Conférence de l'université populaire de Michel Onfray, Sixième année : « Le siècle du moi ». Diffusée sur France culture, Juillet-Août 2008
Ressourcement philosophique
En 2007, commentant la précédente série de conférences de Michel Onfray, j'avais
envisagé de réexaminer plus tard sa curieuse obsession pour le biographisme philosophique. J'ai bien
fait d'attendre, puisque la série de conférences de l'Université populaire de Caen pour l'année 2008
s'intitule précisément Le siècle du moi.
J'approuve entièrement la démarche d'Onfray de revoir l'ensemble de la philosophie (occidentale) d'un
autre point de vue que le point de vue universitaire habituel, qu'il a raison de considérer comme
globalement spiritualiste. Sa relecture des auteurs, dans la perspective matérialiste ou hédoniste qui est
la sienne, apporte un complément nécessaire à l'approche académique, convenue jusqu'au dogmatisme.
Le moindre des avantages du recours aux sources, comme le fait Onfray, est la révision instantanée de
quelques idées reçues, c'est-à-dire fausses, qu'il lui suffit d'aller voir pour corriger. Comme on peut
supposer que n'importe quel imbécile peut constater ce genre d'erreurs quand elles sont manifestes, il
faut bien en conclure que ceux qui les reproduisent n'y vont pas voir, et ne font donc que diffuser ce
qui s'apparente à des rumeurs. S'ils sont des universitaires, ils ne font donc tout simplement pas leur
travail.
La majeure partie de nos connaissances nous vient de ces sortes de résumés décousus, qu'il nous faut
plus ou moins relier et approfondir si nécessaire. Au fond, toute connaissance procède par sondage.
C'est précisément pour cela qu'il est préférable, de temps en temps, de remettre à jour et de rectifier
certaines de ces synthèses. Le faire d'un autre point de vue est intéressant. Michel Onfray s'attelle à ce
travail (de bénédictin laïque) et il fait oeuvre utile.
Onfray, philosophe du moi
Un biais fondamental de la pensée d'Onfray est celui de la pratique de la philosophie scolaire qui étudie
les philosophes dans l'ordre chronologique. Ce n'est évidemment pas absurde dans la mesure où cela
permet de voir les filiations et de les situer dans leur époque.
Les philosophes qu'il étudie dans cette session de son séminaire, Thoreau, Emerson, Schopenhauer,
Stirner, annonçant Nietzsche pour celui de l'année prochaine, caractérisent donc ce qu'il appelle « le
siècle du moi ». Mais l'approche matérialiste assumée de Michel Onfray aboutit paradoxalement à un
retour à la philosophie antique, gréco-latine, qui prône « la sculpture de soi ». La référence
nietzschéenne qui concluait son cycle de conférence le confirmera. La « construction d'une belle
individualité » peut se réduire à la blague célèbre : « Charité bien ordonnée commence par soi-même
et finit comme elle a commencé ». On peut aussi penser que la véritable raison de cette option réside
simplement dans le fait que la seule « matérialité » du philosophe se résume à sa propre expérience.
L'erreur courante de la philosophie académique est de vouloir absolument trouver une cohérence à une
pensée individuelle forcément parcellaire et contingente. Cette réserve renvoie philologiquement le
philosophe à son époque, et aux lacunes de l'expérience personnelle (ce qui est le lot commun).
Cependant, la force du discours des philosophes que l'histoire a retenus réside principalement dans la
preuve de leur capacité à échapper malgré tout à ces déterminismes. Vouloir leur trouver une cohérence
peut revenir à restaurer une conformité du philosophe à son temps (surtout pour la vision influencée par
le marxisme) plutôt que monter comment un philosophe donné parvient malgré tout à s'en dégager en
créant de nouveaux concepts. Encore faut-il considérer le statut de ces réponses conceptuelles au lieu
de considérer le moi du philosophe comme l'alpha et l'oméga.
Une autre erreur spiritualiste de la tradition académique, de tendance psychologisante, consistera à
considérer que la seule méthode est l'introspection, le travail de soi sur soi, alors que la simple lecture
des philosophes nous montre que d'autres ont déjà pensé avant nous. Ceci est aussi valide pour les
philosophes entre eux. Cette prise de conscience de l'intersubjectivité annulerait immédiatement le
solipsisme (toujours latent) si elle était mieux explicitée.
La méthode la plus négligée par la philosophie (d'où l'introspection) est évidemment l'observation et
l'expérimentation scientifique qui, après l'intersubjectivité, nous font encore sortir de nous-mêmes vers
l'objectivité. Chez Onfray, l'oubli de la référence à ce critère positiviste, qui caractérise pourtant
notoirement le dix-neuvième siècle, tend à montrer que la philosophie a une fâcheuse tendance à se
replier sur elle-même.
Il résulte de tout cela une pitoyable régression subjectiviste-constructiviste, nouvelle norme
philosophique, qui peut effectivement définir notre époque comme nietzschéenne, maladie mentale
comprise, dont la seule rédemption se réduit à la littérature (spécialement l'autofiction contemporaine).
Biographisme
L'erreur de la philosophie académique était donc de vouloir trouver absolument une cohérence à une
pensée individuelle forcément parcellaire. L'erreur d'Onfray est d'exiger une cohérence entre l'oeuvre
et la vie, de la considérer comme « révélatrice » (et même comme la seule preuve de validité). Cette
considération unitaire de la matérialité et de la subjectivité ressemble plutôt à un artifice vitaliste, et
pour tout dire romantique.
Exiger cette cohérence de la vie et des idées et juger les philosophes selon ce seul critère aboutit
naturellement à l'exaltation d'un certain dandysme dont Onfray fait fort justement une clé de
compréhension des auteurs dont il parle. La synthèse dans la « sculpture de soi » que propose Onfray
aboutit simplement à faire valider académiquement le dandysme par l'autorité de la sagesse antique.
