En juillet 2005, j'écrivais, dans cette revue Exergue, un article : « Edgar Morin n'est pas
antisémite » [1]. Morin, après avoir été condamné dans un premier temps pour « diffamation raciale », avait été relaxé et ses accusateurs condamnés aux dépens. Il n'y a pas
de raison qu'il n'en soit pas de même pour Siné. Dans le cas de Morin, l'objet du débat
consistait en un article, signé avec Danièle Sallenave et Sami Naïr, où il était, au fond,
essentiellement question de dire qu'ils comprenaient les Palestiniens accusés de terrorisme.
Je considérais alors cela comme un jugement de fait, d'ailleurs assez banal, qui consiste à se
demander (je me cite) : « Qui peut d'ailleurs dire ce qu'il ferait dans une telle situation (d'un
côté ou de l'autre) ? Concrètement, cela signifie aussi que si les juifs étaient dans la même
situation, un certain nombre d'entre eux agirait de même (ironiquement, on imagine
lesquels !). »
Siné est connu pour le même genre de position pro-palestinienne. Mais, ce dont on l'accuse
est franchement risible. Il a simplement écrit dans une chronique du journal satirique Charlie
hebdo le texte suivant : « Jean Sarkozy, digne fils de son paternel et déjà conseiller général
de l'UMP, est sorti presque sous les applaudissements de son procès en correctionnelle pour
délit de fuite en scooter. Le Parquet a même demandé sa relaxe ! Il faut dire que le plaignant
est arabe ! Ce n'est pas tout : il vient de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant
d'épouser sa fiancée, juive, et héritière des fondateurs de Darty. Il fera du chemin dans la vie,
ce petit !« ». Claude Askolovitch, journaliste du Nouvel Observateur, sur les ondes de RTL, le
mardi 8 juillet, dénonçait « un article antisémite dans un journal qui ne l'est pas». Et Philippe
Val, directeur de ce journal, a considéré que la chronique s'attaquait à la vie privée du fils du
président, et a demandé à Siné de rédiger une lettre d'excuse. Devant son refus, il a mis fin à
la collaboration de Siné avec Charlie hebdo.
L'erreur de Siné
Siné n'est évidemment pas antisémite. Si on peut penser un seul instant que sa chronique est
ambiguë sur ce point, et s'il ne s'agit pas d'une vengeance contre un pro-palestinien (ce qui est
toujours possible), c'est parce qu'on affirme croire à l'association juif-argent dans sa
chronique. Mais ce n'est pas ce qu'il dit. Siné dit que Jean Sarkozy est un arriviste (ou serait
une sorte de coureur de dot). On pense qu'il sous-entend évidemment, « comme son père »,
car on ne voit pas pourquoi Siné s'intéresserait au jeune Sarkozy sinon. D'ailleurs, le passage
concerne bien ce lien familial « digne fils de son paternel et déjà conseiller général de
l'UMP », ainsi que le privilège dont il le soupçonne dans le procès qui l'oppose à un Arabe.
La partie concernant le judaïsme semble plutôt dire qu'il est prêt à tout pour réussir. Se
convertir est évidemment une circonstance aggravante pour un athée maladif comme Siné.
Mais comme il l'a fait remarquer (voir interview sur YouTube), il aurait dit la même chose si Jean Sarkozy s'était converti à l'islam. Sur ce point, on ne voit pas comment on pourrait en douter. Et l'affaire devrait être réglée de ce seul fait. Mais il faudrait pour cela qu'on sache penser. Il est donc démontré que ce n'est pas
le cas.
Mais ce n'est pas l'erreur de Siné. Le jeune Sarkozy, s'il avait été arriviste et voulu faire un
riche mariage sans avoir à se convertir, aurait pu, sans aucun doute, trouver une catholique
parmi ses relations. Le facteur conversion aurait dû être donc secondaire pour Siné (outre qu'il
s'avère faux au final). Mais surtout, on imagine que ses autres fréquentations de Neuilly ne
sont pas pauvres non plus. Jean Sarkozy ne va pas épouser une pauvresse pour faire plaisir
à Siné ou à la gauche. En vertu de ces deux éléments, la conversion en question aurait même
dû être considérée par Siné comme sincère ou comme une preuve d'amour.
Contrairement à Siné, je suis resté un grand romantique, et je ne fais pas passer mon athéisme
avant les sentiments. Et comme je suis encore plus anarchiste que lui, je ne respecte vraiment
aucun principe, au point de donner ma bénédiction laïque aux futurs mariés. Au fond, Philippe
Val avait raison sur un point, ce n'était pas la peine de se mêler de la vie privée en prenant le
risque inutile et déplacé d'humilier la petite Darty.
