Chasse aux Nègres (la preuve)
Les grèves de la Guadeloupe et de la Martinique ont porté à la connaissance des Français un
événement qui n'était pas entré dans la mémoire commune. La répression de 1967, avec une
évaluation du nombre de victimes allant de sept ou huit, à quatre-vingt-sept, voire cent,
rappelle les fameuses ratonnades de la manifestation appelée par le FN en 1961 (30/50 morts,
ou 109, voire 200) et de Charonne en 1962 (9 morts). Un des mythes fondateurs de la gauche.
Malgré une tendance culturelle exacerbée à la commémoration des luttes ouvrières et
politiques, ce trou de mémoire montre bien que la gauche aussi a une mémoire sélective.
Pourtant, cet événement précède juste Mai 68, et il s'agissait d'une grève où les ouvriers ont
finalement obtenu, après la chasse aux Nègres à laquelle se sont livrées les forces de l'ordre,
une augmentation dix fois supérieure (25 %) à ce qui était initialement demandé (2,5 %) ! Si
ce n'est pas des luttes sociales, on ne sait pas ce qu'il faut.
En février 2007, j'avais titré « Chasse aux Nègres à Marianne » un article sur un article imprécatoire de Christian Godin, « Les mésaventures de l'antiracisme » (numéro du
13-19 janvier 2007 de la revue Marianne) qui envisageait des mesures répressives contre
l'« antiracisme oublieux des principes républicains » de Raphael Confiant en particulier, et
des populations noires en général, dans la mesure où « Il n'y a pas de raison pour que cette
déraison s'arrête d'elle-même. » Ce philosophe totalitaire (hégélien notoire), mal informé
historiquement, ignorait sans doute que de cette forme de rétablissement de l'ordre républicain
s'était déjà manifestée en 1967 contre les Noirs antillais qu'il signalait à la répression. Je
soulignais précisément que ces peuples ont aussi une histoire qui leur permet d'avoir un regard
particulier sur l'histoire européenne qu'ils connaissent. La preuve est faite que nous ignorons
la leur, alors qu'en l'occurrence, elle devrait être aussi la nôtre.
Modèle économique
Mais on ne va pas se plaindre. Les Antilles françaises ont fait un retour remarqué sur la scène
médiatique, qui nous a donné à connaître l'histoire, la politique et l'économie locale. Nous
sommes aujourd'hui conscients que nous sommes avant tout spectateurs des événements du
monde sur lequel nous n'avons que très rarement de prise. Autant profiter des circonstances
pour nous enrichir culturellement et combler nos lacunes.
Encore faut-il produire une analyse correcte des phénomènes. Le modèle antillais n'est pas un
modèle de lutte sociale, comme l'ont affirmé les gauchistes ou certains syndicalistes, avides de
récupérer les mythes qu'ils avaient pourtant négligés. C'est même au contraire un modèle
réduit de la situation qui peut caractériser l'avenir des ensembles plus vastes où cette réalité
est masquée par les nombreuses interactions.
Quand on évoque la situation de ces îles, on les caractérise généralement par la dépendance de la métropole et le règne de l'assistanat. Ce n'est pas une vision correcte. Le problème de la situation des Antilles est plutôt lié à des conditions très spéciales. La caractéristique coloniale initiale a été artificiellement maintenue par des primes d'éloignement pour les fonctionnaires et les retraités. L'insularité a conservé des monopoles, anciennement détenus par les seuls békés (descendant des anciens colons esclavagistes), et l'entrée des marchandises est surtaxée en Guadeloupe et Martinique (« octroi de mer » jusqu'à 28 %, voire 40 %), sans parler de « l'enrichissement sans cause des compagnies pétrolières », comme dit le Secrétaire d'État à l'outre-mer, Yves Jégo.
Dans une telle situation, n'importe quel département de France métropolitaine subirait une
hausse du coût de la vie qu'il serait nécessaire de compenser par des mesures clientélistes
qu'on pourrait toujours appeler de l'assistanat. On observe d'ailleurs plus ou moins la même
situation en Corse. Les Antillais et les Corses ont le tort de considérer qu'il s'agit une
conséquence de la situation coloniale. Il s'agit plutôt d'une démonstration des conséquences
de l'isolationnisme que certains préconisent comme solution aux crises.
Aujourd'hui que la population noire accède aux classes moyennes et aux postes dans
l'administration de façon massive, la crise commence à se manifester, parce que les privilèges
ne sont évidemment pas généralisables. Comme pour les paysans dans le cadre européen, on
voit les limites des aides avec l'élargissement de l'Europe aux pays de l'Est qui fait exploser le
nombre d'ayants droit. Les gauchistes qui réclament aussi une augmentation de deux cents
euros pour la métropole se ridiculisent sur l'air de Nino Ferrer qui chantait « Je voudrais être
noir ».
