Positivisme ou Réductionnisme ?
Depuis quelques années, la question de l'emploi du terme « race » a pris une nouvelle forme sûre d'elle-même qui dit que « les races n'existent pas » en se fondant sur l'autorité de la science. Ce n'est
évidemment qu'une nouvelle version de l'argument d'autorité (qui n'a aucune valeur scientifique).
Imposer le silence au nom de la science est contradictoire. Il faut être capable d'exposer la démonstration
qu'on invoque ou admettre que la question n'est pas résolue d'avance (ce qui, de nos jours, se dit un peu
hypocritement : « ce n'est pas aussi simple »). Quand on n'est pas capable de traiter soi-même cette
question, on ne se risque pas sur ce terrain, et on évite de débiter des lieux communs.
On pourrait mentionner aussi le fait contradictoire que ceux qui tiennent ce discours remettent souvent
en cause la science et le positivisme. Ceci expliquant cela, la même science, il y a peu, classifiait et
hiérarchisait les races. La science a progressé sur ce point. La science ancienne mesurait les crânes, la
science moderne échantillonne les gènes. La génétique contemporaine aurait-elle donc démontré qu'il
n'y a pas de différences entre les différents groupes humains ?
Car quand on parle de « race », on ne parle pas de « cultures » ou de comportements. Une différence,
même superficielle, comme la couleur de peau ou quelques autres caractères visibles (phénotypes), doit
bien avoir une sorte de marqueur génétique quelque part. À moins de considérer que ces caractères sont
le résultat de la seule influence de l'environnement ou, pourquoi pas, de la liberté individuelle (voir
« Maman Beauvoir ») ? Réduirait-on la question de la race au bronzage ? Les généticiens ont donc
encore de quoi soumettre de nouveaux programmes de recherche.
Catégories culturelles contre réductionnisme
L'aspect savant de ce discours de négation des races consiste à récuser les « catégories culturelles »
courantes sous prétexte qu'elles sont « construites ». Dans les années 1970, on dissertait à l'infini de la
différence entre « concepts » et « notions ». Mais toutes les cultures ont forcément des catégories
culturelles, forcément construites, et forcément situées historiquement, puisque c'est cela la culture.
Ce constructivisme n'est qu'une version recyclée de la critique marxiste de l'idéologie, toujours biaisée,
puisque, au fond, il ne s'agit que de déconstruire le discours de l'adversaire, mais jamais le sien. La
méthodologie critique correcte consiste évidemment à établir des règles communes (ce qui est le
minimum en ce qui concerne la question du racisme).
La négation des races peut être une réminiscence de la négation philosophique classique (platonicienne)
des apparences. C'est d'ailleurs ce qui justifierait le réductionnisme génétique, pour donner une base
scientifique, c'est-à-dire matérielle, au problème. Mais le fait de tenter de légitimer l'antiracisme par un
réductionnisme génétique, naturaliste, relève de la confusion ou, au moins, de la maladresse.
La version plus réaliste de cette conception consiste à argumenter par la continuité des caractères
physiques. Bizarrement, on s'appuie toujours sur la génétique (réductionnisme cellulaire) alors qu'on
parle bien de caractères visibles à l'oeil nu. Ce dont on parle est en réalité le métissage, par référence à
des « races pures » que recherchaient les racistes. Il en découle évidemment qu'il existe une gradation,
dont personne n'a jamais nié la possibilité, puisque c'est cette possibilité que les racistes refusaient par
l'apartheid.
Le seul intérêt de la génétique moderne est ici de dire qu'il existe beaucoup de paramètres, plus ou moins
bien identifiés. Ce n'est pas la même chose de dire : 1) « ce qu'on appelle (ou ce qu'on appelait) les
races sont des résultats composites de caractères génétiques », que de dire 2) « les races n'existent
pas ».
La « critique des idées reçues » est d'ailleurs un autre poncif épistémologique. Pratiquement toutes les idées sont reçues (apprises), mais ce ne sont pas forcément des « idées reçues » – considérées comme
dépassées, comme les stéréotypes racistes. Mais ce n'est pas parce qu'il existe des stéréotypes racistes
que la race est une idée reçue. Il s'agit simplement de façons de parler, plus ou moins précises. La
« race » n'est pas le « terme scientifique », c'est le terme usuel. Soutenir que ce terme usuel ne désigne rien, comme pour la plupart des termes usuels d'ailleurs, est un biais scientiste classique, et pour le coup, naïf.
