Débat spécieux
Je n'espère convaincre personne du droit des musulmanes à porter la burqa. J'ai déjà dit ce que j'avais
à dire sur le sujet à propos du voile (voir Antigone). Je ne suis évidemment pas pour le port du voile, mais je suis contre la loi pour l'interdire dans les écoles. Je suis encore moins pour le port de la burqa, mais je suis contre une loi qui interdirait de la porter dans la rue. Je comprends que les personnes
qui sont troublées par la nouvelle diffusion de ces pratiques puisque je le suis aussi. D'emblée, le port
du voile et de la burqa me révulse, même si on s'habitue à tout. Il faudrait bien s'y faire aussi si on
visitait un pays arabe.
Mais les arguments des partisans de l'interdiction me dégoûtent autant. C'est aussi spontané que mon
impression face à la burqa, sinon plus, car le dégoût se confirme après réflexion. J'ai sans doute tort sur
ce point en cela qu'il ne faut jamais surestimer ses compatriotes – alors qu'on considérerait que la
réprobation des musulmans est normale. Ma position philosophique générale est que les choses sont ce
qu'elles sont. Chacun pense ce qu'il veut, et surtout ce qu'il peut. Chacun peut dire ce qu'il pense. J'ai
fait cette revue pour développer ce que je suis capable de penser.
Évidemment, ma tolérance en faveur du voile ou de la burqa est fondée sur le relativisme culturel [1]. Il est bien évident que le défi que cela représente est celui de la mondialisation généralisée concrète, qui n'est plus seulement théorique ou touristique. Il en découle qu'on ne peut pas exiger que toutes les
cultures aient instantanément les mêmes pratiques. S'ajoute bien évidemment l'idée que les
comportements occidentaux sont un progrès. Ce avec quoi je suis globalement d'accord, sous certaines
réserves, parce que mon relativisme n'exclut pas l'évolutionnisme (voir mon commentaire de Race et Histoire, de Claude Lévi-Strauss).
Dire que les étrangers peuvent se comporter comme ils veulent chez eux, mais doivent se comporter
comme les locaux, est de l'ordre de l'hypocrisie qui me dégoûte. Cela revient bien à exiger une
uniformisation autoritaire locale des comportements. L'argument selon lequel l'Arabie Saoudite le fait
bien, conforte mon opinion selon laquelle ce n'est pas une attitude moderne et démocratique. Mais c'est
surtout une maladresse argumentative qui ridiculise ceux qui l'emploient. Cela signifie bien qu'ils
veulent que les droits humains soient spécifiques à chaque pays. C'est bien ce que réclament certains
qu'on qualifie (à tort) de relativistes. Mais on parle alors de « droit des cultures » contre le « droit des
individus ». Or les droits de l'homme concernent les individus. La mondialisation met en présence des
individus de cultures différentes. Ceux qui prônent cette exigence de conformité s'opposent précisément
à cette mondialisation, pour des raisons de droite ou de gauche.
Pour faire simple, on assiste à un catalogue d'arguments pour et contre. Je suis en général partisan des
arguments contre l'interdiction. Je considère que les arguments pour l'interdiction sont spécieux, quand
ils ne sont évidemment pas simplement racistes de la part de certains racistes qui utilisent la loi par
stratégie. Mais pour les autres qui utilisent les racistes pour faire une majorité, je considère qu'ils ne
valent pas mieux [2]. Le port de la burqa, aujourd'hui, n'est pas un délit. Le racisme est un délit. Toute loi qui sera issue d'une telle majorité est un déni de droit.
Mais ces questions formalistes ne sont pas mon sujet. Un des arguments contre la burqa est la
pression sociale que subissent les femmes qui la portent. Cet argument joue sur un malentendu. Il
semble faire référence à des violences, en évoquant en particulier les cas avérés, en France et surtout dans
les pays musulmans, de représailles et de police des moeurs. On mentionne à l'occasion le fait que des
femmes aient été vitriolées ou plus généralement agressées. Cela décrit une situation véridique. Mais ce
n'est pas le problème. Il ne fait aucun doute que de tels cas existent. Mais les généraliser comme
argument constitue évidemment une intimidation, c'est-à-dire une pression psychologique incitant à se
soumettre.
