Le procès du « gang des barbares » qui avait enlevé et torturé un jeune juif, Ilan Halimi, en janvier 2006,
retrouvé agonisant au bord d'une voie ferrée, s'est achevé en juillet 2009. Le chef de bande,
Youssouf Fofana, a été condamné à la peine maximum, la perpétuité, assortie d'une peine de sûreté de
vingt-deux ans. Les peines de ses co-accusés vont de six mois avec sursis à dix-huit ans de réclusion
criminelle. La jeune fille qui a servi d'appât dans l'enlèvement a écopé de neuf ans. La communauté juive
a dénoncé un verdict trop indulgent. Michèle Alliot-Marie, ministre de la Justice, a demandé au parquet
de faire appel du jugement.
La question de l'antisémitisme a été posée au cours du procès, qui s'est tenu à huis clos du fait de la
présence de mineurs parmi les accusés. Des jeunes juifs extrémistes ont même agressé des personnes de
couleur dans le tribunal en réclamant justice. Selon les avocats des prévenus, le mobile de l'enlèvement
est crapuleux, la majorité des condamnés pensaient que Ilan Halimi avait été libéré, l'antisémitisme n'est
en cause que dans le cas de deux accusés, et l'antisémitisme de Fofana lui-même serait surtout de la
surenchère. L'avocat général Bilger, qui a pris en compte tous ces éléments a été accusé lui-même
d'antisémitisme.
L'opinion du président du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), Richard
Prasquier, est intéressante. Il a déclaré, dans un entretien à Médiapart : « Cela relève d'une conception
selon laquelle des gens arrivent à penser : « Je n'aime pas les feujs, les feujs sont riches, ils ont tous les
pouvoirs, ils se tiennent entre eux, ils sont les complices d'assassins en Israël… » Il existe une
sous-culture de bande qui incorpore tous ces stéréotypes.» Je suis assez d'accord avec lui, dans
l'ensemble, sur l'existence d'un tel arrière-fond. Mais précisément, cela relève alors plutôt de l'antifeujisme
que de l'antisémitisme.
La particularité de l'antisémitisme historique, outre qu'il provient du groupe majoritaire, comme je l'ai déjà
développé dans plusieurs articles d'Exergue, est qu'il invoque l'absence d'intégration des juifs à la
tradition chrétienne (parler de « tradition judéo-chrétienne », comme on le fait jusqu'à la nausée, est une
hypocrisie totale). Mais on sait bien, aujourd'hui, que ce sont les jeunes Noirs et Arabes qui sont
considérés comme non intégrés.
Mais s'il est vrai que cette « sous-culture de bande qui incorpore tous ces stéréotypes » existe évidemment dans les banlieues, il faut nuancer surtout la notion de « stéréotype ». Ce terme semble à lui seul une
accusation d'antisémitisme ou, ce qui revient d'ailleurs un peu au même, à une stigmatisation de la culture
populaire (par opposition à la science). C'est une erreur. Il ne s'agit pas d'idéaliser le peuple. Mais les
antisémites se trouvaient et se trouvent encore autant dans les élites, éventuellement scientifiques, que
dans le peuple.
Cette notion de « stéréotype » est sans doute la clef de la question racisme/antisémitisme, mais de façon
opposée à celle que mentionne Richard Prasquier. Elle a effectivement un rapport avec l'antisémitisme
traditionnel. Mais il ne faut pas confondre ce genre de stéréotypes avec les pseudo-stéréotypes affirmant
que les juifs empoisonnent les puits pour répandre la peste, sacrifient les enfants chrétiens, dominent le
monde dans des organisations secrètes, etc. Le lien avec l'antisémitisme traditionnel est la question du
« pays légal et du pays réel » qui concerne les pratiques et croyances populaires opposées aux grands
discours universalistes, des bobos droit-de-l'hommistes, comme on dirait aujourd'hui. Mais comme je l'ai
dit ailleurs : « Le maurrassisme était la version française du romantisme (allemand) et de la réaction
contre l'universalisme abstrait des Lumières. [...] Mais l'erreur de Maurras est aussi contradictoire que
celle de la gauche. Son identité est sélective. Il prétendait s'appuyer sur le « pays réel » alors
qu'il ne faisait que définir un « pays idéal » et bien entendu un idéal passéiste autant
qu'un passé idéalisé » (cf. Le néo-maurrassisme actuel comme incompétence).
Le véritable problème est la description exacte de la réalité à laquelle le peuple est effectivement très
sensible [1]. Et sur ce plan, les élites de gauche comme de droite ne sont pas mieux placées que le peuple, car elles finissent toujours par confondre l'idéal et le réel. C'est aussi souvent ce qu'on appelle le
politiquement correct. Le problème étant aussi d'ailleurs que cela désigne aujourd'hui le droit d'être
raciste, précisément parce que l'époque est au néo-maurrassisme, à droite comme à gauche.
Si on reprend la citation de Richard Prasquier : « 1. les feujs sont riches, 2. ils ont tous les pouvoirs, 3. ils se tiennent entre eux, 4. ils sont les complices d'assassins en Israël », le stéréotype le plus vérifié est immédiatement « ils se tiennent entre eux » qui se constate du seul fait de la présence d'un président du CRIF (sans parler des jeunes juifs extrémismes – dont les agressions sont demeurées impunies). Car la
mobilisation a été spectaculaire dans la communauté juive. Comme la classe politique s'est aussi fortement
mobilisée, on peut douter de la montée de l'antisémitisme en France. On aimerait voir la même
mobilisation pour les nombreux assassinats de Noirs ou d'Arabes ces dernières années, ou les nombreuses
bavures visant les mêmes. Si cela visait la communauté juive, ce serait vraiment inquiétant. Or, ce dont on
s'inquiète est l'antisémitisme dans les banlieues ! Dans les nombreux cas en question, la plainte reste
privée, contrairement à ce qui ne présente justement pas comme une affaire Fofana contre Halimi, mais
semble plutôt généralisé en opposition Noirs-Arabes contre juifs.