Qui est dépassé ?
En fait, les catégories culturelles ne peuvent pas être déconstruites aussi facilement que le scientisme du
XIXe siècle le croyait et que le XXe le pensait. Il va falloir débarrasser le XXIe siècle naissant de cette
illusion. D'ailleurs, la norme scientifique contemporaine en la matière relèverait plutôt de la philosophie
du langage ordinaire ou de l'ethnométhodologie. On peut considérer que la question des races est
problématique, mais disqualifier leur existence au nom de « la science » ou du réductionnisme
(génétique) est simplement insuffisant. Les amateurs de paradoxes auront compris qu'en disant cela, je
disqualifie au nom de la science contemporaine les catégories culturelles (périmées) des constructivistes
vulgaires, qui n'expriment donc qu'un état historiquement situé de la connaissance.
Les catégories culturelles, comme celle de « race », sont valides au moins comme point de départ et pour
éviter la régression à l'infini [1] et le réductionnisme ? Sur Médiapart, j'ai eu l'occasion de faire remarquer à un généticien que « Le simple fait que TOUT LE MONDE SAIT DE QUOI ON PARLE QUAND ON
PARLE DE RACE démontre la validité de cette notion », (validité ethnométhodologique donc). À quoi
il m'a été répondu « Merci de cette importante contribution à la méthodologie scientifique. Vous venez
de simplifier la vie de dizaines de milliers de scientifiques dans le monde qui tentent de prouver ce qu'ils
avancent, ou du moins d'en délimiter le territoire de validité. Bêtement, nous n'avions pas pensé à cette
approche » (Médiapart : Thomas Heams : « Usages raciaux de la génétique : importante déclaration », 22 juillet 2008).
Apparemment, Thomas Heams semble considérer que je parle de génétique (et il semble aussi considérer
l'ironie comme une preuve scientifique). Alors que, précisément, s'il recherche des différences
génétiques entre les races, il doit bien analyser les génomes d'individus de deux « races » différentes et
non ceux qui semblent être de la même. C'est bien ce que désigne le mot « race » qui délimite la
recherche. Mais le problème n'est pas là. Comme je l'affirmais aussi dans ma réponse : « Le RACISME
ne consiste pas à dire ou penser qu'il y des races, mais à considérer que ceux que ce terme désigne NE
SONT PAS ÉGAUX EN DROITS ». Mais cela semble échapper à un généticien.
Il faut noter qu'à l'époque de Kant, la question se posait de savoir si la couleur de peau était liée au
climat et à l'ensoleillement, et de savoir si les Noirs devenaient blancs en s'installant en Europe. C'est
sans doute de cette époque que date la confusion [2]. Mais la génétique a précisément réglé la question de l'existence de caractères physiques transmissibles génétiquement. Si c'est de cela que l'on parle, on peut
donc considérer que l'existence des races est démontrée, contrairement à ce que comprennent certains,
y compris parmi les généticiens. Mais il est également possible que persiste un préjugé antigénétique
de l'époque lyssenkiste (stalinienne), qui se manifeste par cette arrogance
constructiviste affirmant la suprématie de la culture sur la génétique, idéologie paradoxalement adoptée
par les généticiens eux-mêmes, car l'époque est décidément à la confusion la plus totale.
Racisme réel et illusions intellectualistes
On est bien obligé d'employer le terme « race » pour caractériser le délit de « racisme », « diffamation raciale », « discrimination concernant la race », etc. Quand la justice a condamné Edgar Morin pour diffamation raciale envers les juifs, avant de le relaxer en appel, cela ne signifie pas une
validation légale d'une « race juive » (comme des adeptes du verbalisme l'ont affirmé). Il existe un usage
de la langue qui permet ce genre d'énoncés. Seule une obsession terminologique poussée à un stade
pathologique consiste à penser qu'on légitime le racisme du seul fait qu'on prononce le mot « race » ou
ses composés. Dire le droit consiste bien à parler aux contemporains. D'habitude, on pourrait plutôt
reprocher aux juristes un jargon trop spécifique.
