Étonnant, non ?
Dieudonné a encore fait un coup d'éclat dans sa salle du Théâtre de la Main d'Or, à Paris. Il
a fait venir le négationniste Faurisson à un de ses spectacles, le 26 décembre 2008, et lui a fait
décerner le prix « prix de l'infréquentabilité et de l'insolence » par un comparse habillé en
déporté. Le président du Front national, Jean-Marie Le Pen, qui assistait au spectacle en a été
choqué. C'est dire. On dit souvent qu'on ne pourrait pas dire, aujourd'hui, ce que disait Pierre
Desproges à son époque. De quoi se plaint-on ? Avec Dieudonné, c'est la surenchère
permanente.
Mais Dieudonné commet des excès inutiles dans la provocation. Il est victime de la maladie
médiatique qui confond le fait de passer à la télé et d'avoir quelque chose à dire. Il devrait
arrêter de déconner. Il met vraiment tout le monde mal à l'aise. Même Le Pen ! Et ceux qui se
réjouissent de voir confirmer leurs craintes, leurs soupçons ou leurs certitudes, devraient
cesser de « regarder les hommes tomber ».
La question de prouver ou non qu'il s'agit d'une provocation n'a aucune importance. En fait, il s'agit
plutôt ici d'un problème de double jeu, de part et d'autre, qui consiste à vouloir prouver
quelque chose, mais on ne sait pas ce qu'on prouve, « mais on va le garder quand même »,
comme disent les autres comiques Chevallier et Laspales. Car la méthode scientifique de
démonstration n'étant pas bien assimilée, on en fait un usage idéologique, c'est-à-dire qu'on
s'en sert pour attaquer ses adversaires sur le principe : « Face, je gagne, pile, tu perds » Des
deux côtés. Puisque au fond, le seul but est de faire parler de soi. Et que la règle du jeu, c'est
de gagner.
La véritable question est : qu'est-ce qu'on fait maintenant ? On connaît parfaitement la
situation. Je n'ai pas changé d'avis sur le sujet (voir « Pour en finir avec l'affaire Dieudonné »). Toute cette histoire a commencé en 2003, par un sketch dans une
émission de Fogiel, où Dieudonné imitait un juif extrémiste qui traitait de terroriste un autre
invité, l'humoriste Djamel, en jouant sur l'association « arabe = terroriste ». Dieudonné aurait
conclu (ou non) par « Heil Israël ». Tout le monde lui est tombé dessus, sauf la plupart de ses
collègues comiques. Il a finalement gagné le procès qu'on lui faisait sur ce point [1].
Comme la gauche a fait chorus avec ses accusateurs, alors que cette critique des sionistes
radicaux est bien un de ses lieux communs, il a surenchéri sur le thème du lobby juif, ce qui
l'a marginalisé davantage [2]. Il a été rejoint par les antisionistes radicaux, et les nationaux
populistes, dont c'est la spécialité (en particulier l'essayiste Alain Soral qui est devenu son
conseiller politique). Dieudonné s'est finalement rapproché du Front national, qu'il avait
pourtant combattu en se présentant contre lui à Dreux, en 1997. Comme nombre de vrais
antisémites qui traînent dans ces groupes sont aussi racistes, cela produit une situation
inattendue.
Tout est de ma faute
Je me considère comme ayant une part de responsabilité dans cette histoire, non pour ce que
j'ai fait, mais à cause de ce que je n'ai pas fait. Sartre avait raison sur ce point. En effet, quand
Dieudonné a commencé à déconner, je voulais aller le voir, et essayer de le convaincre
d'arrêter. Ce n'est pas forcément parce que je me crois plus fort que tout le monde (bon, un
peu quand même !). Mais, il suffisait d'être plus fort qu'Alain Soral. Ce qui reste raisonnable,
même si, par comparaison au personnel politique, il n'est pas au-dessous de la moyenne. Ce
qui n'est pas difficile non plus.
Dans la perspective d'une rencontre, je m'étais donc renseigné sur l'agent de Dieudonné pour
pouvoir le contacter. À l'époque, je ne savais pas que Dieudonné possédait le théâtre de la
Main d'or, car je n'étais pas vraiment un amateur de ses sketches (ni seul, ni avec Élie). Mais
je ne suis pas allé le voir. Je me suis dégonflé. Sans doute parce que je n'ai pas voulu prendre
le risque qu'on m'envoie paître. Il est plus confortable d'écrire dans cette revue, qui n'existait
pas à l'époque. Cette affaire Dieudonné et ses suites, dont je mentionne certaines dans l'article
initial le concernant, sont même un des éléments qui m'ont incité à la créer.
