À l'occasion de l'anniversaire de la naissance de Maurice Merleau-Ponty, en 2008, de nombreux débats ont eu lieu autour de son oeuvre, comme il est d'usage académique. Il se trouve que j'avais eu l'occasion,en 2007, de lire son livre : Humanisme et terreur : Essai sur le problème communiste. Ce livre pourrait se résumer fort peu académiquement comme « une apologie des Procès de Moscou » (ainsi que mentionné en quatrième de couverture pour le contester). Ce qui fait un peu tache, car précisément, Merleau-Ponty est plutôt resté dans l'histoire comme le « gentil » qui écrivit, peu de temps après, Les Aventures de la dialectique (1955), contre le « méchant » Sartre qui disait que « les anticommunistes sont des chiens », dans un contexte où « le marxisme était la science indépassable de notre temps », ce qui fait sourire aujourd'hui. À la lecture de ces deux livres, ce dont on s'aperçoit est plutôt que le gentil Merleau-Ponty a écrit le second livre contre
son propre premier !
Le livre, écrit en 1947 est une critique d'un roman d'Arthur Koestler, Le Zéro et l'infini,
qui traite l'histoire de Roubachof, personnage fictif à partir de l'expérience combinée d'anciens chefs
communistes, éliminés par Staline au cours des Procès de Moscou dans les années trente. À la parution
de ce livre, une levée de boucliers a eu lieu contre Koestler de la part de personnalités communistes. Le
livre de Merleau-Ponty se situe dans le camp des accusateurs de Koestler. La seule restriction qu'on peut
faire est qu'il veut élever le débat au niveau philosophique et qu'il prétend à une neutralité académique
qui a d'ailleurs la conséquence d'en être d'autant plus négatrice par son caractère ontologique. En quelque
sorte, après la condamnation par Staline, le héros du roman et son auteur sont condamnés par la
Sorbonne.
Une autre restriction que l'on peut accorder à Merleau-Ponty est qu'il n'a pas été approuvé par les
communistes eux-mêmes, dont le dogmatisme ne supporte aucune réserve, même académique. Mais de
leur part, cette incompréhension repose surtout sur le rejet marxiste de l'approche philosophique,
considérée comme idéaliste, et partant, comme idéologique, c'est-à-dire « au service de la bourgeoisie » (ce qui fait sourire
encore). Dans la préface à la réédition de son livre, Merleau-Ponty se plaindra de n'avoir été compris par
personne. Il ne semble pas envisager la possibilité qu'il n'ait donc pas été assez clair, ni évidemment qu'il
se soit trompé (mais on ne peut pas demander ça à un universitaire). Au contraire, on pourrait considérer
ce genre d'incompréhension comme une preuve de l'ambiguïté du livre. Ce n'est pas mon cas. J'affirme
qu'il échoue dans la démonstration philosophique qu'il se propose, même si on peut lui accorder ses
bonnes intentions. Et je prétends que cette confusion repose fondamentalement sur son raisonnement
qui se veut marxiste. De toute façon, on ne va pas créditer Merleau-Ponty de l'incompréhension dont il
prétend avoir été victime, alors précisément qu'il recherchait l'approbation. Ce sur quoi il s'est aussi
trompé. En aucun cas, méthodologiquement parlant, on ne peut utiliser l'oeuvre postérieure de Merleau-Ponty pour l'exonérer de sa responsabilité dans ce ralliement au camp des persécuteurs.
Face à tout problème, la question n'est pas de se dire qu'il s'agit d'un thème sur lequel il serait intéressant
de travailler et de faire un article ou un livre : biais classique des universitaires. On doit exiger des
résultats. Ce n'est pas l'usage dans les sciences humaines, trop humaines, mais il faut qu'un chercheur soit
capable de dire qu'il n'a pas trouvé la solution. J'ai déjà noté ailleurs (Philosophie contre IA) : « On voit ici que le pseudo-questionnement semble suffire aux philosophes et à leurs nombreux imitateurs. Cette méthode semble valoir à son auteur le crédit d'une résolution. » Il est parfaitement légitime d'admettre que les voies de garage explorées constituent des contributions à la recherche. Il ne s'agit pas de nier le travail de chacun. Mais il existe une différence entre la recherche et la découverte. Et on doit donc enregistrer les
erreurs comme des erreurs. C'est différent de considérer que les professeurs ou les dirigeants du parti, ne
font jamais d'erreurs (ou qu'il ne faut pas le dire). Ce qui a bien un rapport direct avec la question traitée.