L'autre anomalie est que le port du voile et de la burqa est une pratique nouvelle, de la part de femmes
ou de jeunes filles qui ne le portaient pas auparavant. Ce qui me semble exiger une autre lecture que la
seule référence au traditionalisme.
La « pression sociale »
Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit quand on parle de « pression sociale ». Les violences contre les
femmes sont des délits en France. Elles seraient indubitablement jugées comme telles – contrairement
au racisme, la plupart des cas. La pression légale s'exerce donc bien contre ceux qui voudraient
commettre de tels actes, puisque la répression est connue et serait appliquée, d'autant plus
implacablement que ce sont des musulmans – puisqu'on parle bien du monde réel.
Dire qu'« il faut s'assurer que les filles qui portent le voile sont libres de le porter » est une plaisanterie. On ne va pas vérifier en arrêtant sans arrêt les filles qui en portent. À moins évidemment de considérer
comme une mesure d'égalité d'arrêter constamment les filles, comme on arrête constamment leurs frères.
La conséquence serait plutôt que les femmes en question seraient confinées à la maison ou que les
couples retourneraient dans leur pays d'origine. Le « chacun chez soi » est ce que souhaitent certains.
Quand on parle de « pression sociale », on parle au contraire de tous les actes de la vie courante qui
exercent une pression sur autrui, la plupart du temps sans même sans rendre compte, et le plus souvent,
de façon absolument légitime. D'ailleurs, parler de faire une « loi contraignante » pour combattre une
« pression sociale » est une plaisanterie. Une plaisanterie est souvent une contradiction dans les termes
mise en lumière de façon plaisante. Quand une contradiction est masquée volontairement, il s'agit plutôt
d'une hypocrisie.
Une pression sociale n'est généralement pas violente. Elle se manifeste très simplement dans toutes les
formes de désapprobations, parfois muettes, les critiques, les moqueries ou la façon de mentionner ou
d'éviter certains sujets. L'idée qu'il puisse ne pas y avoir de pression sociale est une illusion. Le cas le
plus simple, et le plus extrême, est simplement l'évitement. Si vos amis vous abandonnent à cause de
votre attitude, il s'agit bien évidemment d'une pression sociale. On parle même parfois de « mort
sociale » en ethnologie, dans des cas de ce genre. Dans le cas d'un commerçant, en particulier, cela
revient à lui retirer sa clientèle, qui aboutit concrètement à la faillite.
Le problème est ici celui des communautés minoritaires. Le fait qu'elles soient minoritaires signifie
forcément qu'elles se démarquent sur tel ou tel point. On connaît le cas des musulmans ou des juifs avec
le système hallal et casher. Dans les milieux où sévit le communautarisme affiché, on imagine qu'avoir
une fille ou un garçon qui se ferait un peu trop remarquer par sa modernité aurait des conséquences. La
pression sociale des parents dans les milieux traditionalistes est forcément la norme. Dans ces milieux,
on dépend souvent des autres, d'autant plus qu'on constitue une minorité.
La forme extrême de cette violence sociale, la « mort sociale » est bien un « meurtre social » sans aucune violence, et penser l'interdire est une vue de l'esprit. La loi ne va pas obliger les amis et les parents à se
fréquenter, à s'aimer, et à maintenir des liens. On ne va pas obliger les clients à fréquenter un commerce.
Les commerçants ne diraient pas non.
