Le Procès fait à Péan
L'écrivain Pierre Péan a été relaxé le 7 novembre 2008 par le tribunal correctionnel de Paris.
Il était poursuivi pour diffamation raciale et provocation à la discrimination raciale pour avoir,
dans son ouvrage Noires fureurs, blancs menteurs (Fayard, 2005), parlé de la société tutsi
comme une « culture du mensonge et de la dissimulation et dans une moindre part, par
imprégnation [...] les Hutus ». Mentionnant aussi le lobbying du Rwanda qui a conduit « de
très belles femmes tutsies vers des lits appropriés ».
La décision a provoqué une polémique, sur Libération, Rue 89, et plus généralement sur
Internet. Les pro-Péan ont été satisfaits de la décision, admettant au mieux : 1) qu'il s'était mal
exprimé ; 2) argumentant surtout que le livre visait en fait les manoeuvres du pouvoir tutsi
actuel ; et 3) se félicitant de la victoire de la liberté d'expression. Les anti-Péan ont été dégoûtés
par le verdict, et SOS Racisme va faire appel.
Le débat se situe surtout dans le cadre d'une actualité où les Tutsis au pouvoir, des réfugiés
rwandais, et certains Français, accusent la France d'avoir une part de responsabilité dans le
génocide : formation des militaires hutus ; participation au contrôle des populations dans un
cadre de « guerre révolutionnaire » (anti-insurrectionnelle) ; absence d'aide aux victimes au
cours du génocide ; protection des génocideurs par l'opération Turquoise.
Cette décision judiciaire a donc été considérée comme un point marqué par la France contre
le Rwanda. D'autant qu'une autre affaire concernant l'ancien secrétaire général de l'Élysée au
moment du génocide, Hubert Védrine, aspergé de peinture rouge, a été jugée comme une
simple agression, sans admettre une discussion sur les motivations de l'acte. En outre,
l'accusation du président rwandais Kagamé par le juge Bruguière, pour l'attentat contre l'avion
du président Abyarimana, considéré comme déclencheur du génocide, vise à considérer, selon
la nouvelle vulgate, les Africains comme seuls responsables de ce qui leur arrive.
Du débat racial
Le problème spécifique de cette affaire repose sans doute par l'angle d'attaque choisi par SOS
racisme. La mode actuelle est aux procès pour racisme dès qu'une personne évoque ce genre
de sujet dans un livre ou un média officiel. Le seul espace de liberté avéré reste alors Internet,
dans les blogs ou les commentaires des articles de presse. Cette polémique sur l'affaire Péan
permet d'éclaircir la question sur un cas concret.
Sur un des points en débat, l'un des contradicteurs de Péan, sur le site KAGATAMA, signale
que l'origine, invoquée par le livre de Péan, de la réputation de mensonge des Rwandais
provient d'un certain Paul Dresse :
« qui serait quant à lui « un ancien agent territorial utilisant le langage colonial de
l'époque » et « faisant partie des premiers Européens qui ont eu un contact prolongé
avec les Tutsis » [Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs, page 42]. C'est faux.
Cet aristocrate belge né en 1902, a effectué un seul et bref voyage touristique au
Rwanda, à la suite duquel il a publié en 1940 une « petite étude historique » raciste
et aux relents antisémites appelée Le Ruanda, d'aujourd'hui. » (cf. Kagatama).
Livre qui produit d'ailleurs une théorie bizarre d'une race minoritaire de seigneurs d'origine
sémite régnant sur une majorité :
« Au stade actuel des recherches, on s'accorde à voir en eux des Hamites (d'un mot
arabe qui veut dire ardent, cuivré), c'est-à-dire une variété rougeâtre de Sémites,
d'ailleurs fortement négritisée. » (Paul Dresse, Le Ruanda aujourd'hui, p. 29).
Ce qui fait dire au site concerné:
Le concept de « races » au Rwanda couplé à la « théorie hamitique » est un des
fondements de l'idéologie du génocide qui stigmatisait « les Tutsis nilotiques hamites
venus d'Abyssinie ». (cf. Kagatama).
L'objection est intéressante et mériterait d'être versée au dossier (judiciaire). Justement,
Internet permet d'apporter des informations, et la contradiction, à des travaux qui seraient,
sinon, en position de quasi-monopole, du fait de la notoriété de Péan. Une fois paru, un livre,
par le passé, devait attendre un temps trop long pour être contredit par un autre livre. Encore
fallait-il qu'il trouve un éditeur. Une polémique dans la presse pouvait avoir lieu, mais la presse
est éphémère, et le livre resterait dans les rayons des librairies (encore qu'aujourd'hui la
rotation soit rapide), et surtout il constitue une référence dans les bibliothèques.