J'ai déjà eu l'occasion d'affirmer peu charitablement sur Médiapart, où il était débattu en marge de
l'anniversaire, que Merleau-Ponty s'était livré à ce que je considère comme « une crapulerie », disais-je, « par intérêt ». Le terme m'a été reproché évidemment, car sur Internet, on ne dit pas « censure », mais « modération ». Philippe Corcuff qui proposait l'article en question est monté sur ses grands chevaux à ce propos, en me demandant de me justifier. Je considère que c'est une crapulerie de passer dans le camp des communistes accusateurs de Koestler à l'époque. J'ajoute que je ne considère pas les oeuvres postérieures de Merleau-Ponty comme une rédemption (bien que Merleau-Ponty ait été adopté par la phénoménologie chrétienne).
À l'époque, Merleau-Ponty y avait intérêt parce que la question de l'intérêt existe toujours. En la matière,
je crois moins à l'« intérêt de classe » qu'à des stratégies individuelles qui sont la solution à la question
que se pose Philippe Corcuff, en tant que sociologue post-bourdieusien, de l'articulation de l'individuel
et du collectif. À la rigueur, on peut parler d'« intérêt de la classe des intellectuels compagnons de route
qui ne veulent pourtant pas paraître trop inféodés au parti, tout en s'en démarquant par une apparence
de rigueur intellectuelle pour s'intégrer au champ académique », mais dans ce cas, « classe » signifie n'importe quel concept. D'ailleurs, une fois nommé au collège de France (1952), Merleau-Ponty a pu écrire
Les Aventures de la dialectique (1955), parce que le but d'un universitaire est d'avoir un poste fixe et
qu'après il peut faire ce qu'il veut. On pourrait expliquer par le conformisme ou l'intérêt cette attitude de
la part d'un collabo, comme Merleau-Ponty l'évoque, ou de la part d'un académicien soviétique. Je fais
de même avec Merleau-Ponty. Il n'y a pas de pays ou de personnes hors de l'histoire : c'est précisément
le leitmotiv du livre Humanisme et terreur. Les stratégies individuelles existent partout et toujours [1]. Et la domination de l'idéologie marxiste dans l'université à l'époque est donc un argument à charge.
Merleau-Ponty discute justement de cette question de la négation de l'individu dans l'histoire. Toute la
question du livre de Koestler est au contraire celle de la persistance de l'individu. Merleau-Ponty ne
comprend pas la problématique de Koestler (humanisme), et se place du point de vue marxiste en
justifiant la logique stalinienne (terreur), alors que précisément, elle rencontrait ses limites. On peut
d'ailleurs expliquer le malentendu universitaire par le fait que Merleau-Ponty en conclut que Roubachof,
le héros du roman, n'est pas assez marxiste dans ses réflexions. Car c'est le propre des universitaires de
pousser une logique à son terme et de donner des leçons. Le professeur Merleau-Ponty corrige le
marxisme de l'élève Koestler et les professeurs Corcuff et Vincent Peillon (lui-même spécialiste de
Merleau-Ponty) sont bluffés par tant de rigueur dialectique. De ce point de vue, leur approbation vaut
confirmation de la dépendance de Merleau-Ponty au marxisme.
