le Front de gauche ne s'est pas faite, car ces socialistes minoritaires revendiquaient pourtant l'hégémonie.

Le cas est intéressant. Cela faisait déjà quelque temps que la question de l'antisémitisme visait surtout les adversaires d'Israël. Or, précisément, Georges Frêche est connu pour être un de ses soutiens les plus engagés. Cela signifierait-il qu'il s'agit de l'antisémitisme traditionnel ? Dire que Fabius « a une tronche pas catholique » peut paraître anodin [1]. D'ailleurs, Frêche s'en est défendu en arguant de la définition du dictionnaire (au cas où on ne la connaîtrait pas). Bien qu'on ne voie pas très bien ce que la tronche de Fabius a à voir avec le fait qu'on vote pour lui. Si c'était un argument, personne ne voterait pour ce gros con de Frêche [2].

Par parenthèse, j'ai appris, à cette occasion, que Fabius n'était pas juif, comme je le croyais, mais qu'il serait catholique. Cela signifierait-il que Frêche est antisémite parce qu'il considère que bien que catholique, la tronche de Fabius trahit son origine, en jouant précisément sur la littéralité de l'expression ? On pourrait estimer qu'il s'agit d'un jeu de mots (techniquement) réussi dans la compétition à laquelle les hommes politiques se livrent contre les humoristes. C'est une façon sophistiquée d'être antisémite. Le niveau monte !

Et d'abord, qu'est-ce que cela signifie ? L'intégration ne serait-elle pas possible à cause de la génétique ? Évidemment, on constate que l'antisémitisme, avant même d'être une faute (et un délit), constitue surtout une erreur. Car le catholicisme est une religion universelle, en principe. Mais c'est peut-être ça le problème : le catholicisme est compris par certains de ses adeptes comme une religion tribale (qu'on pourrait considérer d'ailleurs comme juive, pour le coup), pour ne pas dire blanche (les juifs se prennent un peu trop hâtivement pour des blancs). Cette conception génétique réduit à une imposture des siècles de tentatives de conversion. Tout ça pour ça !

La méthode du dictionnaire est aussi un indice. On a vu que Frêche avait des problèmes avec les expressions françaises lourdement connotées, comme quand il a traité des Harkis de « sous-hommes », alors même qu'il est aussi connu pour aider les Harkis de sa région, qui en comprend beaucoup. Mais on sait que la méthode raciste-antisémite consiste, entre autres, à jouer sur les sous-entendus. Le néo-racisme manifeste souvent un souci pointilleux de la langue, considérée comme porteuse de l'identité au point de sembler tenue pour génétique. J'ai déjà remarqué (« Sarkozy et la culture ») que cela se manifeste par un retour de l'imparfait du subjonctif, comme moyen de distinction, comme si les Arabes, les Noirs (ou les juifs), ne pouvaient pas maîtriser ces subtilités grammaticales obsolètes.

Toujours dans ce domaine stylistique, Frêche s'est aussi revendiqué du penchant méditerranéen pour la galéjade et le franc-parler. Il a raison d'un point de vue socio-ethnologique, contre ces culs serrés d'élites parisiennes. Mais il a peut-être tort quant à l'appréciation de la réalité du phénomène. Il n'est cependant pas le seul. Une chanson de Brassens, Le Modeste, portant sur la région, et sur le sujet, exonérait de racisme les autochtones tenant ce genre de propos :

Et s'il te traite d'étranger
Que tu sois de Naples, d'Angers
Ou d'ailleurs, remets pas la veste.
Lui, quand il t'adopte, pardi!
Il veut pas que ce soit le dit,
C'est un modeste.

Quand Brassens a sorti cette chanson, en 1976, j'avais considéré qu'il était beaucoup trop optimiste (ou sarcastique) [3]. Pour l'optimisme, il n'a pas tout à fait tort, dans le sens où le jeu de l'intégration consiste plutôt (« s'il te traite d'étranger ») à ne pas se laisser faire en retournant une répartie bien sentie. Ce qui est aussi valide contre Frêche. Mais on constate que ce n'est justement pas le cas !