Une telle objection aurait mérité d'être envisagée par Péan, quand il utilise des sources
douteuses comme celle de Paul Dresse, autrement que par la restriction minimisante : « un
ancien agent territorial utilisant le langage colonial de l'époque ». Car le langage n'est pas
seulement colonial, mais bien raciste et antisémite. Or, c'est précisément le problème de la
situation du Rwanda. Il semble que l'idéologie de l'ancien colon belge ait consisté en une sorte
de mixte entre le républicanisme (les Hutus sont majoritaires et les Tutsis constituent une
aristocratie), et une racialisation (antisémite en plus) ayant contribué au génocide.
Si l'on considère que la Belgique elle-même était une monarchie, avec une forte mouvance
antisémite, Péan aurait pu, au moins, se livrer à une critique des sources, d'autant qu'il n'est
pas allé sur le terrain. Il semble qu'il n'ait retenu que le républicanisme de ce témoignage (d'un
aristocrate). Ce qui « parle » à un Français de gauche, puisque les Hutus constituent 80% de
la population, voire une forme de prolétariat par rapport à l'élite. Il est possible que la France,
qui était dirigée par la gauche au moment des troubles ayant précédé le génocide, ait donc
décidé de soutenir le président hutu sur cette base de classes-races.
De la liberté d'expression
Restait donc un procès pour contredire les allégations d'un écrit, et c'est cette stratégie qui a
été choisie par SOS-Racisme. Mais cela revient bien, qu'on le veuille ou non, à rétablir la
censure, en la souhaitant préalable ! Et, bien évidemment, la crainte d'un procès provoque une
autocensure. Les éditeurs ou les directeurs de publication de journaux hésitent à publier des
ouvrages ou des articles qui risquent de leur valoir des poursuites.
La résistance à cette judiciarisation revendique aussi l'idée de la critique du politiquement
correct, et la défense de la liberté d'expression. Mais un procès peut aussi être perdu. Et cela
a l'inconvénient, par contrecoup, de faire énoncer une vérité officielle par la justice. Dans Rue
89 (du 08/11/2008), un article de Souâd Belhaddad titrera : « Il n'est pas raciste de trouver
les Tutsis menteurs » et mentionnera le parallèle fait au procès par Benjamin Abtan (ex-
président de l'UEJF, Union des étudiants juifs de France) qui a lu un texte parlant d'un « juif
menteur comme protection de soi ou du groupe auquel il appartient ». Ce texte n'étant autre
que Mein Kampf, parallèle qui affectera beaucoup Péan, paraît-il.
Évidemment, cette analogie a scandalisé certains commentateurs, arguant classiquement du
refus de la concurrence victimaire. Mais précisément, nous venons de voir que l'analogie était
justifiée par la parenté sémantique et historique de l'antisémitisme belge. Et surtout,
contrairement à certaines exagérations purement rhétoriques, les Tutsis ont bel et bien connu
un véritable génocide : environ un million de morts. À partir de combien de morts aura-t-on
le droit de comparer ?
Le refus de la comparaison doit affronter la critique du « deux poids, deux mesures » qui n'est
pas tranchée d'avance. Dans un cas comme celui du Rwanda, l'automatisme de l'argument de
la concurrence victimaire s'apparente à du négationnisme [1]. En France, le négationnisme est
un délit. À moins qu'il y ait des bons et de mauvais génocides ? On pourrait d'ailleurs
remarquer simplement que le refus de la « concurrence victimaire » signifie donc qu'on impose
le « monopole victimaire ». Mais, sur le fond, refuser de comparer correspond simplement le
refus de penser.
Ce genre de procès est un problème. Quand il ne s'agit pas d'évaluer un préjudice direct ou une
répartition, un procès ne permet pas de définir une vérité qui doit précisément être établie par
les débats, et au cours des débats, par les éléments qui y sont échangés. Cette affaire en
constitue un excellent exemple. Le livre de Péan (que je n'ai pas lu), manifeste sans doute un
intérêt intellectuel pour la question d'un génocide en Afrique à la fin du XXe siècle, mais
commet sans doute plusieurs erreurs. Le fait que Péan n'aille pas sur le terrain est quand même
la plus grossière. Qu'il veuille donner le point de vue de chacun peut sembler légitime, mais
qu'il considère la parole des bourreaux comme équivalente à celle des victimes ne serait pas
accepté dans le cas des juifs (peut-être à tort, sur le plan strictement méthodologique). S'il
présente donc le point de vue hutu, ou le point de vue français défendant les Hutus, on peut
comprendre que Péan n'ait pas été le bienvenu au Rwanda.
Mais il semble aussi que cette affaire concerne la question générale de « savoir comment un
génocide est possible ». Ce qui l'apparente évidemment à celle de la Shoah. La méthode
historique tend à réduire la solution à l'observation de ce qui a rendu, hic et nunc, le génocide
possible. C'est à cela que ressortait le rôle de l'attentat contre l'avion du président Abyarimana
comme déclencheur, ou plus généralement le rôle de l'opposition armée tutsi – ce qui est bien
le point de vue hutu.