Merleau-Ponty conçoit le marxisme comme une sorte d'identification à l'histoire. Mais évidemment, la
solution concerne seulement l'identification du parti à l'histoire, pour ne pas dire l'identification de
l'histoire au parti. Merleau-Ponty reprend un peu trop fidèlement la problématique du héros du roman
de Koestler pour lui faire la leçon. Merleau-Ponty cède simplement au surcodage marxiste quand il
prétend que Roubachof « vit dans l'ignorance du subjectif » et, quand il lui arrive de s'opposer,
« désavoue son attitude d'opposition, non pour sauver sa vie, mais pour sauver sa vie politique et
demeurer dans l'histoire où il a toujours été » (p. 85-86). On se demande même si Merleau-Ponty est
sérieux. Il ne s'agit évidemment pas de simplement sauver sa vie pour un militant politique qui, à cette
époque, la risque de toute façon. Merleau-Ponty se place du point de vue du parti qui semble ici le seul
détenteur de l'histoire par dessus les individus.
Les opposants éliminés ou suicidés étaient aussi dans l'histoire, comme tout le monde d'ailleurs, mais à
un poste subalterne. Il est plutôt question d'« être dans la course », c'est-à-dire au pouvoir. Et il est sûr
que pour être au pouvoir, il faut être vivant. Les seconds rôles sont aussi dans l'histoire. Ils sont d'ailleurs
nommément mentionnés dans le roman, et le suicide du militant docker restera dans l'histoire (dans le
roman) comme un des éléments de la prise de conscience de Roubachof. Dans ce livre, le souci
phénoménologique postérieur de Merleau-Ponty de s'intéresser à l'expérience vécue, à la conscience au
monde et aux autres, semble limité par l'horizon indépassable d'un poste de professeur au Collège de
France. Certains sont « dans la course », Merleau-Ponty « est arrivé ».
La stratégie personnelle de Merleau-Ponty consiste à se situer (conjoncturellement) dans le cadre de
l'argumentation marxiste. Il débute d'ailleurs sa préface a posteriori par la reprise de la critique
communiste des droits formels libéraux (p. 39-40) pour justifier/expliquer la violence communiste, qui
était bien, à son époque, la violence stalinienne, éventuellement auréolée de la victoire sur le nazisme. Il
critique même, à ce propos, l'idéalisme de Trotski, au nom « des espoirs populaires [...] dans un pays
comme la France » (ne désespérons pas Billancourt). Tout le débat est posé en effet comme l'opposition
entre cynisme machiavélien et idéalisme philosophique qui correspond au titre Humanisme et terreur.
Mais on n'est pas obligé d'accepter cette dialectique de dissertation. Ce sont les renoncements permanents
des acteurs à chaque étape qui détruisirent les principes communistes. Leur propre fondement était
précisément l'absence de respect des principes affichés par la démocratie formelle. C'est le refus du
formalisme abstrait qui est au coeur de l'erreur marxiste.
Le véritable problème de Merleau-Ponty est qu'il n'arrive pas à convaincre, comme il le déplore lui-même,
quand il veut expliquer que l'histoire est cruelle. Il se plaint que son lecteur comprenne qu'il s'en réjouit.
Ni lui, ni le lecteur n'ont tout à fait tort. Mais il s'agit surtout d'une pauvre jouissance de professeur qui
se plaît à corriger les étudiants en sciences politiques. Merleau-Ponty ne comprend pas que toute la
question politique est dans la construction d'institutions transparentes qui correspondraient à la réalité.
L'intentionnalité phénoménologique s'identifie ici à la magouille. La duplicité communiste n'est pas une
lucidité machiavélienne qui serait justifiée par l'hypocrisie libérale. Pourquoi préférer une dictature à une
démocratie si le mépris des principes est justifié par le cynisme dans les deux cas ? Sans intégrité, le
communisme russe se réduit à une révolution de palais (d'hiver).
En justifiant la parodie judiciaire par la langue de bois d'une prétendue nécessité politique ou une
abstraction historique, Merleau-Ponty fait bien l'apologie des Procès de Moscou. Au fond, la vérité sort
de la bouche des naïfs qui ne gobent pas ses sornettes. Soit le peuple se soumet à la force de la dictature
mais n'en pense pas moins, soit il participe bon gré mal gré à la comédie du pouvoir aux échelons
intermédiaires. Merleau-Ponty n'a pas la position théorique de surplomb qu'il s'attribue en prétendant
le contraire (il a par contre la position académique concrète correspondante).
