Jean-Marc Rouillan, ancien chef du groupe terroriste Action directe, vient de voir sa semi-liberté supprimée le jeudi 16 octobre 2008 à cause d'une interview accordée à L'Express le 2 octobre. À la question du journaliste de savoir s'il regrettait les assassinats commis par son groupuscule, celui du PDG de Renault Georges Besse, et celui du Général Audran, Rouillan a répondu : « Je n'ai pas le droit de m'exprimer là-dessus… Mais le fait que je ne m'exprime pas
est une réponse. Car il est évident que, si je crachais sur tout ce qu'on avait fait, je pourrais m'exprimer. »
Le titre général de ma rubrique est « C'est la faute des médias » (phrase qui sert
habituellement aux journalistes pour nier leur responsabilité par une intimidation ironique).
Dans ce cas précis, le journaliste qui est allé interviewer Jean-Marc Rouillan peu avant la fin
de son contrôle judiciaire a effectivement provoqué la révocation de sa semi-liberté. Si c'est
volontaire, c'est bien joué, sinon cela pourrait être considéré comme une faute professionnelle.
Ou cela le serait, si une des fonctions de la presse n'était pas de créer l'événement. Il y a
toujours un peu des deux de la part d'un intervieweur dont le rôle est de pousser son
interlocuteur dans ses retranchements ou à la faute.
De la part de Rouillan, on peut aussi considérer que ce n'est pas très malin. D'autant qu'il en
était conscient. Quand le journaliste lui demande : « Etes-vous encore prêt à jouer votre
liberté personnelle pour vos idées ? » Il répond : « Mais je la joue actuellement. Avec cette
interview… » Ce qui aurait tendance à révéler la nature surjouée du terrorisme ou du
gauchisme.
Mais ce qui est étonnant, outre l'interdiction qui lui est faite de s'exprimer sur son passé, car
ce serait bien utile pour l'histoire, c'est autant la question du journaliste que la sanction. Savoir
si Rouillan regrette ses actes n'a aucun intérêt. C'est une problématique exclusivement fondée
sur une idéologie chrétienne de la rédemption. On remarquera qu'il n'est plus question, bien
que ce soit pourtant à l'ordre du jour, « d'en finir avec la repentance ». Dans le cadre
judiciaire, on le sait, la repentance est obligatoire. Sinon on reste en prison. Pourtant, la
considérer comme normative, dans un contexte judiciaire laïque, est constitutif d'une
forfaiture.
Un journaliste professionnel, qui n'aurait pas des racines chrétiennes, aurait pu s'intéresser
à beaucoup de choses d'autre que la rédemption de Jean-Marc Rouillan. Car après tout, au
même moment, un des candidats à l'élection présidentielle américaine 2008, John Mac Cain,
était connu pour être un pilote de chasse, abattu au cours d'une mission, qui avait été fait
prisonnier par les Nord-vietnamiens. Il avait sans doute tué de nombreuses personnes qui ne
lui avaient rien fait. Il était pourtant considéré comme un héros, entre autres parce qu'il avait
été fait prisonnier et avait refusé de bénéficier du privilège d'être fils d'amiral (ce qui l'honore).
Il n'est normalement pas à l'ordre du jour de lui demander s'il regrettait d'avoir tué ces
personnes, dont il ignore sans doute tout et dont, probablement, il se fout complètement. Si
on l'avait interrogé sur la guerre du Vietnam, il aurait parlé de politique, d'histoire, de stratégie
militaire, mais pas du salut de son âme immortelle.
On peut considérer que le terrorisme ne correspond pas à cette situation. Cet épisode
journalistico-judiciaire a déclenché, évidemment, une infinité de commentaires sur Internet.
Pour condamner le terrorisme, certains évoquent la lâcheté de l'assassinat de personnes
innocentes. Cela avait été aussi le cas pour une affaire précédente, au début de l'été,
concernant Marina Petrella, ancienne militante des Brigades rouges italiennes, promise
éventuellement à l'extradition.