Cet élément constitue par contre la vraie différence avec la question juive en Allemagne nazie,
puisque les juifs n'étaient évidemment pas en guerre contre le pouvoir allemand. Quoiqu'il
faille remarquer que les thèses nazies concernaient aussi la stigmatisation d'une domination
(occulte) de la minorité juive. Cette stigmatisation est également présente dans la situation
rwandaise, où la Radio des mille collines a précisément racialisé des conflits politiques. Cela
repousse l'analyse historique du déclenchement du génocide bien avant l'attentat contre l'avion
présidentiel. Le racisme a bien consisté, dans les deux cas, à convaincre la population que cette
stigmatisation raciale était fondée, alors que les groupes coexistaient pacifiquement
auparavant [2].
Contrairement au discours actuel qui rationalise le racisme en le considérant comme un
sentiment (si on peut parler de « rationalisation sentimentale »), on observe dans les deux cas
qu'il s'agit d'une propagande instrumentalisée par le pouvoir ou un groupe politique. Dans les
deux cas, le problème existe quand le pouvoir impose l'exclusion d'une minorité. Ce qu'on
appelle des sentiments correspond simplement à des idées, qui peuvent être des idées
personnelles, d'où le terme sentiments (par analogie avec « sentiments personnels »). Mais la
notion de « sentiment collectif » ne signifie pas autre chose qu'idéologie politique. Au mieux,
on pourrait considérer qu'il s'agit d'une application de ses sentiments/idées personnelles à un
niveau politique où ils n'ont pas à se manifester : ce n'est pas parce qu'on n'aime pas quelque
chose qu'il faut l'interdire à tout le monde.
Il s'agit bien d'idées politiques quand on parle de groupe et non de quelqu'un en particulier.
Parce qu'on peut très bien ne pas aimer son voisin sans lui dénier des droits [3]. Concrètement,
le terme « aimer » est adéquat, puisqu'en général, le « sentiment » envers des autres
communautés concerne précisément la possibilité de mariages intercommunautaires. Et dans
les deux cas, Allemagne et Rwanda, les mariages intercommunautaires étaient assez fréquents,
ce qui montre que le communautarisme était en train de disparaître. C'est ce qui n'a peut-être
pas été supporté par certains !
La véritable question qui mérite un recours judiciaire est bien l'incitation à la haine raciale.
Mais si le livre de Péan peut être considéré comme partisan dans le débat qui oppose la France
au Rwanda, il n'appelle sans doute pas à la haine raciale des Rwandais ou des Tutsis. C'est bien
ce qu'en a conclu le tribunal. Cela ne veut pas dire que Péan a raison sur le fond (voir Morin). Mais l'accuser de racisme n'a pas de sens. Il a même été personnellement un
soutien de SOS-Racisme depuis son origine. Cette association a perdu l'occasion de le
contredire en discutant ses arguments autrement que par un procès qui constitue une
conception du débat intellectuel un peu particulière.
La vérité se construit par la discussion. Ce qui est écrit dans un livre ne constitue pas un dogme
ou un manuel à réciter. L'époque est finie où un professeur (ou un essayiste indépendant
comme Péan) écrivait une somme qui faisait autorité. C'est l'avantage du relativisme. La
connaissance est révisable. La forme de l'essai a trouvé aujourd'hui sa véritable nature d'ouvrir
la discussion. On peut le contredire. On peut changer d'avis. Cela a toujours été le cas, mais
il faut en prendre conscience et ne pas raisonner comme si un ouvrage devait passer par la
censure ou attendre l'imprimatur et le nihil obstat des autorités religieuses, ou judiciaires.
Internet et l'augmentation du niveau culturel offrent la possibilité technique et intellectuelle
d'une réponse immédiate et argumentée. Spécialement dans ce cas, puisque le débat concerne
l'Afrique, nous pouvons précisément constater la capacité de prise de parole des Africains
eux-mêmes. Que se serait-il passé dans les années 1930 ou même 1950 [4] ? N'oublions pas ce
que nous sommes en train de faire au moment même ou nous le faisons.
La critique fait partie de l'histoire. Péan lui-même a toujours joué ce rôle. Il ne faut pas être
ingrat. Il faut suivre son exemple en allant chercher les informations qu'il a pu manquer et en
proposant des interprétations différentes des siennes quand c'est nécessaire. Ce n'est pas la
peine de se revendiquer d'une autre autorité que celle de l'honnêteté intellectuelle que nous
serons capables de proposer. Au lieu de faire des procès, il serait préférable que les
associations concernées financent des recherches et la diffusion des informations. Tout le
monde profiterait de l'existence d'une production de connaissance influente au lieu de cette
impression de malaise qui résulte d'accusations incessantes.
Jacques Bolo
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