La partie en couleur a été publiée originellement sur mon blog de Médiapart, le 20 septembre 2008, pendant
la suspension de la mise à jour d'Exergue en 2008.
Suite à l'article «Entretien avec l'historien israélien Shlomo Sand : 'Le peuple juif n'existe pas'» dont l'argument était que les différents groupes de la diaspora ne constituent pas un « peuple » [1], en réponse à d'autres commentaires qui critiquaient Schlomo Sand, dont celui de la personne qui signe Quetzal [il a changé son pseudo depuis], ma première réaction personnelle a été de dire : « Maurras pas mort ». Ce qui a été jugé vexant et non pertinent [pour une fois que je faisais bref].
C'est précisément le problème de notre époque : elle régresse au maurrassisme, même en croyant lutter contre l'antisémitisme (voir aussi « Le pari perdu d'Alain Finkielkraut »). La doctrine maurrassienne concernait la seule France. Mais si on la généralise, on obtient évidemment un culturalisme identitaire généralisé qui correspond bien à ce que dit Quetzal : « ...Bref, il me semble un peu abusif de vouloir évacuer du fait culturel d'un peuple, toute la sphère magico-religieuse qui
précisément offre une vision particulière du monde, puisque liée à une origine particulière. » et aussi,
à propos de la France : « un peuple né de l'agglutination progressive et historiale de nombreuses
traditions locales, dont celle des populations juives qui y résident depuis longtemps maintenant... ».
Outre le fait que l'importance de la communauté juive en France peut quand même être considérée
comme négligeable avant la Révolution française. Le fait est que l'identitarisme (« historial » en plus)
me paraît bien maurrassien (l'heideggerisme aggrave plutôt le cas). Il est vrai que l'exception israélienne
(sujet de l'article initial) se fonde bien sur ce modèle culturaliste identitaire. Et pour justifier l'un (Israël),
on justifie l'autre (l'identitarisme).
Sur le sujet de l'article initial, j'écrivais, en outre :
« Il me semble qu'il ne faut pas s'arrêter à l'aspect rhétorique d'une expression comme celle de Schlomo Sand, « Le peuple juif n'existe pas » pas d'avantage, d'ailleurs qu'à celle de saint Paul « Il n'y a [ni femme, ni homme,] ni juifs ni Grecs, ni hommes libres ni esclaves » (mentionnée dans un commentaire). Évidemment, qu'il y a des femmes, des hommes, des juifs, des Grecs, des hommes libres et des esclaves, au temps de Paul et même
aujourd'hui. Dans un cas comme dans l'autre, il faut comprendre le sens d'une formule. Dans le cas de
saint Paul, cela veut dire que le christianisme parle pour tous. Dans le cas de Shlomo Sand, sa formule
veut dire que les juifs de l'Est et du sud de la Méditerranée ne partagent pas la même identité, pas autant
que l'idéologie juive actuelle le dit. Shlomo Sand dit que les juifs allemands sont en fait surtout
allemands – ou au moins autant allemands que juifs. Pareil pour les juifs français, américains, etc. Et il
pense qu'il est artificiel de se croire d'abord juif, surtout quand on ne vit pas en Israël. [...] »
Le véritable problème est qu'aujourd'hui, on ne sait plus penser. Les mots renvoient à des anathèmes ou
des soupçons, sur le modèle stalinien du « d'où parles-tu ? ». Sur la question juive, le sujet est glissant vers ces attracteurs étranges que sont les clichés identitaires. Or précisément, si on analyse les questions
que pose Maurras, ce sont précisément ces questions de l'identité. Il est donc intéressant de constater
que les anti-maurrassiens sont maurrassiens.
La question qu'on peut leur poser est alors :
Qu'est-ce qui leur permet de penser que Maurras avait d'autres intentions qu'eux-mêmes ? Les
conséquences ? Qu'est-ce qui permet de penser que cela produira d'autres conséquences ? Parce que
Maurras est méchant et que les néo-maurrassiens sont gentils ? Qu'est-ce qui permet de penser que
Maurras qui se pose cette question est plus malhonnête intellectuellement, ou mal intentionné, que celui
qui se pose cette question aujourd'hui, surtout en fournissant la même réponse ?
Je suis un positiviste. Je pense que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Mais là est la subtilité (sinon ce serait trop facile, voir le débat Lénine/Mach [2]). La conséquence n'est pas le génocide, mais une
question de compétence intellectuelle. Contrairement aux gauchistes qui ne sont que des intellectuels
idéalistes qui pensent que les idées créent le monde, ce que je dis est plutôt que les mêmes causes,
l'ouverture du monde et le pluralisme culturel actuels (dont les intellectuels comme Maurras prenaient
conscience au XIXe siècle), produisent les mêmes réflexions : cette sorte de rationalisation identitaire
chez tous les intellectuels et les personnes instruites, aujourd'hui.
À l'époque de Maurras, la question s'est posée de l'intégration des juifs dans la communauté française.
Ce n'est plus le cas. Aujourd'hui, la question qui se pose est celle de l'islam et des étrangers non
européens. Le maurrassisme était la version française du romantisme (allemand) et de la réaction contre
l'universalisme abstrait des Lumières. Le problème est qu'aujourd'hui, les républicains deviennent
également maurrassiens. Ils rejettent bel et bien les musulmans en général, ou les Turcs en particulier.
Mais la question de la négation de l'identité juive par l'assimilation n'était pas très claire non plus vers
1900.