Cette idéologie de banlieue est évidemment due à la question israélo-palestinienne (point 4). Ici, on
remarque bien l'idéalisme républicain : on fait semblant de s'étonner que les juifs soutiennent Israël et
que les musulmans soutiennent les Palestiniens. Et l'on crie au communautarisme seulement pour les
musulmans, alors qu'il en est de même pour les juifs ! C'est l'erreur de l'« étonnement philosophique »
(et idéaliste) contre la méthode sociologique « du pays réel » qui plaît au peuple, à juste titre, et ce qui récuse la notion stigmatisante de « stéréotype ».
Méthodologiquement parlant, on peut régler la question simplement : quand on s'étonne de choses pareilles, c'est qu'on est mal informé, ou que la méthode qui consiste à se prendre pour un extraterrestre (point de vue de Sirius) n'est pas bonne. La conscience populaire ne s'étonne pas de ce genre de phénomène de solidarité communautaire. Si les intellectuels font semblant de s'étonner, ils devraient commencer par arrêter de faire semblant, s'ils ne veulent pas qu'on
les prenne pour des courtisans s'extasiant devant les habits neufs de l'empereur. Penser n'est pas faire
semblant.
Le stéréotype principal est bien sûr « les feujs sont riches ». La richesse est relative, comme disent les gens riches. Si la bande à Fofana avait pensé que « les immigrés pakistanais ou roumains sont riches », leur cas relèverait de la psychiatrie, et l'affaire serait réglée. Le problème est plutôt que le jeune Ilan Halimi n'est pas riche. Mais cela signifie plutôt que la bande aurait dû enlever quelqu'un de plus fortuné (comme
aurait pu dire Raymond Barre, voir « Mistigrisation de Raymond Barre »). Ce stéréotype explique peut-être inconsciemment la mobilisation de certains juifs les plus riches qui ont réussi à mobiliser les juifs pauvres. Quoiqu'il en soit, dire que « les juifs sont riches » n'est pas plus de l'antisémitisme que dire que « les Américains sont riches » est de l'anti-américanisme (encore que ce genre de raisonnement soit à la mode ces derniers temps, voir « De l'anti-americanisme français »). L'hypocrisie est précisément ici que le même mois de ce verdict, le député maire socialiste d'Evry, Manuel Valls, a aussi insinué beaucoup plus sournoisement que les Noirs sont pauvres et que les Blancs sont riches (voir « Valls et les sous-hommes ») sans que cela choque beaucoup de monde. (Où l'on voit la force de la méthode comparative qui est aussi celle de la démocratie.)
Ce qui nous permet de résoudre le point 2 : « ils ont tous les pouvoirs », qui ne renvoie pas forcément à un protocole des sages de Sion, même si ce faux tsariste notoire circule dans les banlieues et dans les pays
arabes. Il est sociologiquement certain que les juifs sont plus riches et plus puissants que les Noirs et les
Arabes en France. Et on observe, au cours des nombreuses affaires que cela semble opposer de plus en
plus les communautés (en particulier à propos d'Israël évidemment). Mais il me semble que le stéréotype
« ils ont tous les pouvoirs » appartient davantage à l'antisémitisme classique (chrétien). Le stéréotype
populaire correct serait plutôt : « y en a que pour eux », visant d'ailleurs tantôt les juifs de la part des Noirs et Arabes, tantôt les juifs, les Noirs et les Arabes réunis de la part des racistes ou des petits-Blancs. Il me semble que c'est plutôt cela le problème. Le néo-maurrassisme a réussi à diviser la lutte contre le
racisme et l'antisémitisme en unissant, d'un côté, les juifs aux racistes contre les Arabes, comme on l'a vu
progressivement depuis les années 1980 et, de l'autre, plus récemment, les Noirs et les Arabes aux racistes
contre les juifs.
À propos de cette affaire, un professeur a même assimilé le gang des barbares à une sorte de prémisse du
nazisme au nom même de sa dimension crapuleuse, au lieu de l'en distinguer pour cette raison. Je suis
assez d'accord qu'on néglige ou qu'on minimise la dimension crapuleuse dans le phénomène, qui suppose
quand même la distinction du populaire et de l'institutionnel. Le racisme ou l'antisémitisme populaire est
certes plus terre-à-terre, car l'élite est désintéressée, comme c'est notoire. Mais la distinction exige de
remarquer que ce sont encore les Noirs et les Arabes qui sont actuellement visée par l'exclusion. On ne
peut pas assimiler la « haine » [2] des « petits-Noirs » à celle des « petits-Blancs ». Dans les deux cas, cela correspond à ce que d'autres appelleraient une lutte des classes, mais dans le second, la stigmatisation est institutionnalisée (apartheid social, brimades, mépris...) en une sorte de lutte des castes.
Toute cette question des stéréotypes est un fantasme d'intellectuels. Le véritable travail intellectuel consiste à prendre en compte la réalité en question pour parler d'un pays réel et proposer des théories valides. Quand les lignes ont été déplacées, il faut les remettre en place. Une conciliation pourrait exister dans une formule réversible : « Noirs et Arabes, quand on parle des juifs, c'est de vous qu'on parle » et « Juifs, quand on parle des Noirs et des Arabes, c'est de vous qu'on parle ». Ce qui est assez normal d'ailleurs, puisque si on cherche des généralités, c'est bien de racisme en général qu'il s'agit [3].
Jacques Bolo
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