Croire qu'on va supprimer le racisme par la science ou en supprimant le mot est d'une grande naïveté
intellectualiste (que j'évoquais déjà à propos de l'affaire Morin). Et les généticiens n'ont pas grand-chose
à dire sur le sujet de l'égalité, excepté si on évoque des présupposés réductionnistes extrémistes, qui
semblent considérer les races comme des espèces différentes qui n'auraient pas les mêmes droits [3].
La question n'est pas vraiment l'existence ou non des races. Quand on parle de ce sujet, on sait bien
qu'on se réfère à la connotation raciste ou nazie du mot « race ». Mais on peut remarquer que la tendance
existe actuellement à considérer que les mots sont des symboles qui dispensent de comprendre les
phrases (on dirait qu'on perd cette « deuxième articulation » du langage). Il est sûr que le nazisme a
délégitimé les croix gammées en occident. Mais en Orient, elles figurent sur les cartes touristiques pour
désigner les temples bouddhistes (même si le sens de rotation est inversé, l'impression est la même). Et,
il faut admettre que les bouddhistes ont bien le droit de l'utiliser. Plus généralement, on ne va pas
s'interdire de prononcer un mot dès qu'un imbécile le prononce. Entre les deux procédés, verbalisme et
réductionnisme, il existe les sciences humaines et le droit.
La question du racisme n'a d'ailleurs jamais été de savoir si la couleur de peau était génétique, ce qui
est une évidence aujourd'hui (voir supra). Le véritable problème du racisme était bien d'affirmer qu'il
existait un fondement génétique à l'inégalité des droits. On a vu que cette question est réaffirmée
régulièrement (voir : Les fantasmes génétiques de James Watson), mais de façon sans aucun doute moins prononcée aujourd'hui qu'autrefois. Certains pourraient même trouver un peu louche cette étrange obsession de vouloir poser cette question en des termes génétiques que presque plus personne ne se pose. À moins que les laboratoires de génétique ne grouillent de racistes – ce qui est bien possible.
Le racisme actuel correspond davantage à la xénophobie anti-immigration. Il ne consiste pas à en déduire un Essai sur l'inégalité des races humaines comme Gobineau (en 1853-1855), auquel il faudrait opposer d'urgence le relativisme de Lévi-Strauss ou la démonstration de l'antiracisme par la génétique. Ce que craignent les racistes actuels, c'est plutôt que les étrangers soient déjà trop égaux (malgré des préjugés résiduels). Il n'est (presque) plus du tout question de supériorité naturelle ou génétique, mais plutôt de préférence nationale et raciale. Les plombiers polonais ou roumains (évoqués au moment du référendum sur la constitution européenne de 2005) ne sont pas considérés comme d'une autre race, mais ils sont mis dans le même sac que les étrangers (et les Français) d'une autre couleur (même par la gauche !).
Le seul reste de ce genre de discours sur la supériorité intellectuelle pourrait s'entendre auprès de certains
économistes pas très bien informés qui pensent que les Chinois, pourtant supposés intelligents par
ailleurs, peuvent se contenter des emplois sans qualification pendant que les Occidentaux
monopoliseraient les bureaux d'études et les centres de recherche [4].
Races, Catégories, Castes, Classes et Cultures
Contrairement à ce qu'on semble considérer parfois, le problème raciste ne prend pas son origine avec
la science du XIXe siècle. Les inégalités au sein de la même race (quoi que ce terme puisse signifier)
existent depuis très longtemps, et semblent persister çà et là. Rappelons le cas des femmes, qui n'ont eu
le droit de vote (« au pays des droits de l'homme ») que 150 ans après la Révolution française. Elles font
pourtant partie de la même « race » (qui n'existe pas).
L'Histoire montre que ce terme « race », désignait, par le passé, une « race des seigneurs » supposée, qui avait conquis l'Europe, et constituait l'aristocratie. Les roturiers étaient considérés comme faisant partie
d'une autre race. L'idée d'une « race pure » concernait surtout les stratégies des mariages aristocratiques
pour ne pas déroger, sur le plan des différents quartiers de noblesse. Et la pratique réelle se permettait
des écarts pour ne pas déroger sur le plan plus trivialement économique.