Mais Brassens n'était pas assez conscient du passage du populisme populo (Front populaire, films de Marcel Carné, Audiard, Coluche, etc.) au populisme réac. C'était peu avant les débuts de la montée du Front national, spécialement dans la région, où ce parti fera un score très important sur des thématiques racistes, et remportera, une quinzaine d'années après, de nombreuses municipales (St-Gilles en 1989, puis Orange et Toulon en 1995, et Vitrolles en 1997).

On peut considérer que la méthode Frêche consiste à entériner cette réalité en reprenant le langage du FN ou en l'intégrant par des sous-entendus. Finalement, les élus représentent bien le peuple ! C'est une méthode politique qui permet à chacun de récupérer une partie des voix de l'adversaire (Sarkozy avec Jaurès) ou des concurrents (Sarkozy avec le FN). Mitterrand avait bien appris à « parler le marxiste » !

Parce que pour un politique, ce qui compte, c'est avant tout d'être élu [4]. Toute cette histoire-ci avait d'ailleurs commencé par une déclaration de Fabius disant qu'il ne voterait probablement pas Frêche s'il habitait le Languedoc. Il a eu visiblement tort. Frêche est bien gentil, il veut bien aider les harkis et soutenir Israël, mais à condition qu'on vote pour lui. Sinon, on n'est rien qu'un sous-homme avec une tronche pas très catholique.

Jacques Bolo

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Notes

1. Surtout en comparaison au précédent scandale incontestablement raciste des déclarations de Manuel Valls (voir mon article intitulé « Manuel Valls et les sous-hommes » précisément en référence au cas Frêche antérieur). Mais on sait qu'aujourd'hui, en France, le racisme est plus tolérable que l'antisémitisme. [Retour]

2. Comme Frêche l'a dit lui-même, « con » est un signe de ponctuation dans le Sud, et « gros con » est affectueux. Je suis moi-même originaire de Nîmes, et je suis fidèle à cette tradition. [Retour]

3. La chanson de Brassens est un peu ambiguë sur le portrait des natifs du Midi de la France. Après un début relativement favorable, elle devient ironique (Si, quand un emmerdeur le met / En rogne, on ne le voit jamais / Lever sur l'homme une main leste. / C'est qu'il juge pas nécessaire / D'humilier un adversaire, / C'est un modeste.) Tantôt elle joue sur le cliché (S'il fuit sans même toucher le sol / Le moindre effort comme la peste, / C'est qu'au chantier ses bras d'Hercule / Rendraient les autres ridicules). Tantôt il en décrit ce comportement de « modestie » comme un trait local (Et, quand il tombe amoureux fou / Y a pas de danger qu'il l'avoue / Les effusions, dame, il déteste. / Selon lui, mettre en plein soleil / Son coeur ou son cul c'est pareil).
On peut aussi considérer que sa chanson décrit des comportements différents qui ne doivent pas faire bénéficier les uns de l'indulgence envers les autres en les réunissant sous un même champ sémantique (où « modeste » va de pudeur à duplicité).
Mais ce n'est qu'une chanson de quelqu'un qui n'a été souvent considéré que comme un chansonnier, dont on voit ici le procédé systématique, bien maîtrisé, dont l'intérêt est de susciter une multiplicité d'interprétations simultanées, comme dans le cas de Frêche. [Retour]

4. [Ajout] Georges Frêche a gagné son pari contre la direction du Parti socialiste. Sa liste a remporté le second tour des régionales avec 54,19% des voix (44 sièges), devançant la liste de l'UMP, Raymond Couderc, n'atteignant que 26,43 % (13 sièges), et celle du FN de France Jamet à 19,38 % (10 sièges). Le PS officiel, les écologistes, le Front de gauche et le PC, qui n'avaient pas réussi à se mettre d'accord, ont été éliminés au premier tour.
Le conseil régional sortant comprenait 9 PCF, 25 PS-PRG, 5 écologistes, 3 Verts, 5 divers droite, 11 UMP, 7 FN, 1 extrême droite. [Retour]

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