Cette façon de parler de la biographie au lieu de parler des idées, par souci matérialiste d'éviter le
spiritualisme, peut réduire la philosophie à sa version « people » ou au « name dropping ».
Concrètement, la philosophie scolaire débouche simplement sur le culte des grands hommes. Onfray
restitue fort justement cette solution (Emerson-Nietzsche) de la « belle individualité ». Mais son propre
travail philosophique coïncide un peu trop parfaitement avec cette conception romantique pour ne pas
se réduire à une sorte de couronnement scolaire de la philosophie laïque et républicaine.
La contradiction du matérialiste Onfray est qu'il rejoint finalement la position spiritualiste latente,
spécialement chez Emerson et Schopenhauer, dans son opposition à l'autre dix-neuvième siècle, celui
du positivisme et de la science. La critique de la technique et Heidegger sont passés par là. En refusant
de lier matérialisme et objectivité, il manque même l'intersubjectivité pour aboutir à une sorte de
« solipsisme matérialiste ». Sa chair n'est pas triste, puisqu'elle se veut hédoniste, mais son savoir n'est
pas si gai, qui relève davantage d'un moralisme gauchiste-écolo, référence à Thoreau oblige.
Car comment comprendre autrement l'aversion d'Onfray pour Sade, dans la série précédente. Sade a
pourtant essayé, justement, de mettre en pratique ses fantasmes (plutôt sadomasochistes, en fait).
L'oeuvre de Sade correspond à une sorte d'auto-fiction, qui conduit sans doute à l'égotisme. Et cette
confession (sur le mode de Rousseau) possède bel et bien une valeur d'explicitation philosophique, dont
nous dépendons entièrement pour la juger. Car les autres auteurs font peut-être la même chose sans le
dire, et leur vie exemplaire n'est peut-être qu'une fiction édifiante. Cette non-reconnaissance de la
satisfaction de ses propres critères de correspondance de la vie et du discours, doit donc être considérée
comme révélatrice du moralisme d'Onfray, selon ces critères. Ou implique logiquement leur réfutation.
Ou les deux [1].
Rationalité contre spiritualisme
Qui veut faire l'ange matérialiste, aboutit à une version intellectualisée besogneuse du pourceau
d'Épicure. Les efforts intellectuels colossaux d'Onfray auraient tendance à confirmer le travail de la
Raison (et ses faiblesses), plutôt que la sorte de docte ignorance qui semble être, contradictoirement,
son idéal. Ironiquement, on peut identifier un reste de catholicisme qui se méfie de la connaissance pour
elle-même. Onfray confond sans doute la Raison avec le spiritualisme. À sa décharge, on peut admettre
que les philosophes spiritualistes régressent souvent à la seule justification de leurs croyances
religieuses personnelles. On peut en dire de même d'Onfray.
La forme vulgaire de cette synthèse philosophique, réduite à la « belle individualité », se manifeste
plutôt habituellement par la rationalisation, l'auto-justification. Le subjectivisme est simplement un
mécanisme de défense quand il nie l'objectivité. Ce n'est pas parce qu'on fume qu'on est obligé de dire
que le tabac est bon pour la santé. Il n'est donc pas nécessaire d'avoir de cohérence entre sa vie et son
discours. Cette contrainte artificielle correspond seulement à une exigence adolescente de cohérence à
laquelle les professeurs ont à se confronter et qu'ils adoptent par mimétisme (ou par incompétence à y
répondre). Il semble difficile de concevoir une autonomie du conceptuel (et non la « primauté de
spirituel »). L'exemple tabagique précédent devrait suffire au pédagogue.
Il faut aussi admettre qu'on ne peut pas répondre à tout, que la raison a des trous, si on ne veut pas
devoir construire des synthèses artificielles. Il faut savoir dire (aux jeunes et aux autres) qu'il reste des
réponses à trouver, que tout n'est pas dit, contrairement au leitmotiv philosophique classique. Ce n'est
donc pas un hasard si les dandys, comme Onfray le montre très bien pour Baudelaire, étaient
d'authentiques réactionnaires qui n'identifiaient pas le nouveau comme tel, alors même qu'ils y
participaient.
Ce sont bien ces concepts nouveaux que découvrent la philosophie et les sciences. Et c'est aussi la seule
perspective à offrir contre la régression spiritualiste qui finit toujours en ritualisme et en rationalisations
idéologiques. Le philosophe est bien celui qui crée des concepts. Quand Onfray le nie, on se dit que le
poids de la mythologie romantique, malgré l'impetus vitaliste des auteurs traités au cours de ce cycle
de conférence, ne lui a pas permis d'atteindre la vitesse de libération nécessaire pour atteindre l'Olympe.
Accordons à Michel Onfray qu'il fournit le carburant au premier étage de la fusée.
Jacques Bolo
Bibliographie
Michel Onfray, Traité d'athéologie : Physique de la métaphysique
Michel Onfray, Antimanuel de philosophie
Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, N°1 : L'archipel pré-chrétien
Michel Onfray, Contre-Histoire de la Philosophie n°2 - L'Archipel pré-chrétien
Michel Onfray, Contre-Histoire de la Philosophie, Vol.3 : La résistance au christianisme
Michel Onfray, Contre Histoire de la Philosophie, Vol. 4 : La résistance au christianisme (2)
Michel Onfray, Contre Histoire de la Philosophie, Vol. 5 : Les libertins baroques
Michel Onfray, Contre Histoire de La Philosophie, Vol. 6 : Les libertins baroques
Michel Onfray, Contre Histoire de la Philosophie, vol.7 : Le XVIIIe siècle
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