Une coïncidence historique ayant fait que la colonisation se soit étendue au moment ou le système
monarchique déclinait, les anciens roturiers n'ont pas rechigné, avec l'aide des scientifiques d'alors, à
se croire supérieurs aux autres « races » qui comprenaient pourtant les aristocraties locales des pays
colonisés (mais comme on était républicain, ça tombait bien).
La science a permis, avec l'eugénisme, de considérer les êtres humains sur le modèle des croisements
dans les élevages de bétail, pour lesquels on parle encore de « préservation de la race », de « race pure »,
d'un animal « de race », etc. Il est d'ailleurs possible que l'emploi de ce terme relève simplement de
l'analogie et des origines paysannes. Les différents termes qui définissent les métissages humains
(mulâtre, quarteron,...) en sont un résidu. Plutôt que de supprimer le mot « race », il vaudrait mieux
abandonner cette terminologie ridicule pour hiérarchiser les métissages. Cette réforme terminologique
là aurait un sens.
La question de l'emploi du terme « race » est d'emblée une question assez banale. Elle revient à
remplacer « Nègre » par « Noir », et « Noir » par « personne de couleur ». Ce n'est même pas une question de politiquement correct comme pour « African-American » aux USA. C'est simplement une question
d'évolution du langage. Le terme « race » désigne traditionnellement des grands ensembles (Blancs,
Noirs, Jaunes, et à la rigueur, Rouges), qui se sont précisés par une meilleure connaissance des peuples
(d'où la disparition du terme « Rouge », en les associant aux Asiatiques). La « race » est simplement une
notion vieillotte. On utilise aujourd'hui plutôt les termes géographiques (« Européen, Africain,
Asiatique »), qu'on précise en « types » (méditerranéen, maghrébin, moyen-oriental, indien, chinois, sud-américain, etc.), et mieux quand on le peut. Mais tout aussi empiriquement, il faut bien constater le
maintien de l'usage de « Blanc » et « Noir » (par opposition à « Jaune » qui a quasiment disparu). Et ces usages de « Blanc » et « Noir » ne sont pas insultants.
En outre, une question de modernisation terminologique implique inévitablement une certaine tolérance.
Il faut bien admettre l'usage antérieur, ou simplement démodé, au moins pour décoder les textes anciens
dont on ne peut pas considérer les auteurs comme racistes du seul fait de l'emploi de ce terme [5]. Pourquoi en serait-il autrement pour les personnes d'aujourd'hui, qui ne sont pas obligées d'être des généticiens (qui ne sont donc pas compétents sur la question du racisme) ? Nous noterons aussi que cette conception censitaire du droit à la parole n'est pas très démocratique. Le faire « au nom de la science »
est une erreur qui rappelle précisément l'époque du racisme scientifique.
Il existe une hypocrisie fondamentale de l'antiracisme. On fait semblant de parler d'ethnie ou de cultures,
mais cela fait quand même aussi référence à des caractères physiques. La solution invoquée de
caractériser un aspect physique par une zone géographique rattache les individus à cette zone. On en
vient à recréer précisément la notion « de souche » (issue de l'époque coloniale) qu'on voulait éviter (si on est antiraciste). Car bien entendu, il existe traditionnellement des Africains blancs, des Asiatiques noirs (Inde), des Européens noirs, et des Noirs américains, et partout, et de plus en plus, des gens de toutes les couleurs. En fait, le problème terminologique peut trouver sa source dans le cas des Asiatiques, qui ne sont évidemment pas
« jaunes ». Mais il faudrait alors remarquer que les Blancs ne sont pas vraiment blancs, et les Noirs pas
forcément très noirs.