Les juifs et l'argent
Le principe de l'accusation d'antisémitisme a donc été présenté comme fondé sur la question
d'un « lien entre les juifs et l'argent ». Quel est le processus psychologique à l'origine de cette
polémique surréaliste ? Bon, c'est les vacances d'été, et il faut bien vendre du papier, et on sait,
depuis sa collaboration avec Besson pour le livre (tout aussi déplacé) contre Ségolène Royal,
que Claude Askolovitch ne recule devant rien. On a parlé aussi d'un complot de Val, saisissant
l'occasion de se débarrasser de Siné [2]. Apparemment, cette stratégie a échoué. Charlie hebdo et Val risquent de sortir discrédités de cette affaire. Le seul résultat a été de diviser la France
en deux. La France de gauche surtout. Mais pas en deux parts égales. Il semble plutôt que
l'ordre de grandeur serait 80/20, au bénéfice de Siné. Si le lectorat suit, Charlie hebdo pourrait
fermer boutique au profit de la revue que Siné veut créer en réaction à son renvoi.
Pour le mécanisme psychologique sur ce thème de l'association des juifs et de l'argent, j'ai déjà
évoqué, dans la série « peur des mots », la tendance actuelle, en France, à ne plus savoir
raisonner autrement qu'en symboles. Le raisonnement en la matière semble procéder par
équations fantasmatiques : Juif + argent (dans la même phrase)= antisémitisme [3]. Que ce ne soit pas le contenu du discours n'a pas d'importance.
On peut remarquer que le mécanisme intellectuel de Siné est un peu semblable. Dès qu'il lit
les mots « Sarkozy » et « religion », il voit rouge et il fonce. Mais on sait qu'il est un humoriste
dont les associations n'ont jamais été très subtiles. Il y a peu de temps, à propos des dessins
sur Mahomet publiés par Charlie hebdo, la justice avait conclu que les caricatures n'avaient
pas à l'être (voir Caricatures). Les mauvaises langues vont penser qu'il y a deux
poids, deux mesures, selon qu'il s'agit de juifs ou de musulmans.
Il faut noter aussi que cette chronique incriminée reprenait la rumeur de la conversion de Jean
Sarkozy à partir d'un article de Libération du 23 juin 2008, citant le président de la Licra,
Patrick Gaubert : « Il remarque qu'aujourd'hui, le fils de Nicolas Sarkozy, Jean, vient de se
fiancer avec une juive, héritière des fondateurs de Darty, et envisagerait de se convertir au
judaïsme pour l'épouser. 'Dans cette famille, on se souvient finalement d'où l'on vient',
s'amuse-t-il. ». Or, la Licra attaque Siné pour cette chronique. Ce n'est pas Siné, mais plutôt
Gaubert, qui semblait dire que Jean Sarkozy retournait au judaïsme (éventuellement par
intérêt). Ce qui faisait suite, à propos de Nicolas Sarkozy et Gaubert, que : « Nous partions
parfois en vacances ensemble avec une bande de copains juifs à moi, mais ne parlions jamais
de religion ».
En fait, on peut comprendre la remarque de Gaubert comme une tendance qu'ont les juifs à
plaisanter sur ces questions d'argent, voire sur le lien des juifs avec l'argent (en jouant
précisément sur le stéréotype en question). C'est un des ressorts de l'humour juif, qui semble
être devenu un peu déplacé. Aujourd'hui, il semble (comme je l'ai déjà dit ailleurs) que ce soit conçu comme un piège. Si on rit, c'est qu'on est antisémite. D'ailleurs, il semble que ce soit général. Si on critique l'Amérique, on est donc anti-américain (voir « De l'anti-americanisme français »). On se croirait revenu au temps où l'on n'avait pas le droit de critiquer l'URSS. Ça va mal finir.
L'épisode cocasse de cette affaire a eu lieu quand le directeur de Libération, Laurent Joffrin, a pris une position si ridiculement affirmative sur la question du lien entre les juifs est l'argent qu'il en est venu à dire qu'on n'attaque pas quelqu'un sur sa race (voir « Peur des mots » dans ce numéro d'Exergue). On lui a fait immédiatement remarquer qu'il semblait parler de « race juive », comme l'antisémitisme traditionnel le plus extrême. On ne peut pas en conclure pour autant que Joffrin est antisémite, pas plus que Siné – ni que ceux qui les attaquent ont raison de chercher la petite bête.
