Le Monde a publié, le 20 août 2008, un article de l'écrivain-philosophe Bernard-Henri Lévy
(« BHL », pour les drames), « Choses vues dans la Géorgie en guerre » qui a déclenché une
polémique, lancée sur Internet par Rue89 du 22 août 2008. On lui a reproché de mentir, de
ne pas être entré dans Gori, comme il le prétendait, et d'avoir inventé (ou grossi) des
destructions ou des événements. Et les commentaires des internautes se sont déchaînés.
On lui reproche surtout de ne pas être journaliste et plus généralement d'être trop subjectif.
Car on imagine que les journalistes disent toujours la vérité, et ne font pas leurs papiers sur
les guerres en cours à partir du bar du grand hôtel, en répétant et en enjolivant ce que leur
racontent des informateurs locaux. Car, bien évidemment, il vaut mieux, quand on est
occidental, ne pas trop se balader sur des zones de combat d'un pays dont on ne parle
généralement pas la langue. Et de toute façon, on ne peut pas être partout, ni omniscient.
Bref, BHL a fait ce que font tous les autres journalistes. Mais il n'a pas la carte de presse pour
le justifier. Il a par contre une réputation qui lui ouvre des portes, et qui lui permet d'être
accompagné par des personnalités influentes sur les zones de combat ou de tension (où il a pu
se rendre en vol privé puisqu'il en a les moyens). On comprend que les journalistes
n'apprécient pas la concurrence. Spécialement quand son papier, témoignage ou article, est
publié, en plus, dans le Corriere della Sera (Italie), El Mundo (Espagne), l'Expressen (Suède),
le Huffington Post (États-Unis) et la Frankfurter Allgemeine Zeitung (Allemagne). Là, c'est
franchement de l'abus.
On reproche souvent aux internautes de s'exciter derrière leur clavier. C'est généralement
injuste, car chacun a bien le droit de donner son avis s'il en a envie. Mais dans ce cas, il faut
bien reconnaître que les internautes n'ont pas les moyens d'aller déguster des margaritas au
bar du Marriot Tbilissi (cinq étoiles) avec leurs copains journalistes. C'est donc un peu ridicule
de reprocher à BHL, qui a quand même pris le risque d'aller sur place, de ne pas s'être trouvé
au milieu des combats – qui étaient d'ailleurs plus ou moins terminés.
L'objectivité n'étant pas en cause, reste donc la subjectivité. C'est vrai que quand on lit un texte
d'un type qu'on voit (souvent) à la télévision, on croit entendre sa voix. Pour ceux que la
grandiloquence subjective de BHL agace, on conçoit que ce soit vraiment énervant. Mais la
subjectivité est sans doute toujours théâtrale, car au théâtre, la modestie aussi est forcément
un emploi. Une actrice qui joue l'ingénue ne l'est pas forcément à la ville. Ce sont les naïfs qui
veulent lyncher le méchant de la pièce après le spectacle.
Le style littéraire de BHL est sans doute la cause du problème. Il ne correspond plus au style
journalistique actuel, mais peut rappeler la grande époque du journalisme de la première
moitié du XXe siècle. Il n'est pas le seul sur ce créneau. On pourrait évoquer la reconstitution
de dialogues et de situations et la création de personnages secondaires, quand les historiens
cèdent à la tentation d'écrire des romans historiques (ou des scénarios). Ce serait un problème
si un journaliste anonyme s'essayait à cette rhétorique. Au mieux, comme le suggèrent certains
de ses contradicteurs, on pourrait avertir lourdement, avant toutes les interventions de BHL,
qu'« il s'agit d'une vision littéraire d'une grande subjectivité ». Cette méthode pourrait être
valide pour un étranger de passage ou pour les générations futures qui tomberaient par hasard
sur un de ces documents. Mais on connaît Bernard-Henri Lévy (comment ne pas). C'est son
style. Et le lui reprocher n'a carrément aucun sens.
Le véritable problème me semble être l'animosité persistante à l'égard de BHL. On trouvera
toujours quelque chose à lui reprocher quoi qu'il fasse. Par les temps qui courent, on pourrait
dire qu'il s'agit d'antisémitisme, spécialement puisqu'il est juif... et très riche (voir L'Affaire
Siné). Mais ce n'est évidemment pas le cas. Selon moi, la cause est tout autre.
Nous avons vu qu'un avertissement n'est pas nécessaire concernant son style,
puisque toute la galaxie connaît BHL. Mais les jeunes générations (ou celles victimes de la
maladie d'Alzheimer) méritent qu'on les informe, ou qu'on leur rappelle, que la BHLophobie
résulte, au moins en partie, de la période où il était un « nouveau philosophe ».