Et d'ailleurs, une augmentation pour quoi faire ? Puisque la situation antillaise est précisément due aux primes accordées aux fonctionnaires qui provoquent une inflation mettant en difficulté ceux qui n'en bénéficient pas, la conséquence sera simplement une augmentation des bénéfices des commerçants. Le bénéfice sera d'ailleurs absorbé par leurs dépenses personnelles ou les augmentations de salaire de leurs propres employés, puisque tout est plus cher sur les îles. Seuls un remplacement de l'octroi de mer par la TVA (Taux aménagé ou nul) et une baisse des prix par la concurrence pourraient normaliser la situation. Mais l'administration régionale ne peut pas se priver de ces taxes. D'où un discours politique assez hypocrite (pléonasme) en la matière.
Modèle politique
On le sait, les conflits sociaux aux Antilles évoquent de façon récurrente le monopole des békés
et la question raciale. Sur ce point, la gauche a raison de dire que la question raciale n'est pas
le problème. Le patronat s'est d'ailleurs empressé de mettre en avant des patrons noirs au
cours de la crise. La situation coloniale avait l'avantage de rendre la hiérarchie sociale visible.
Ce qui n'a jamais voulu dire que les autres pays étaient égalitaires. Les gauchistes et
indépendantistes locaux ont tort de s'accrocher à leurs anciennes catégories. Regrettent-ils le
bon vieux temps de l'esclavage pour rejouer indéfiniment la libération ? L'Histoire est une
passion française qui tourne au bovarysme.
Il s'agit plutôt d'une question politique. Quel est le modèle social de la modernité quand les
distinctions sociales ne sont plus visibles ? Ce qu'on constate, est que le vieux modèle de fortes
inégalités résiste. C'est ce qu'on veut dire quand on prétend que les inégalités augmentent. On
veut simplement dire qu'elles persistent, alors qu'on se représente la société comme
virtuellement égalitaire. L'erreur est dans les représentations. Au fond, la critique de ce mythe
républicain est le vrai sens de la sociologie de Bourdieu. Mais Bourdieu ne l'a pas compris lui-même en confondant « l'étude de ce qui est », avec la dénonciation du fait que « ce qui devrait
être » n'existe pas.
On a un bon exemple de « l'étude de ce qui est » dans le cas du Zimbabwe. La connaissance
minimale qu'on en a est que le président Mugabe a exproprié la minorité blanche au bénéfice
de ses partisans. Ce qui l'a fait mettre au ban de la communauté internationale, surtout du fait
du Royaume-Uni, dont sont originaires les Blancs en question. On en conclut généralement
que l'économie en a été déstabilisée du fait du remplacement de la compétence gestionnaire
des Blancs par des Noirs incapables. On est plus indulgent pour les réformes agraires en
Amérique du sud.
Dans la perspective comparative qui est la mienne, la différence porte ici essentiellement sur
l'absence de soutien d'une métropole, pour faire bénéficier la majorité noire de l'assistanat en
question. La rupture avec la métropole coloniale a eu d'autant plus cet effet que c'était
précisément une des causes de l'acceptation de la décolonisation. Car ces aides ne sont possibles
que pour des confettis de l'empire, au moins pour des raisons démographiques (13 millions
d'habitants au Zimbabwe). Remarquons que le blocus international constitue même, au
contraire, une « aide négative ». Et cela ne risque pas de montrer la capacité gestionnaire
locale si on organise le boycott des produits de ce pays. On voit ce qui attend les Antilles en
cas d'indépendance.
Or, que se passerait-il si 60 % des ressources agricoles étaient aux mains d'une minorité visible
en Europe. Comme tout le monde sait que c'est ce qu'on reprochait aux juifs au début du
vingtième siècle, ce n'est pas la peine de prétendre donner des leçons sur le sujet. Concernant
une forte concentration des richesses de la planète aux mains d'une toute petite minorité, on
peut mieux comprendre ce que je veux dire quand je parle de modèle antillais. Sur le plan
strict d'une conception sociale, sans aide d'une métropole, on voit à quoi ce modèle aboutit.
Il n'est plus question de s'embarrasser d'une conception raciale dont il peut exister des
résurgences dans les formes actuelles d'antisémitisme latent. Comme on le sait :
« L'antisémitisme est le socialisme des imbéciles ».
Une hiérarchisation sociale forte sur un modèle aristocratique est une forme stable. Une
nouvelle aristocratie renverse simplement la précédente. C'est pour cela que j'ai souligné
plusieurs fois l'anachronisme des monarchies en Europe (voir Démocraties monarchiques). Elles sont bien
le symbole vivant de la persistance de l'inégalité de naissance et de la continuité de ce système,
par delà les changements apparents.
La démocratie égalitaire est le problème actuel. Même si elle sert de référence intellectuelle,
elle n'a jamais existé, ni aux Antilles, ni en métropole. Le marxisme est simplement
l'expression, comme il le revendique, de la problématique qui consiste à donner une base
économique à cette démocratie égalitaire. Toute la question de la démocratie est de réformer
la réalité du principe classique de la « loi de Pareto » selon lequel 20 % de la population tend
à monopoliser 80 % des richesses. Aujourd'hui, au niveau mondial, on parle d'une
concentration plus forte (ce qui n'est pas forcément exact). La difficulté est bien sûr que ceux
qui sont chargés de réaliser ce projet démocratique font partie des 20 %.
Jacques Bolo
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