Mais ce genre de question d'actualité ne constitue pas non plus mon centre principal d'intérêt.
Et je préférerais écrire sur les autres sujets que je traite par ailleurs. Mais cette
dernière raison peut aussi constituer une bonne excuse pour ne pas m'engager. Décidément,
m'intéressant de plus en plus aux questions philosophiques, comme lui pendant la guerre, on
peut dire que je suis très sartrien ces temps-ci. Et je prie également les juifs et les autres de
m'excuser de ne pas avoir concrétisé ce que j'aurais dû au moins essayer.
Dieudonné l'Israélien
Car je pensais bien que ça allait dégénérer. Dès le début, j'ai eu l'occasion de dire que
Dieudonné agissait comme un gauchiste qui en rajoute quand on l'attaque. D'autant qu'il
pouvait être considéré, à cette époque, comme le porte-parole de la communauté noire en
révolte, qui a décidé de ne plus se laisser marcher sur les pieds. La gauche n'a pas compris
l'importance du phénomène. Au mieux, elle a considéré Dieudonné comme une sorte de
Coluche. Mais Coluche ne représentait que le bon gars populo classique. De gauche quoi !
Dieudonné ne pouvait pas se dégonfler, en vertu de ce qu'il représentait, paradoxalement
d'ailleurs, dans la mesure où il est un métis franco-africain. Car dans la mythologie française,
il a plutôt tendance à incarner le comportement antillais des Nègres marrons, ces esclaves qui
se révoltaient et prenaient le maquis. La raison en est sans doute qu'il correspond plutôt au
gauchiste français, avec les références historiques nationales classiques, contrairement à la
génération banlieue. C'est une sorte de mixte entre Coluche et Besancenot. Mais il est noir.
D'où la difficulté à le mettre dans les cases habituelles, outre le fait que le passage du témoin
ne s'est pas bien fait entre la génération 68 et les suivantes.
Le paradoxe de la situation de la vendetta personnelle de Dieudonné avec la communauté juive
est que sa situation est précisément celle du sionisme. Ou au contraire, c'est plutôt le sionisme
qui se caractérise par un comportement de Nègres marrons Le sionisme est un mouvement
de parias (sorte de caste considérée comme impure par la mythologie occidentale chrétienne [3]) qui ont décidé de ne plus se laisser faire, après des siècles à faire profil bas. La situation socioculturelle des juifs et des Noirs est différente, mais la stratégie de résistance est la même.
C'est l'absence de capacité d'abstraction qui empêche la plupart des gens de s'apercevoir de
l'identité du phénomène. Le racisme (au moins latent) n'aide pas. Le racisme, qui consiste à
se polariser sur ce genre de différences, est précisément ce qui empêche de faire abstraction de ce genre de paramètre.
Si j'ai raison, on peut mieux comprendre Dieudonné (et les sionistes). Il appartient donc à
chacun de reconnaître que le problème est le même. Il faut arrêter de jouer à la guéguerre. Et
si on aborde la seule question qui vaille en France, c'est bien la situation d'exclusion des Noirs
et des Arabes qui fait problème, pas celle des juifs. Leur problème est celui d'Israël, pas celui
de leur situation en France. Il ne faut pas oublier non plus, comme je le soulignais à propos
des Noirs, des Antillais et des autres peuples du monde, que la question de la Shoah n'est pas
centrale pour eux (voir « Chasse aux nègres à Marianne »). Alors qu'en tant que gauchiste français, cette question est centrale pour Dieudonné... comme on le sait.