D'ailleurs, sur ce point du lien entre les juifs et l'argent, comme Jean Sarkozy n'est pas juif, on
ne voit pas en quoi dire qu'il est un arriviste fait un lien entre les juifs et l'argent. Si un ou une
catholique épouse un juif ou une juive pour son argent, ce serait plutôt le lien entre les
catholiques et l'argent qu'on critiquerait. On peut d'ailleurs remarquer que les blagues sur
l'argent et les juifs sont un moyen pour parler de la relation à l'argent... chez les catholiques.
Quand on connaît leur hypocrisie à ce sujet, c'est ne pas comprendre le sens des blagues que
de croire qu'on parle des juifs (mais ne pas comprendre le vrai sens des blagues est plutôt la
norme, comme on le voit dans cette affaire). Il faut vraiment qu'on fasse référence aux origines
juives des Sarkozy pour voir un lien entre les juifs et l'argent. Et ce sont Gaubert et Joffrin qui
sont les seuls se référer à une « origine » ou une « race juive ».
L'intervention de Joffrin est d'une telle véhémence, outre son faux pas imbécile sur la « race
juive », qu'on se dit que ça doit cacher quelque chose. Les gens de gauche sont trop férus de
psychanalyse pour ne pas l'avoir pensé. Parmi eux, ceux qui ont attaqué Siné, le savent aussi.
Et ils ont donc aggravé leur cas. D'autant qu'ici, c'est gros comme une maison ! Tout le monde
sait que c'est un membre de la famille Rothschild qui est le principal actionnaire de Libération.
Et tout le monde « fait un lien entre les Rothschild et l'argent ». Tout le monde fait un lien
entre les Rothschild, les juifs et l'argent (parce qu'on connaît l'histoire). Ce n'est pas la peine
d'être antisémite pour cela. Quand un parent dit à son enfant : « Je ne suis pas Rothschild »
pour ne pas lui acheter ce qu'il demande, c'est pour lui enseigner que l'argent n'est pas illimité.
Aussi, quand Joffrin dit que « Siné fait un lien entre les juifs et l'argent », on ne peut
s'empêcher d'avoir pitié de lui en se demandant s'il y est obligé par son actionnaire principal,
ou s'il croit lui faire plaisir en se comportant de façon aussi maladroite. Comme on le voit ici,
ce n'est pas rigolo tous les jours d'être juif, ni d'être patron (le petit personnel est si lourdaud).
L'antisémitisme, les juifs, l'argent
L'antisémitisme traditionnel ne faisait pas un lien entre les juifs et l'argent sans aucun
fondement. C'est parce que la société traditionnelle catholique interdisait le prêt à intérêt que
les juifs se chargeaient de ces basses besognes. Et comme il était interdit aux juifs de posséder
des terres, ils devaient se limiter aux professions commerciales, artisanales ou de services,
dans un monde à 80% paysans. Dans la société dominée par le catholicisme, les commerçants
avaient à l'époque la réputation d'être cupides, voire des voleurs (Hermès est le dieu du
commerce et des voleurs). C'est d'ailleurs toujours plus ou moins le cas. Et il ne faut pas
oublier que le commerce se faisait à crédit (avec une ardoise), ce qui associait les commerçants
à l'argent et à l'endettement. Les juifs étaient donc associés à l'argent dans une société qui
essentialisait les statuts.
Mais l'antisémitisme auquel on pense en général, de l'Affaire Dreyfus au nazisme, ne concerne
l'argent qu'accessoirement. Au contraire, il concerne le rejet des juifs intégrés, sur un mode
citoyen et individuel, en prétendant qu'ils ne le sont pas. Ce que ne supportaient pas les
militaires traditionalistes au moment de l'Affaire Dreyfus, c'est que des juifs soient intégrés à
l'état-major. Ce que les paysans traditionalistes ne supportaient pas, c'est que les juifs puissent
aussi posséder des terres. Un bon exemple est précisément le cas des vins de bordeaux
Mouton-Rothschild comme symbole d'intégration (par le droit de posséder des terres, et une
grande visibilité sociale) [4]. Et précisément, ce que les antisémites ne supportaient pas, c'est
que les juifs obtiennent une visibilité sociale et politique (où on leur reprochait alors leur
surreprésentation). Aujourd'hui, cette situation de contestation de l'intégration par certains
Français de souche (blancs) concerne davantage celle des Noirs ou des Arabes.
S'il était question d'argent dans cette affaire d'antisémitisme traditionnel, ce serait plutôt sur
la question dont les chrétiens ont toujours tenté de s'approprier les biens des juifs – mais ce
n'est évidemment pas ce qu'a voulu dire Siné dans cette affaire (qu'on n'aille pas l'accuser
ensuite d'être anti-catholique ou raciste anti-blanc !). Car contrairement à la conception
habituelle, on peut considérer que les poussées d'antisémitisme et de racisme concernent
précisément le moment ou l'intégration à lieu.