Le seul argument critique de Merleau-Ponty relève classiquement du thème de la trahison des idéaux
soviétiques de participation ouvrière : les conseils ouvriers devant participer à l'élaboration les décisions.
À l'époque, la question était de savoir si la bureaucratie du parti « constituait une classe ». L'évoquer
n'était pas vraiment apprécié. Mais c'était encore un biais professoral de vouloir être plus marxiste que
Marx-Engels-Lénine-Staline en en remontrant ex cathedra à tout le Politburo. Une des excuses de
Merleau-Ponty est de renvoyer dos à dos, dans la tradition communiste, les purges de Staline et les fusillés
pour l'exemple de la guerre de 14. Mais la justification des unes ne vaut pas mieux que celle des autres :
la patrie ou la révolution ? « La patrie est l'alibi des crapules » (Samuel Johnson). La révolution aussi. Il suffisait de se rendre compte qu'il ne s'agissait que de raison d'État, éventuellement
justifiée par l'état de guerre (ce que dément la préface de Claude Lefort), sans prendre à la lettre les
discours staliniens.
Merleau-Ponty est certainement plus judicieux quand il critique le simplisme de Roubachof-Koestler qui
voit l'individu comme un rouage d'une histoire qui le dépasse, quoique le recours à Marx pour prôner une
histoire dialectique soit un peu trop théorique. Le propre du roman était justement de restituer le point
de vue de l'individu plutôt que celui de Sirius. Merleau-Ponty s'en sort encore par une pirouette
philosophico-stalinienne : « être révolutionnaire, c'est juger ce qui est au nom de ce qui n'est pas
encore ». On conçoit que ce genre de constructivisme philosophique puisse être compris politiquement
comme : « malheur aux vaincus ! ».
Il est possible que l'intentionnalité phénoménologique constitue d'ailleurs une des clefs de cette sorte de
processus de justification a posteriori propre au stalinisme. « Une fois arrêté, l'opposant Roubachof
devient en vérité un traître ». C'est une conception particulière de la vérité. Le proverbe arabe dit plus
correctement : « Bats ta femme, si tu ne sais pas pourquoi, elle le sait ». Cela fait au moins référence au réel (possible), sans avoir besoin de prostituer la vérité à la décision d'un parti (on peut aussi considérer
qu'il s'agit d'une sorte de blague dans les deux cas). La seule défense de Merleau-Ponty est benoîtement
logiciste : le parti n'est pas infaillible, puisqu'il délibère (p. 99).
Admettons que cela signifie que l'histoire n'est écrite nulle part pour celui qui doit prendre des décisions
en temps réel, et les assumer (en condamnant les opposants donc). Mais la délibération supposée du
comité central ne pouvant pas être mise en cause une fois arrêtée, on se trouve bien dans la situation de
la terreur considérée comme situation normale. Malheureusement, comme Merleau-Ponty prend
l'exemple de la fragilité formelle de l'épuration au sortir même de la guerre, il peut venir à l'esprit que ce
n'est pas désintéressé : « Il est possible que ni Pétain, ni Laval, n'aient un jour décidé de se livrer à
l'Allemagne pour de l'argent, pour garder le pouvoir ou pour faire prévaloir une certaine politique. Et
cependant, même s'il n'y a pas faute en ce sens, nous refusons de les absoudre comme des hommes qui
se sont simplement trompés. » Il me paraît très douteux qu'ils n'aient pas agi « pour garder le pouvoir
ou pour faire prévaloir une certaine politique ». Par contre, il est presque certain que les accusés des
Procès de Moscou n'étaient pas des espions nazis ou des capitalistes (cf. Introduction de Claude Lefort,
p. 28). L'incertitude philosophique de la décision se transforme alors en une sorte de justification d'un
principe rétroactif. Quand Merleau-Ponty justifie le pari du résistant contre le collaborateur au nom de
l'avenir, c'est bien les Procès de Moscou qu'il justifie. Mais la différence est qu'il est facile, en 1947, de
juger après coup la légitimité de la résistance. Le philosophe arrive après la bataille. C'est bien du côté des
collaborateurs que se situe Merleau-Ponty quand il choisit le parti des purges de Staline en croyant alors
peut-être encore à un avenir radieux [2].