Affirmer « nos valeurs »
Quand on parle de « valeurs », ce dont on parle est justement la pression sociale. Parler d'affirmer ses
valeurs contre les pressions sociales, est une maladresse verbale qui, si elle est prise au mot, atteint le
seuil pathologique de la « double contrainte » (style : dire « sois spontané », et reprocher de ne pas l'être si on fait un effort). Ceux qui ne le savent pas ne devraient s'informer sur le sujet. Ceux qui le savent et qui l'ont oublié devraient se ressaisir.
Il est aussi très facile de comprendre ce qu'est une « pression sociale » dans le cas du voile et de la burqa.
S'agissant d'un vêtement, l'idée de la mode vient tout de suite à l'esprit. La burqa n'est pas qu'une mode.
Mais la mode est bien une pression sociale. Et il est facile de comprendre à son propos le mécanisme qui
fait que des personnes participent de façon parfaitement volontaire à cette pression de l'environnement.
De nos jours, on parle justement de « fashion victims ». Il s'agit de servitude volontaire. La burqa peut
aussi s'apparenter à la mode, sans contrainte extérieure autre que volontaire, sur le plan de l'imitation
et surtout de la surenchère. Il existe aussi une possibilité qu'il s'agisse, au moins pour certaines filles,
d'une mode passagère, une crise d'adolescence. S'y opposer, en stigmatisant l'islam, risque de reposer
sur l'essentialisation d'un phénomène contingent. La relativisation peut être aussi temporelle.
L'ironie de la situation consiste à constater que le cas du voile ou de la burqa concerne l'apparition d'une
« mode traditionaliste » qui s'oppose à la « mode moderniste ». La mode moderniste des fashion victims, outre la contrainte, possède le caractère d'une recherche de liberté et de créativité, ou de contestation.
Ce sont généralement les traditionalistes occidentaux qui s'opposent à « la mode ». On assiste
régulièrement à des tentatives d'imposer une « mode classique », qui correspond au style BCBG, contre
les autres mouvements de mode, souvent populaires. Cela peut aller jusqu'à des discussions sur le
rétablissement du port de l'uniforme dans les écoles et pourquoi pas le foulard pour les femmes, comme
dans le temps, au moins dans les églises. Voir une alliance des modernistes et des traditionalistes sur le
sujet est paradoxal.
Dire que les jeunes musulmanes ont le droit de porter des pantalons, devrait rappeler à certains qu'il y
a une quarantaine d'années, les jeans étaient interdits dans les écoles. À cette époque, les femmes étaient
mal vues si elles portaient des pantalons, quand ce n'était pas simplement interdit, en particulier au
travail. L'information selon laquelle les traditionalistes sont devenus soixante-huitards est intéressante.
Celle qui veut que certains soixante-huitards soient devenus traditionalistes est plus banale. Ceux qui
ressassent que tout est complexe devraient le reconnaître, à propos des musulmans, à charge et à
décharge. Sinon, on pourrait croire que la suppression des juges d'instruction qui avaient cette contrainte
est déjà passée dans les moeurs, et que le règne des procureurs est arrivé. Je plaisante. Cela a toujours
été le cas chez les intellectuels.
La mode a aussi une valeur supplémentaire. Un de ses usages est d'exprimer une opinion politique. Les
modes rock, guérillero, rasta, baba cool, BCBG, gothique, constituent des moyens de manifestation d'une
opinion politique, ou au moins d'une provocation contre le milieu social. Le port du voile et de la burqa
redéfinit la place des femmes et de la religion. Mais elle exprime aussi une opinion politique plus
courante qui consiste à exprimer une solidarité communautaire ou politique. On pense évidemment à la
cause palestinienne, anti-impérialiste, et plus spécifiquement antiraciste, en ce qui concerne la société
française elle-même.
On les sait, depuis les black-panthers ou le black is beautiful, le féminisme, la gay pride, le sionisme,
l'affirmation communautaire consiste à ne pas avoir honte de son corps, de sa race (voir Peur des mots), de ses opinions, de sa religion. Par cette tenue, les femmes nous disent : « Je suis musulmane et j'en suis fière », pour ne pas dire « et je vous emmerde ». Et sur ce point, quoiqu'athée, je ne peux que les approuver, dans les deux cas. L'islam n'est pas un délit, le racisme en est un.