Cette rationalisation identitaire est assumée à droite. Elle fait l'objet de dénégation à gauche, qui affirme les identités (noires, juives, etc.) tout en les niant (voile, religion en général, communautarisme). On a
le droit d'être différent, à condition d'être pareil,... et de gauche (sinon, quels ingrats ces négros, ces
bougnouls et ces youpins). C'est précisément ce droit à la différence (dans l'identité nationale) qu'on
reprochait aux juifs à l'époque de Maurras.
La question n'est pas de nier les racines chrétiennes ou gréco-latines de l'Europe, la question est de ne pas nier les autres réalités (et non les autres origines). Maurras identifiait les juifs, les protestants, les
francs-maçons, et les métèques à l'anti-France. C'était une démarche philosophique qui recherchait une
« essence » en procédant classiquement (en philosophie), par élimination. Bernard Lazare indiquera à
Drumont que la conséquence logique en est la Saint-Barthélémy - ce qui est en soi intéressant comme
référence et comme prémonition, voir son Contre l'antisémitisme. Mais l'erreur de Maurras est
aussi contradictoire que celle de la gauche. Son identité est sélective. Il prétendait s'appuyer sur le « pays
réel » alors qu'il ne faisait que définir un « pays idéal » et bien entendu un idéal passéiste autant qu'un passé idéalisé.
La méthode se croyait sociologique, elle était simplement historique [et rhétorique, voir Renan]. Le passéisme de la méthode historique (voire « généalogique ») est ici simplement une sorte d'analogie aristocratique qui justifie les droits (de l'homme) sur l'hérédité et le lignage. C'est ce que niait la république (quoique très historienne, mais qui faisait table rase du passé prérévolutionnaire) et le libéralisme.
Or, on le sait, la sociologie est synchroniste, comme la linguistique moderne. Elle ne s'embarrasse pas
de généalogie. Et elle étudie ce qui est, et non ce qui devrait être (ce que croyait faire Maurras en ne
voyant pas ce qui changeait). C'est cette méthode sociologique qui n'est pas encore assimilée par les
intellectuels, spécialement quand ils traitent de cette question des cultures, où la sociologie est
évidemment la seule discipline compétente (parce qu'une science se définit par son objet). Les
connaissances des maurrassiens les font régresser à une analyse mythologique (par rationalisation ou
régression religieuse). Contre la solution mythologique, la réponse est connue, c'est la Raison.
Aujourd'hui, la raison est sociologique. La philosophie reste structurellement essentialiste.
Ceux qui ont lu mes articles sur Finkielkraut, par exemple, connaissent mon opposition à cette sorte de
néo-maurrassisme qui semble avoir gagné les intellectuels français. C'est un biais intellectuel bien
naturel dans la mesure où les textes qui existent sont forcément des textes du passé avec des idées du
passé. Un intellectuel, classiquement généalogique, approfondit les questions qui le préoccupent en
creusant forcément ces idées passées et souvent dépassées. Comme le travail minimal de
contextualisation n'est pas fait, il en résulte beaucoup trop souvent un certain traditionalisme qui serait
compréhensible s'il n'était pas toujours contradictoire : car les idées du passé, comme les traditions, sont
d'anciennes innovations.
La seule excuse qu'on peut avoir en les adoptant consisterait à se revendiquer du constat que « rien n'est
nouveau sous le Soleil » ou que « tout est écrit ». Mais, quand ce n'est pas tout simplement faux, c'est une illusion fondée sur le fait que des questions effectivement anciennes ou éternelles, ont bel et bien été
approfondies ou explicitées, sinon résolues, par les continuateurs.
Outre le fait qu'en sciences naturelles cette illusion d'immobilité n'est évidemment pas soutenable, on
peut comprendre le type d'erreur en comprenant simplement qu'avant Newton les pommes tombaient
déjà. Ce qui change est donc simplement la formulation d'une même question : la chute des graves
d'Aristote, la chute des corps de Galilée, la gravitation de Newton. Et il faut admettre qu'on finit par
connaître la réponse (sans se polariser sur la filiation terminologique). Il en est de même dans les sciences humaines.
Avec ce type de pensée maurrassienne, l'appartenance à l'Occident, à la modernité, ou simplement à notre époque, semblerait conférer de façon innée la connaissance de la loi de Newton. C'est une erreur culturaliste évidente. Certes, la familiarité avec la technique permet de maîtriser un environnement technologique. On peut même admettre qu'on finit par acquérir certaines connaissances plus formelles, qui se diffusent par le biais d'une vulgarisation plus ou moins explicite. Mais on n'en maîtrise pas pour autant la démonstration. C'est ce qui explique que subsistent certaines superstitions anciennes dans la connaissance commune.
Sans aller jusqu'à la croyance aux dogmes fondamentalistes, on ne peut pas supposer que chaque
individu puisse structurer ou reconstituer par lui-même toutes les sciences par la seule familiarité avec leurs
applications techniques. Et le plus souvent, ce que les intellectuels reconstituent est simplement l'histoire
des erreurs, spécialement quand ils en prennent connaissance dans le texte original. L'illusion peut
provenir du fait qu'on connaît la fin de l'histoire (on sait que le Titanic va rencontrer un iceberg).
Certains peuvent avoir l'impression de réinventer la solution ou, comme à Guignol, veulent prévenir le
héros que le méchant est caché derrière l'arbre.
Au mieux, en étant généreux, on peut considérer que la plupart des idées des intellectuels contemporains
se réduisent à mettre une leçon de maurrassisme au programme. Face aux questions actuelles, c'est tout ce que ces intellectuels sont capables d'expliquer. Il faudrait qu'ils soient un peu plus conscients de leurs limites.
Jacques Bolo
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