Sûr de lui, le professeur Merleau-Ponty reproche surtout à Staline de faire un procès vulgairement de droit
commun (comme dans le cas Boukharine) au lieu de suivre sa version sorbonnarde de la scolastique marxiste. Même s'il remarque la contradiction dans le fait que l'accusé se reconnaît coupable, mais refuse d'admettre qu'il est un espion et un traître (p. 136), la logique de Merleau-Ponty est finalement assez binaire (ce qui n'est paradoxal qu'en apparence pour la phénoménologie, voir Philosophie contre IA). Il considère qu'une erreur est finalement une faute, comme si cela révélait les « intentions ». L'individu est bien nié par l'histoire, et n'a comme solution que de l'assumer. Comme il le déclare lui-même : « La question ne se poserait pas si les Procès de Moscou avaient établi les charges de sabotage et d'espionnage » (p. 111). Magie de la solution marxiste qui considère la question de la vérité juridique comme une illusion libérale. De toute façon, le parti pourra toujours réhabiliter après coup (p. 163) !
Le réalisme socialiste de Merleau-Ponty revient à considérer, dans la tradition jacobino-césariste, que
Napoléon/Staline ont perpétué la révolution, contre ce qu'il appelle la « conscience révolutionnaire
abstraite » de Trotski, renvoyé à l'humanisme. On imagine d'ailleurs que cette conception justifierait la
collaboration aussi. Comment comprendre : « ou l'on veut faire une révolution [nationale ?] et alors il faut en passer par là – ou l'on veut à chaque instant traiter chaque homme comme une fin en soi, et alors
on ne fait rien du tout » (p. 183) [3]. Et Merleau-Ponty enfonce le clou : « Nous ne reprochons pas à Trotski d'avoir en son temps usé de violence, mais de l'oublier, et de reprendre contre une dictature qu'il subit les arguments de l'humanisme formel » (idem). Si le reproche n'est pas uniquement logiciste (en soulignant classiquement une contradiction), que propose-t-il ? Trotski a raté le bon moment pour rester
dans l'histoire, c'est-à-dire au pouvoir, mais c'est surtout son assassinat en 1940 par un agent de Staline
qui l'a fait sortir de l'histoire !
Merleau-Ponty se situe dans une philosophie marxiste de l'histoire comme horizon indépassable, dont
Trotski subit la loi. Contre un matérialisme jugé trop primaire, la question d'époque était à la
reconnaissance de la contingence qui se croyait « dialectique » ou « histoire vivante ». Et sa leçon se réduit à celle d'une première année de sciences politiques qui impressionne toujours l'étudiant : Machiavel est
au programme, avant de passer à la leçon suivante, la dictature du prolétariat. Ce sont les limites
académiques, où Merleau-Ponty résout la question de la violence par le ressassement de la notion de
légitime défense sociale, le rejet de l'idéalisme, et la sanctification par l'intention prolétarienne.
Merleau-Ponty n'échappe pas à la contradiction de remplacer une loi de l'histoire (idéaliste) par une autre
(pragmatisme marxiste), tout en prétendant le contraire. Mais en récusant naïvement la fin de l'histoire
(p. 192), il reste plutôt dans l'éternel retour. Comme Merleau-Ponty le dit lui-même : « Formellement, une
dictature est une dictature » (p. 183). Il aurait pu alors en tirer la seule conséquence qu'il mentionne dans
l'opposition de Kautsky (p. 186) : pour rompre le cycle de la dictature, la seule méthode reste bien
l'instauration des droits formels. Mais le libéralisme n'était pas au programme.