Tout cela n'est qu'un procédé euphémisant pour éviter les termes raciaux et leurs connotations,
précisément parce qu'on considère que ces connotations racistes dévalorisent ces particularités. On sait
ce qu'il en est à ce propos. On n'y voit pas mieux si on est « non-voyant » plutôt qu'« aveugle ». Est-ce
que d'ailleurs un aveugle se sent insulté quand on prononce ce terme ? Faut-il faire semblant de ne pas
remarquer qu'une personne est aveugle ? Cela peut être agaçant, pour un aveugle, de supporter les gens
qui veulent vous aider. Mais ce n'est pas du mépris, tout juste de la maladresse. Ce rejet du terme « race »
appartient à cet ordre d'idée. Les Noirs ou les juifs connaissent bien cela.
Mais la maladresse n'est pas du racisme ou de l'antisémitisme (même si c'est agaçant sur le moment).
Inversement, imposer une norme arrogante, justifiée par « la science », est bien du politiquement correct
de petit prof ou de curé de campagne. Socialiser ainsi les jeunes (noirs en particulier), en leur enseignant
cette inexistence des races, contredite par les discriminations ambiantes, relève d'une sorte de
condescendance répugnante, du style : « Mais non, tu n'es pas noir ! », qui suppose en plus qu'ils ne sont pas capables de comprendre les façons de s'exprimer, éventuellement maladroites de leurs camarades. Ou qu'ils ne sont pas capables de distinguer un raciste de quelqu'un de maladroit.
Une définition opératoire d'un concept peut d'ailleurs s'énoncer par ses manifestations : « une race est
ce qui est discriminé (sur ce genre de critères) ». En France, les races existent donc bel et bien ! Tant que le racisme existe, il est hypocrite de ne pas vouloir employer le terme « race ».
Aimé Césaire disait : « Nègre je suis, Nègre je resterai ». Sans faire de nécessité, vertu, ou sans inciter au repliement communautaire, ce n'est pas la peine non plus de prendre le risque d'en avoir honte, en
se répétant : « Je suis un être humain ! Je suis un être humain ! » par la méthode Coué. Au mieux, ça peut aider certains. Mais d'autres peuvent trouver ça gnan-gnan, et considérer qu'ils n'ont pas à prouver qu'ils
sont des êtres humains, spécialement aux racistes. Il est d'ailleurs possible que la négation de ce terme « race », précisée par le sentencieux : « Il n'existe qu'une seule race humaine », se réfère seulement à l'oubli de l'ancienne formulation : « Toutes les races font partie du genre humain ».
Justement, il y a peu, s'est créé en France une association, le CRAN (Conseil Représentatif des
Associations Noires), qui a précisément tranché la question de l'usage de ce terme « Noir ». Elle a
considéré que cette spécificité méritait d'être affirmée en tant que telle. Elle a également soulevé la
question des statistiques ethniques, que j'ai déjà traitée dans « Lobby noir et statistiques ethniques ». Ces comptages sont rejetés par l'idéologie dominante et la loi, pour le genre de raisons biaisées
dont il est question ici. On assiste dans ce cas à la même compromission du raisonnement scientifique
envers cette mièvrerie. Je me cite, parce qu'on n'est jamais si bien servi que par soi-même :
« L'interdiction des statistiques ethniques n'est qu'une erreur classique du type « astuce
verbale ». Le véritable problème pour les statisticiens est simplement de trouver un autre moyen
de les mesurer sans employer le mot « ethnie », c'est-à-dire « race ». Les statisticiens partisans
de l'interdiction se vantent d'ailleurs de ce subterfuge méthodologique inepte. Ils disent qu'on
peut très bien mesurer l'« origine ». C'est-à-dire qu'on peut déduire la « race » par l'« origine
départementale ». Un Antillais blanc (béké ou ancien métropolitain) est-il donc considéré
comme un Antillais noir ? Ou est-ce que l'enquêteur corrige avec un « code maison » (comme
ceux qui sélectionnent les Noirs à l'embauche ou à la location) ?