Je disais également dans un autre article (« Racisme, Antisémitisme, Stéréotypes ») :
« Au fond, je pense que l'affaire Dieudonné repose simplement sur le fait que
les Noirs ont très mal vécu le fait qu'Israël traite avec l'Afrique du sud au
temps de l'apartheid. D'où le fait que les Noirs se sentent bel et bien
représentés par Dieudonné sur ce point. Pour les gauchistes, dont Dieudonné
fait aussi partie (qui comme les juifs ne pardonnent pas), cela s'analyse (sur
le modèle stalinien) de la même façon que le soutien des libéraux à la prise du
pouvoir d'Hitler, en terme de « révélation de la vraie nature » (reste marxiste
de philosophie essentialiste). Ils ne comprennent pas qu'une alliance peut
précisément être conjoncturelle, voire contre nature (Staline avec Hitler,
Roosevelt ou Truman avec Staline, etc.). Mais on n'est pas obligé d'apprécier
la réalpolitik ou le cynisme, et on peut considérer qu'il s'agit d'une faute
morale ou politique. Cependant, en tout état de cause on ne peut pas
considérer que les Noirs doivent se sentir coupables du nazisme, par un tour
de passe-passe qui les assimile aux Blancs (surtout en exonérant ces
derniers) ! Pour clore l'affaire, Israël et ses soutiens pourraient admettre qu'il
s'agit d'un grief légitime sur ce point. »
L'alliance de Dieudonné avec le Front national est souvent comprise, elle aussi, comme une
« révélation de sa vraie nature » Cela indique plutôt une incapacité à tenir une analyse en
termes politiques. On sait que dans les élections précédentes, une partie des juifs français a
choisi le FN, par soutien à Israël, ou comme d'autres Français, pour faire peur aux Arabes dans
une optique sécuritaire. Ce qui est une stratégie coloniale qui consiste à appeler la troupe pour
mater les indigènes, car « ils ne comprennent que ça » Ce qui n'était pas prévu, c'est que les
indigènes « de la république » pouvaient choisir la même stratégie. Le retournement d'alliance
de Dieudonné en fait bien un politique comme les autres : il n'y a pas que les Blancs qui
peuvent faire des appels du pied aux électeurs du FN (voir « Union sous-européenne »).
J'ai déjà eu l'occasion de dire que la « gauche de la gauche » ne s'était pas gênée pour voter
avec le FN contre la constitution européenne – en stigmatisant, en plus, l'autre gauche de voter
avec les libéraux. Et j'ai toujours pensé que la gauche en général avait tort de considérer les
classes populaires comme des électeurs captifs. Il est notoire qu'une partie d'entre elles a voté
FN contre les immigrés. Les immigrés, qui sont les véritables classes populaires actuelles, et
qui sont très nombreux, peuvent aussi se mettre à voter FN. Certains juifs français de droite
ont voté FN sur le dos des Arabes (en souvenir du bon vieux temps de l'Algérie française), les
Arabes votent FN sur le dos des juifs en s'alliant à la droite antisémite.
Je disais ailleurs « on ne peut s'empêcher de penser que voir les Noirs et les juifs s'étriper doit
bien faire rigoler les membres du Front national ». La nouveauté est que cela se produit au
sein même du FN. Il est possible que ce phénomène soit minoritaire de part et d'autre. Aux
États-Unis, les juifs votent massivement pour les démocrates. Mais ce qu'on a appelé le « lobby
juif » à l'époque de Bush, était simplement le « lobby juif de droite », dont l'alliance avec les
fondamentalistes chrétiens paraissait contre nature et était grossie par les médias.
Ce qui signifie aussi que les juifs de gauche étaient trop silencieux, c'est-à-dire en termes
politiques, « réduits au silence », ou alignés sur les positions de droite du fait de la question
israélienne. Ce point est d'ailleurs un élément qui paralyse la gauche française dans son
ensemble. C'est peut-être même, au fond, son seul problème. Ici encore, Dieudonné est un
symptôme du fait que tous les problèmes politiques semblent aujourd'hui se réduire à cette
seule question. L'impensé pétainiste à du mal à passer chez ceux qui ont des cadavres dans le
placard.
Grand pardon
Je ne suis peut-être pas le seul qui devrait s'excuser [4]. Au fond, Dieudonné lui-même s'est bien excusé, dans son spectacle Mes excuses, dont je suppose le contenu sur le mode provocateur et surenchérisseur (toujours le style Coluche-Besancenot). Mais mutatis mutandis, si on tient compte des caractéristiques de chacun, on peut aussi admettre que c'est valable. C'était sa façon à lui [5]. En fait, on analyse mal ses provocations. Fondamentalement, Dieudonné est le Sacha Baron Cohen français.
Je ne sais pas s'il existe une façon spécifique aux juifs de faire des excuses. Jean-Pierre Elkabbach, qui avait fait la morale à Alain Finkielkraut pour ses propos sur les émeutes de banlieue de 2005 (voir « Les mots ne sont pas si importants »), la connaît peut-être. Mais comme je le disais justement à propos d'Alain Finkielkraut, si en France, il ne peut pas se réconcilier avec Dieudonné [6], ce n'est pas la peine d'espérer obtenir un jour la paix au Moyen-Orient. Il ne faudrait pas oublier que c'est ce genre d'objectif qui est le but, et pas les péripéties
anecdotiques ou les fiertés personnelles.
Jacques Bolo
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