Concernant précisément la question de la violence politique, on comprend aussi que la comparaison du
communisme et du fascisme n'ait pas été appréciée des lecteurs communistes de Merleau-Ponty. La seule différence de
l'intention prolétarienne fait presque croire à une blague (j'ai déjà mentionné cette conséquence des
constructions intellectuelles à propos de Renan Qu'est-ce qu'une nation ?). Tout le discours de Merleau-Ponty se réfère exclusivement au dogme au lieu d'admettre l'existence permanente de controverses qui exigent forcément un cadre institutionnel démocratique pour exister (hors du huis clos du comité central). La problématique qui consiste à donner des leçons de marxisme aux marxistes eux-mêmes se situe bien dans
la surenchère scolastique, qui est décidément la maladie professionnelle du milieu académique.
L'erreur de Merleau-Ponty n'est pas de ne pas s'illusionner sur l'humanisme occidental, fondé sur
l'exploitation et le colonialisme au profit d'une élite dont il fait autant partie que Koestler. Son erreur est
de reprendre textuellement le discours communiste d'alors sur la patrie des travailleurs et la violence dans
l'intérêt de l'abstraction du prolétariat, spécialement quand il constate lui-même la constitution d'une
élite, coupée des masses dont elle se revendique. L'argument choc de Merleau-Ponty contre le fait qu'« il
ne s'agit que de différents usages de la violence » (p. 295) est qu'« en URSS, la violence et la ruse sont officielles ». Mais sur le plan formel où Merleau-Ponty échoue à se situer, il n'y a pas différents usages de
la démocratie. Dans une dictature, on peut toujours admettre qu'il existe une liberté intérieure,
souterraine. En Occident, c'est la démocratie qui est officielle.
Le plaidoyer final de Merleau-Ponty est platement conjoncturel quand il argumente de ne pas faire la
guerre à l'URSS. À aucun moment, fidèle comme au début à ses seules limites machiavéliennes, il ne
parlera de l'extension de droits humains à l'Est. Il ne les considère que comme formels au nom du jargon
philosophique marxiste que critique Koestler (on conçoit que Merleau-Ponty se sente visé). Le professeur
Merleau-Ponty ignore la solution simple à son problème de sciences politiques pour résoudre la question
de la violence. Max Weber est la référence qui lui manque ou qu'il n'utilise pas. Que le monopole de la
violence légitime réside dans l'État, selon Weber, ne fait pas problème. C'est toujours la question de la
dictature qui est la limite. Et précisément, Merleau-Ponty oublie un petit détail de l'histoire réelle. Ce qui
caractérisait l'époque était la fin d'une guerre où des puissances opposées politiquement s'étaient unies
contre une dictature qui ne respectait pas les droits humains. Merleau-Ponty va chercher des trésors de
théorie marxiste et phénoménologique pour justifier un problème dépassé, les Procès de Moscou, alors
qu'il a la solution à son problème sous son nez. C'est le plaquage du schéma marxiste qui l'empêche de voir
cette solution apportée par l'histoire – solution trop empirique pour un philosophe. J'ai eu l'occasion de
traiter cette perspective classique du gauchisme d'en rajouter dans l'orthodoxie, oubliant la spécificité du
nazisme, réduit dogmatiquement à un « stade suprême du capitalisme » (voir Unicité et négationnisme).
Au fond, la lecture de ce livre permet de souligner un des aspects du travail académique, celui de produire des ouvrages de circonstance destinés aux poubelles de l'histoire. L'opposition, que Merleau-Ponty croit sans
doute « dialectique », entre humanisme et terreur, n'est que l'artifice d'un mauvais procédé de
dissertation. Dans le contexte de l'après-guerre, il s'agissait simplement d'une participation répugnante
à la curée des intellectuels communistes et des compagnons de route contre les dissidents (Koestler ou
Kravtchenko). Ceux qui se livrent aujourd'hui au même genre de dissertations philosophiques pour essayer de justifier ce texte (sans préjuger des autres oeuvres de Merleau-Ponty), en oubliant la simple chronologie, ne se déshonorent même pas. Ils font seulement ce qu'ils sont capables de faire : ajouter l'apologie scolastique à l'apologie scolastique sans aucune considération pour la moindre réalité.
Jacques Bolo
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