« Au besoin donc : « on demande l'origine des parents ». Un Blanc d'origine libanaise ou
maghrébine (peu typé) est-il considéré comme étranger, donc « non-blanc », alors qu'un
Antillais installé en France depuis deux générations serait considéré comme « blanc » ? Ce
phénomène deviendra de plus en plus difficile à mesurer. Vu les dates connues d'installation,
il faudra bientôt demander les quatre grands-parents au lieu des deux parents, dans vingt ans,
les huit arrière-grands-parents. Et comment distingue-t-on un immigré blanc ou noir des États-Unis ? Lui demande-t-on s'il est « Caucasien » ou « Africain-américain » ? Les statisticiens
actuels ajoutent à l'hypocrisie et à la complication méthodologique (il faut bien justifier de sa
« scientificité » [6]) en parlant « d'origine géographique des parents ». Cela revient à définir l'individu par son origine familiale. Ne parlons donc pas du cas des orphelins étrangers adoptés
(ou de leurs enfants !).
L'essence du racisme est d'ailleurs cette sorte de tribalisme clanique qui
n'est pas vraiment extrinsèque au système républicain, jouant sur les mots « nation /
nationalisme ». Cette stratégie ethnico-nationale est purement et simplement une régression
maurrassienne (voir « Le neo-maurrassisme actuel ». Alors que la démocratie a pour fondement le seul individu et le droit. »
On le voit, cette stratégie bien pensante, minablement scientiste, est simplement fondée sur le principe raillé par Coluche: « Blanc,... normal ! »
Culturalisme
Au final, l'hypocrisie ethnico-culturelle suppose précisément que l'origine ethnique induit une certaine
culture. Ce qu'on voulait éviter. Car il ne fait aucun doute que les cultures sont différentes actuellement.
Une bonne partie du racisme actuel consiste dans le fait qu'on prétend que les immigrés ne sont pas
assimilés tout simplement parce qu'on découvre avec horreur que les gens ne sont pas identiques.
L'école de la république ne réussit donc pas sa mission !
Mais l'école républicaine n'a jamais réussi sa mission uniformisatrice. Elle a essayé de réduire les patois
et les particularismes par la contrainte. On croyait qu'elle avait réussi. Mais ce n'était pas le cas. Quand
les religieux catholiques se sont mis à faire de la sociologie religieuse, ils se sont aperçus que des
proportions variables de prétendus croyants ne croyaient pas aux dogmes classiques (divinité de Jésus,
virginité de Marie, Trinité, etc.). Au contraire, on ne parle aujourd'hui que des particularismes (corses,
bretons, basques, juifs, femmes, gays, noirs, beurs, etc.). L'échec est consommé. Il n'est simplement pas
assumé.
Et ce n'est pas « la faute à Mai 68 ». Ces particularismes se dissimulaient – au su et au vu de tous – dans
la « culture populaire », en particulier au cinéma. Les films de Pagnol pour l'accent du Sud, les films de
gangster pour l'argot, les films montrant des juifs ou dans les blagues (y compris sous la forme antisémite
d'ailleurs, car stigmatiser est aussi montrer, sociologiquement parlant), la mode pour les femmes et les
homosexuels, le jazz pour les Noirs, dans les films et les chansons pour le milieu ouvrier, les terroirs et
patrimoines régionaux divers, etc.
Le grand succès du film Bienvenue chez les Ch'tis montre justement l'absence de véritable dissolution des particularismes. Et, miracle d'intégration, l'auteur du film, Dany Boon, paraît-il d'origine Kabyle, défend donc le patois local. Ce qui constitue le paradoxe d'une intégration étrangère réussie à une non-intégration régionaliste !
Cela révèle au fond la véritable question. L'intégration par l'école était en fait l'intégration par la langue
écrite qui, seule, annule les particularismes (et les accents – oubliés – des hommes politiques du passé,
élus régionaux). La langue écrite elle-même n'était qu'une figure de la « culture légitime », qui n'était
pas partagée par le plus grand nombre (1% de bacheliers en 1900, 4% en 1930, 10% en 1950, 20 % en 1980, 60% aujourd'hui).
Le problème que pose la situation contemporaine est, au contraire, l'intégration des cultures spécifiques
et des particularismes dans la culture légitime. C'est le multilatéralisme culturel, la mondialisation, le
relativisme, Internet. C'est ce que les traditionalistes ne comprennent pas parce qu'ils croient toujours
représenter la seule légitimité, alors qu'au mieux, ils représentent une petite communauté, qui se rêve
comme l'ancienne élite (manque de chance, ils sont arrivés à ce stade au moment de la mondialisation
et d'Internet).