Interdire le voile est aussi une position politique qui fait passer la désapprobation d'un comportement
du domaine privé au domaine public. Ce qui remet aussi en questions « nos valeurs », telles que définies
dans la Charte des Nations Unies. La Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre
1948, Article 18, déclare : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa
religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les
pratiques, le culte et l'accomplissement des rites. » Mais on assiste effectivement à une mise en question
du droit-de-l'hommisme, ici au nom du féminisme.
Le paradoxe réside dans l'interdiction d'une expression politique et religieuse spécifiquement
féminine. Car cela dénie la possibilité aux femmes de s'exprimer, en considérant que ce sont les hommes
seuls qui contrôlent leur comportement. On ne conçoit pas qu'elles puissent posséder une autonomie dans
ce cas précis : une des raisons est qu'en France, l'autonomie s'est constituée contre la religion. Les
hommes ont aussi tendance à porter la barbe et des sortes de djellabas. Or, on ne parle évidemment pas
d'interdire aux hommes de porter ce genre de tenues. Sans doute est-ce parce que les hommes sont
naturellement plus libres psychologiquement que les femmes quand ils se soumettent à des codes
vestimentaires, et qu'ils ne subissent jamais de pression sociale ! Forcément, puisqu'ils sont des hommes,
ils sont réputés pouvoir résister à la pression sociale. Ce ne sont pas des gonzesses ! Les protecteurs des
femmes sont donc pris en flagrant délit de sexisme.
Cache-sexe
La particularité de cette tenue féminine, énoncée explicitement par les musulmanes et les musulmans,
concerne la sexualité et le désir des hommes. Les féministes y voient une répression intolérable et un déni
de la sexualité féminine. Ce qui est un point de vue politique particulier, et non « occidental » comme
on le dit souvent, car de nombreux Occidentaux ne sont pas favorables à ce genre d'opinion concernant
la liberté sexuelle. Le problème concerne plutôt la question des pratiques réelles de part et d'autre. Mais
c'est toujours le cas en ce qui concerne la sexualité. Et on peut douter que les traditionalistes chrétiens
soient pour la liberté sexuelle, au moins affichée.
Une possibilité existe que, sur la question sexuelle, le voile ou la burqa constituent une réponse
conjoncturelle à la condition des musulmans de France. On sait que les musulmans français sont
majoritairement plus traditionalistes. De ce fait, ils pourraient se marier plus jeunes. Or, comme le
chômage frappe plus durement ces populations, on imagine que l'absence de situation empêche des
parents traditionalistes d'accepter les prétendants au projet de fonder une famille. Ce retard au mariage
pourrait bien se traduire alors par un refoulement du désir, qu'exprime le discours explicite, ou
révélateur, de cette pudeur affichée. Pour les femmes, le voile serait la solution technique disponible dans
la boîte à outils communautaire pour dire aux hommes qu'elles patientent, même si ce n'est pas le cas
(comme pour la question de la virginité). Et puisqu'il est aussi question de contrainte de la part des
hommes mariés, imposer le voile pourrait permettre de ne pas être trop jalousés par ceux qui restent
célibataires.
Si on veut absolument faire une interprétation en terme freudien ou en terme de liberté sexuelle, on
pourrait plutôt dire que ce sont celles qui ressentent le plus de désir qui le refoulent davantage au moyen
de la burqa. Bref, ce sont des salopes. Si cela vient à ce savoir, il pourrait y avoir de la demande et la
burqa risquerait de se généraliser en devenant un artifice érotique. Qui a dit que les musulmans n'étaient
pas intégrés ? Quoi de plus cornélien que « le désir s'accroît quand l'effet se recule » (Polyeucte, I, 1) ?
Jacques Bolo
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