L'intégration signifie en fait simplement l'égalité de droits (et donc aussi des droits
économiques). Il ne faut pas oublier que, dans les sociétés traditionnelles corporatives, les
statuts s'accompagnent de prérogatives et de monopoles. Quand Isabelle la catholique a
chassé les juifs et les musulmans d'Espagne, elle a donc permis aux Espagnols (catholiques de
souche) d'occuper les places vacantes. Mais cela a eu un effet imprévu. Comme la conversion
était proposée, la conséquence a donc été parallèlement d'autoriser les nouveaux convertis à
intégrer les corporations réservées aux chrétiens. On peut même considérer cela comme une
instauration d'une égalité de droits, qu'aujourd'hui, on dirait « républicaine ». L'inquisition
s'est donc rapidement chargée de découvrir des mauvais chrétiens derrière les conversos. Et
on a donc élaboré rapidement la notion de « pureté du sang » (limpieza de sangre [5]).
Il existe bien un malentendu en ce qui concerne « l'antisémitisme de gauche ». La question du
rejet de l'argent par la gauche reprend bien, sur le fond, la conception catholique. Mais ce rejet
de gauche se caractérise par le fait de ne pas utiliser les juifs comme boucs émissaires. Il est
notoire que la gauche parle de « capitalisme » au lieu de « finance juive ». Ce rejet du capitalisme concerne donc autant la bourgeoisie catholique, ou protestante, que juive (voir Bernard Lazare, Contre l'antisemitisme). D'ailleurs, les juifs sont connus pour avoir participé de façon importante au mouvement communiste.
Quand Siné rejette l'arrivisme et le goût de l'argent, il cède effectivement à la « haine des
gros », c'est-à-dire des riches. Mais ne pas aimer, a priori, la famille Darty parce qu'elle est
riche, ne signifie pas que « les juifs sont liés à l'argent ». Cela signifierait plutôt que Siné ne
fait pas de différence, et qu'il traite les riches juifs aussi mal que les riches catholiques.
D'ailleurs, la Licra a aussi attaqué Siné, très hypocritement, sur son rejet des musulmans (en
l'occurrence les femmes voilées). Ce qui montre qu'il attaque les juifs ou les musulmans sur
la question de la religion. Et cela confirme même, au passage, qu'il aurait attaqué le jeune
Sarkozy s'il avait voulu se convertir à l'islam.
Ce point particulier de stigmatisation d'un « antisémitisme de gauche » pourrait correspondre à une stratégie des juifs de droite ou religieux, contre les juifs de gauche ou athées (voir sur ce point : Barre). Le principal effet de cette affaire Siné a été de diviser la gauche, sur des questions morales, donc fortes (mais biaisées), et qui laisseront des traces.
L'amalgame comme (in-)compétence
Quand on connaît l'origine de ce psychodrame, le texte de Siné : « Jean Sarkozy, digne fils de
son paternel et déjà conseiller général de l'UMP, est sorti presque sous les applaudissements
de son procès en correctionnelle pour délit de fuite en scooter. Le Parquet a même demandé
sa relaxe ! Il faut dire que le plaignant est arabe ! Ce n'est pas tout : il vient de déclarer
vouloir se convertir au judaïsme avant d'épouser sa fiancée, juive, et héritière des fondateurs
de Darty. Il fera du chemin dans la vie, ce petit ! ». On voit que la partie incriminée ne
concerne qu'une phrase d'une chronique anodine à laquelle personne n'aurait prêté attention.
D'autant qu'on connaît la personnalité de Siné.
Mais on remarque aussi que « la relation de Jean Sarkozy et de l'argent » n'est pas le sujet
principal. Cette polarisation sur la dernière phrase pourrait constituer un contre-feu pour la
première partie qui vise plutôt le népotisme et l'arbitraire (à supposer encore que cette
chronique ait une quelconque importance).
Cette surenchère totalement démesurée, absurde et ignoble, en profite pour jouer sur certains
rapprochements entre les négationnistes – dont une partie d'une certaine extrême gauche (voir
« Unicité et négationnisme ») –, avec les militants pro-palestiniens (sur le modèle du président iranien). Siné est un pro-palestinien affirmé. Mais il n'est évidemment pas négationniste. Cela relève donc bien du procédé politique de l'amalgame.