Le chantage au communautarisme stigmatisant la diversité est la dernière tentative pitoyable de résistance du
traditionalisme (communautarisme identitaire). Cette absence de maîtrise des outils cognitifs, sociologiques et relativistes,
nécessaire au dépassement d'une culture de l'identique, est précisément ce qui a créé le racisme que l'on
condamne (scientisme réductionniste, maurrassisme culturel). Comment comprendre cette situation sans
crier forcément au racisme ? C'est simple : certaines personnes veulent bien faire, mais elles ne sont pas
compétentes. Alors, on psalmodie le catéchisme faussement universaliste idéalisant l'école républicaine
uniformisatrice d'une époque qui a produit la légende nationale (et la situation actuelle si peu satisfaisante).
Inversement, l'idée du politiquement correct est employée aujourd'hui à la fois par des gens agacés par
ces mièvreries, qui ne sont pas efficaces pour réaliser les objectifs antiracistes, et les cyniques ou les
racistes qui, au contraire, se satisfont de la situation actuelle et veulent diviser les antiracistes. Il faut
savoir faire les bonnes distinctions et choisir son camp. Si on parle de mots, on doit appeler un chat un
chat et ne pas hésiter à appeler un Noir un Noir, spécialement au moment où la candidature d'un Noir
américain à la présidence rend caduc ce genre de fausses questions (voir Obama est-il noir ?). La candidature d'Obama n'est pas post-raciale parce que « les races n'existent pas ».
Elle est post-raciale parce que la race ne doit pas être le sujet en question dans une élection.
Les « variables continues »
La difficulté de cette question n'est pas une illusion ou une construction. Il n'y a pas de « faux
problèmes ». Quand il y a un problème, c'est qu'il y a un problème. Ici, le problème est philosophique,
c'est-à-dire méthodologique. Dire que la notion de « race » est construite ne veut rien dire, puisque toutes
les notions sont construites (sinon seraient-elles innées ?). Il ne sert à rien de s'inventer un adversaire
raciste idéal, en jouant sur la réprobation, faute d'une capacité de démonstration.
La notion de race est précisément un « bon exemple », un paradigme. « Paradigme » vient d'ailleurs du grec « exemple », mais le terme a pris un tour théorique qui masque sa vraie nature [7]. C'est un bon exemple parce que les races, et le mélange des races incarne (c'est encore le cas de le dire) la question de la différence entre les concepts continus et les discontinus (dit aussi « discrets »). Ce cas particulier illustre bien le passage (la « coupure épistémologique ») entre la philosophie, essentialiste, et la sociologie, relativiste, dans le traitement de ces questions. Les notions sont considérées comme discontinues (et éventuellement naturelles), pour le sexe, ou continues, pour les âges. Mais dans ce
dernier cas, les classes d'âges n'en sont pas moins divisées plus ou moins naturellement (bébé, enfants,
adolescent, adulte, senior), subdivisées (senior en 3e âge / 4e âge), ou délimitées différemment dans le temps (majorité à vingt et un ans, puis à dix-huit ans), sur le plan légal ou seulement sociétal, avec une
évolution terminologique (« vieux », « personnes âgées », « senior »).
En fait, il est possible que cette gradation soit le véritable problème. Car (presque) tous les concepts ont une nature statistique et ne définissent que des types idéaux. Ce sont les philosophes qui traitent les concepts en terme d'essence. On peut comprendre l'erreur actuelle. On considère que celui qui parle de « race » parle de « race pure ». Donc il est raciste [8]. Mais un type idéal est un concept abstrait qui n'a pas d'existence concrète. C'est cela que signifie le constructivisme bien compris. Croire le contraire est la preuve d'un biais philosophique, essentialiste et « réaliste [9] », qui était la vraie cause du racisme historique. Car ceux qui parlent de gradation parlent eux aussi de mélange de ces types idéaux [10].