En France, le rôle historique de BHL et des « nouveaux philosophes » a été de mettre un terme
à la sacralisation du communisme et de l'URSS. À l'époque, même les intellectuels critiques
du stalinisme ne l'ont pas digéré. Ces « nouveaux philosophes » brisaient le tabou de la
« critique de gauche ». Non qu'ils ne soient pas eux-mêmes de gauche, mais parce qu'ils
déboulonnaient (tardivement) la statue de Staline sans l'excuse de la surenchère du principe
gauchiste traditionnel sur l'air du « plus à gauche que moi tu meurs ».
Quelque temps auparavant, l'antistalinisme classique concernait « seulement » la discussion
sur la constitution d'une « classe bureaucratique », et la mode plus récente était alors de
considérer la Chine comme le nouvel idéal de la « révolution dans la révolution ».
Une étape fondamentale a été aussi le rôle de Soljenitsyne pour faire admettre l'existence du
Goulag, que les communistes avaient longtemps niée pendant la Guerre froide. Sartre pouvait
même dire : « les anticommunistes sont des chiens ». Le succès des écrits antistaliniens des
nouveaux philosophes a d'ailleurs été confirmé empiriquement par l'actualité des boat people,
réfugiés fuyants le Vietnam. À l'occasion, l'action humanitaire a réuni Sartre et Aron. L'affaire
ayant été confirmée définitivement avec le génocide des Khmers rouges, on pourrait considérer
qu'il n'est pas nécessaire de revenir sur la chose jugée et créditer les nouveaux philosophes du
rôle qu'ils ont bel et bien joué.
Mais les intellectuels ont la rancune aussi tenace que les paysans corses pour des querelles de bornage. Ce qui permet de ressortir les vieux articles qui critiquaient les nouveaux philosophes à l'époque. Internet permet l'accès aux sources. Ce qui est une bonne chose. Et cela n'a pas manqué en l'occurrence. Encore faut-il contextualiser ! Les textes de Deleuze, Bourdieu, Vidal-Naquet, etc., n'ont aucune valeur s'ils s'appuient uniquement sur le principe d'autorité ! Or, on peut considérer que ces auteurs appartiennent à la génération intellectuelle des « compagnons de route » du Parti communiste. Leurs interventions s'aggravent également d'un réflexe académique de mandarins qui renvoient les jeunes insolents à leur infériorité statutaire (comme les critiques d'Aron à son égard). Hélas pour les vieilles gloires, Mai 68 était passé par-là, tant que le plan académique que politique (voir De Mai 68 à mai 2008). À l'époque, sur ce point au moins, la droite ne s'en plaignait pas.
Le véritable problème était déjà, alors, que les intellectuels n'avaient rien à faire de la réalité des camps staliniens. Leur seul argument semble être le critère académique, historique ou idéologique, de la qualité des sources. Un « Qui parle ? » compris d'ailleurs comme critique ad personam. Les professeurs aiment à juger de la rigueur du devoir d'un élève, comme c'est le cas aujourd'hui de la valeur journalistique du texte de BHL. Et finalement, peut-être que Soljenitsyne n'a dû son succès qu'au fait que c'était « bien écrit ». L'existence de ces camps n'était pourtant pas nouvelle depuis Gide, Victor Serge, Souvarine, Kravtchenko, etc. Pour la Chine, la même opération de rejet se produira en 1971, avec Simon Leys et Les habits neufs du président Mao [1].
Le procès qu'on semble lui faire est injuste. Même ceux qui le détestent doivent pourtant constater qu'il a toujours conservé, depuis sa grande époque, un fort engagement dans les causes politico-humanitaires. On peut admettre que son souci réel est le témoignage (avec ses limites), et que son modèle réel est Tintin, dont il écrit lui-même le scénario, ou un Hergé, dont il vivrait les histoires.
Aujourd'hui, quel est le véritable problème ? La subjectivité de BHL ne correspond pas
seulement à la validité des éléments factuels de son reportage. La question n'est pas de savoir
si BHL a vu passer cent véhicules russes au lieu de trente, ou s'il a été dans le centre de Gori
au lieu des faubourgs. Le problème consiste plutôt dans sa prise de position partisane contre
les Russes, en faveur de la Géorgie. On pourrait penser qu'il s'acharne (lui aussi) contre son
ancienne cible.
Il est possible que son indépendance d'action (financière surtout) lui permette un peu trop de
ne pas avoir à rendre des comptes, du fait qu'il agit sans contrainte organisationnelle ou
électorale, contrairement à ce qui limiterait un homme politique ou un journaliste salarié ou
pigiste. C'est sans doute le sens réel des reproches qui lui sont faits.
Pour ne pas prêter le flanc à ces critiques, BHL gagnerait à s'obliger à être moins partisan. Ses
connaissances en philosophie devraient être mieux utilisées dans ses combats politiques s'il
ne veut pas devenir une sorte d'intellectuel organique de ses propres partis pris. Ce qui devrait
lui rappeler de mauvais souvenirs.
Jacques Bolo
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