On en a donc profité pour ressortir une vieille affaire, en 1982, sur la radio Carbone 14, où Siné
s'était livré à une déclaration troublante pour ses partisans : « Je suis antisémite et je n'ai plus
peur de l'avouer, je vais faire dorénavant des croix gammées sur tous les murs... je veux que
chaque juif vive dans la peur, sauf s'il est pro-palestinien. Qu'ils meurent ! ». Certains ont
souligné que c'était « après l'attentat de la rue des Rosiers », alors qu'évidemment c'était
« après Sabra et Chatilla », massacres commis au Liban contre les Palestiniens par les milices
chrétiennes, tandis que le camp palestinien était sous contrôle de l'armée israélienne.
L'amalgame et la falsification sont confirmés. Si on veut se référer à l'histoire, il faut combattre
effectivement le négationnisme dans tous les camps.
On remarquera d'ailleurs que la phrase « que chaque juif vive dans la peur, sauf s'il est pro-palestinien » montre bien que Siné est bien un antisioniste radical et pas un antisémite.
Comme je l'ai dit à propos de l'affaire Morin [6], on peut considérer que ça revient au même si
on pose des bombes. Mais cela reste différent, conceptuellement, c'est-à-dire juridiquement.
Le fond du problème est d'ailleurs théorique et juridique d'une façon générale, puisque la
compréhension revient toujours à caractériser correctement (ou juridiquement) une situation.
Accumuler des arguments dilatoires est une stratégie partisane classique, qui peut marcher,
mais qui ne change rien à la réalité. Mais les stratégies rhétoriques habituelles, alliées au
« constructivisme » contemporain, croient qu'on peut changer la réalité en changeant les mots
(sur le mode du roman d'Orwell, 1984). Même si on peut admettre que certains mécanismes
médiatiques ou cognitifs peuvent donner lieu à cette lecture, au final, je pense que cette affaire,
comme les autres sur le même sujet, montre que ce n'est jamais le cas. Le simple fait qu'il y
ait débat montre que la réalité résiste (ou que le complot antisémite est vraiment très avancé).
La réalité est bien, toujours, une question de compétence à traiter de ces questions (et de la
maladresse de certains qui se croient compétents). Or, précisément, un des traits de
l'antisémitisme réel est le sous-entendu, sur le style « vous m'avez compris ». L'idée est que
« c'est comme ça qu'ils sont, mais on n'a pas le droit de le dire ». Ce principe vise les juifs, les
Noirs, les Arabes, les femmes, etc. Ce principe n'est pas absolument faux. Mais il correspond
justement au fait qu'il vaut mieux éviter certains sujets, quand on n'est pas compétent, pour
éviter de dire des bêtises, en l'occurrence des stéréotypes antisémites, racistes, sexistes, etc.
Or, ce « principe de précaution » est une erreur. C'est par la discussion qu'on devient plus
compétent. Bizarrement, le principe pédagogique classique de la gauche est oublié. La gauche
exige ici une parole d'autorité (vieux schéma anti-68, voir « Le fantome de Mai 68 ») et n'admet aucune maladresse de la part des « apprenants » citoyens. Ce schéma décide à l'avance ce qui doit être dit, sans en avoir la compétence, comme on le voit avec l'affaire Joffrin (et dans la surenchère
à son encontre). Il y a dans cette affaire, dans toutes ces affaires, une part d'hypocrisie et
d'arrière-pensées, sur le mode du « regarde les hommes tomber (et enfonce-les encore plus) ».
Mais il y a surtout une gigantesque incompétence à comprendre le rôle du débat dans la
connaissance, sans parler de l'absence de la moindre bienveillance. Mais pour cela, il faudrait
admettre la réalité de la concurrence à laquelle se livrent les intellectuels entre eux. Cette
affaire Siné est symptomatique de cette concurrence médiatique. À partir d'un élément
invérifié, la conversion (qui sera démentie), un commentaire anecdotique est mal interprété
par un chroniqueur (plus ou moins bien – ou mal – intentionné), parce qu'il traite d'un sujet
tabou. Ce qui lui fait porter des accusations diffamatoires qui ont pour résultat de diviser le
pays en deux camps. Ces accusations sont d'ailleurs gravissimes par cette seule conséquence.
Les autres médias, et surtout Internet, amplifient l'emballement.
Comme dans l'affaire Dieudonné initiale, comme dans l'affaire Morin, la justice va trancher.
Mais il en restera des traces. Parce que la justice tranche, mais ne convaincra pas les
belligérants. Mais des arguments auront été échangés. Grâce à Internet, d'ailleurs, ils auront
été davantage disponibles à tous qu'un ancien débat dans la presse (où chacun ne lit que les
journaux de son camp), et ils resteront plus facilement disponibles. Ce qui facilitera au moins
le travail de l'Histoire.
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