On ne peut pas dire que « les races n'existent pas » [on peut remarquer ici que la conception essentialiste,
est ici simplement négative]. La gradation est simplement continue entre une distribution de caractères
génétiques multiples. La terminologie courante (ethnométhodologique) précise simplement l'état du
système et la connaissance qu'en ont les acteurs. On peut reconnaître l'origine ethnique ou culturelle à
plusieurs indices, dont l'apparence (physique, accent, comportement, vêtements, etc.). Et on peut donner
un nom à cette réalité [11]. Quand on parle de la couleur de peau, et de quelques autres caractères ethniques, le nom de cette réalité est le terme « race ».
Pour prendre un autre exemple, ce n'est pas parce qu'il existe des stéréotypes sexistes que les sexes
n'existent pas. Ce qui ne veut pas dire qu'on ne peut pas redéfinir (déconstruire) les rôles sexuels. Ce
qui était jadis le débat de l'égalité des sexes est devenu, il est vrai, une question transgenre avec un
questionnement génétique. Mais cela n'a rien à voir avec l'égalité des sexes et le sexisme. Et ce n'est pas
pour cela non plus que les sexes n'existent pas (à la rigueur, le sexe est donc en train de devenir aussi
une variable continue).
Évidemment, on peut donc aussi redéfinir la notion de race. Encore qu'à court terme, en ce qui concerne
les stéréotypes, il soit plus probable qu'ils évoluent plutôt qu'ils ne disparaissent. Mais la notion possède
quand même un référent. Seul le constructivisme extrémiste affirme que le réel n'existe pas et que « rien
n'est donné, tout est construit » (cf. Bachelard). D'ailleurs, si tout est construit, les races sont construites,
et l'inexistence des races est construite aussi. Ce n'est donc pas un argument. Si on parle de « Noirs »
et de « Blancs », etc., la catégorie qui regroupe ces termes peut être appelée « race », comme celle qui
regroupe « homme » et « femme » peut être appelée « sexe ».
La négation constructiviste de cette réalité n'a tout simplement pas de sens. Ou plutôt, elle caractérise
la manifestation du faux universalisme qui niait les différences, alors même que les différences de statut
existaient pourtant bel et bien par le passé. Vouloir interdire le mot « race » consiste à donner une valeur
magique aux mots. La « discrimination conceptuelle » détermine-t-elle la discrimination sociale ? On
peut toujours dire que la classification terminologique des races aux États-Unis révélait le racisme
ambiant. Il faudrait donc admettre que l'absence de cette classification masquait le racisme en France.
Dans les deux cas, l'emploi ou non de cette terminologie ne disait rien sur les opinions d'un Américain
donné ou d'un Français donné sur le sujet, qui pouvaient individuellement être racistes ou non
racistes [12]. On peut considérer ceci comme est la preuve de la fausseté du constructivisme extrême.
Ceux qui accordent une trop grande importance aux questions de mots, aggravant leur cas en prétendant
que le langage structure la pensée. Ils ont tendance à essentialiser le culturel. Ils appartiennent de ce fait
à une tradition du « romantisme » philosophique, adversaire des Lumières, qui justifiait le racisme sur
ces critères. Ce romantisme ne peut pas se revendiquer de l'universalisme alors même qu'il nie
l'universalité de l'esprit humain. Mais c'est un problème difficile. Il repose sur la confusion potentielle
que recèle la notion de relativisme, que même les meilleurs esprits ont du mal à articuler avec
l'universalité et l'individualité (voir mon commentaire du livre de Claude Lévi-Strauss, Race et histoire).
Sur le plan concret, aujourd'hui, les stratégies ségrégationnistes concernent moins les races que les
cultures. Il n'est d'ailleurs pas anormal que la question de la transmission de la religion se pose pour des
personnes très croyantes. Et cette conception a contaminé certains laïques dans la mesure où, de fait, ils
sacralisent la culture. Ce racisme culturel a de moins en moins de fondement pour la simple raison qu'il
existe une homogénéisation culturelle mondiale. C'est ce dont se plaignent les communautaristes
culturels ou religieux qui ont eux-mêmes un problème d'acculturation au monde moderne. Aujourd'hui,
avec les moyens de communication modernes (télévision et internet surtout) et la diffusion des pratiques
culturelles (cuisine, musique, religion, etc.), les frontières géographiques et les identités raciales n'ont
pas le même sens qu'autrefois. C'est de cela qu'il est question aujourd'hui.
Jacques Bolo
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