L'expression « lâche assassinat », hors du lieu commun, me paraît inexacte pour qualifier le
terrorisme en général. Spécialement en regard de sa contrepartie guerrière, où les soldats
seraient automatiquement considérés comme des héros. La guerre n'est pas un match de boxe,
ou un combat singulier entre des combattants de force équivalente. Le principe est plutôt de
créer une situation où l'on a un avantage, numérique, de position ou de surprise. Obéir aux
ordres et balancer des bombes d'un avion (spécialement sur des populations civiles) n'est pas
non plus un modèle absolu de courage. Quand on parle de courage militaire, on veut surtout
dire que le soldat se comporte bien au feu, qu'il assume son rôle en situation. Cela peut être
aussi le cas de n'importe quel terroriste. Et les deux peuvent avoir la trouille.
Le propre du terrorisme est généralement le fait de personnes qui s'engagent pour une cause.
Ce qui aurait plutôt tendance à être considéré comme courageux. Dans le cas du terrorisme
d'extrême gauche des années 1960-1980, il s'agissait, dans la tradition communiste classique,
d'une volonté de résistance contre le fascisme ou l'impérialiste, que l'extrême gauche
considérait en expansion partout dans le monde. Franco dominait l'Espagne depuis 1938,
Salazar le Portugal, les colonels en Grèce, et de nombreuses dictatures régnaient en Amérique
du sud et en Afrique, en particulier l'apartheid en Afrique du sud (et la ségrégation résiduelle
aux États-Unis).
L'idée de vouloir faire quelque chose contre ces phénomènes n'est pas le propre de la lâcheté,
spécialement en risquant sa vie ou, au moins, son confort. Normalement, c'est le fait de ne rien
faire qui est considéré comme tel. Le problème est plutôt que la référence de la résistance au
nazisme (cf. « CRS = SS »), qui servait de modèle, n'était pas forcément pertinente. Mais cet
antinazisme était, et est encore, un critère de courage, qui répond à la question : « Qu'est-ce
qu'on aurait fait à cette époque ? » La sympathie qui persiste envers ce terrorisme d'extrême
gauche repose sur l'idée que l'idéalisation du rôle de la Résistance vaut quand même mieux
que l'idéalisation du nazisme ou du fascisme dans le camp adverse de l'extrême droite.
Tout le monde en est conscient aujourd'hui, mais c'était moins le cas alors, que les terroristes
d'extrême gauche s'appuyaient en dernière analyse sur des dictatures staliniennes. Et dire que le stalisme est un fascisme rouge signifie bien que c'est le fascisme qu'on condamne. Mais, il me semble que le fond de l'affaire est plutôt une question de « guerres personnelles », c'est-à-dire d'une sorte prise en charge de la résistance à la violence sociale par un engagement individuel. Ce qui n'exclut pas le courage, mais relève plutôt de l'inconscience, de l'exaltation, et au pire
de constitution de « seigneurs de la guerre », comme dans les zones ou l'État central n'est pas
constitué, ou est en déliquescence. Ce genre de comportement a pu d'ailleurs caractériser aussi
la résistance antinazie (fondée sur le même genre de motivations), dont le rôle me paraît très surévalué.
Si on parle du cas spécifique d'Action directe, de véritables questions se posent pour l'Histoire. Mais le
journaliste n'était certainement pas compétent pour les poser. Je me suis toujours demandé,
à l'époque, pourquoi Action directe avait choisi des cibles telles que Georges Besse (patron de
Renault) ou le René Audran (ingénieur général de l'armement). À l'époque, je m'étais dit qu'ils
devaient simplement connaître par hasard leur adresse ou leurs habitudes. Mais j'ai appris par
la suite qu'il serait possible qu'une des cibles ait été désignée par les Iraniens. Si c'est le cas,
c'est vraiment minable.
Rouillan n'aurait pas dû oublier la leçon tirée par les anarchistes espagnols des années 1970
[j'ai appris par la suite qu'il avait pourtant pris part au groupe de Salvador Puig Antich,
garrotté par Franco en 1974]. Ces groupes avaient fini par tirer la leçon que dans la lutte armée
clandestine, on finit par passer son temps à chercher à se procurer des moyens et des armes
en oubliant les grands idéaux de solidarité prolétarienne qu'on invoque. On finit alors dans le
banditisme, ou comme homme de main d'un autre État ou de barbouzes divers.
Jacques Bolo
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