Radotages
Est-ce dû à l'anniversaire de Mai 68, il semble que le discours ambiant soit empreint d'une nostalgie de
la guerre froide (voir « De Mai 68 à mai 2008 »). C'était le bon temps pour les intellectuels de gauche. Certains soutenaient
l'URSS, patrie des travailleurs, d'autres les dissidents, d'autres encore la Chine de Mao, qui semblait à
la fois une ouverture contre la fossilisation soviétique, et revendiquait une fidélité au dogme communiste,
tandis que le combat pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam enflammait les USA. À
droite, on était sur la défensive contre toute cette agitation (qui s'est révélée illusoire), au point de
soutenir les dictatures (Franco en Espagne, Salazar au Portugal, les colonels en Grèce, républiques
bananières d'Amérique du sud, l'Afrique du sud), et les États-Unis soutenaient en sous-main les
bouleversements en Europe de l'Est. Bref, c'était du sérieux. On a frôlé la guerre atomique.
Et ne voilà-t-il pas que la question géostratégique qui agite ce printemps est celle de l'extension de
l'OTAN à l'Ukraine et à la Géorgie, et l'installation de missiles en Pologne ! Je veux bien que les
militaires soient toujours en retard d'une guerre, mais les services secrets occidentaux devraient avoir
un peu plus d'imagination pour leur reconversion. Et des ex-nouveaux philosophes, André Glucksmann
Bernard-Henri Lévy, s'excitent (Le Monde du 2 avril 2008) en convoquant les mythes au nom d'une
histoire qui n'en finit pas de ressasser ses fantômes.
Pour le coup, j'en approuverais presque Marx qui disait, dans Le 18 Brumaire de Louis Napoléon
Bonaparte : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages se
répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois
comme farce... ». On veut nous réchauffer le coup de la guerre froide.
Analyse stratégique correcte
Il est trop évident que l'OTAN semble poursuivre une stratégie d'encerclement de la Russie, en la
confondant avec l'URSS, avec la complicité de ses ex-satellites qui y voient une revanche. Mais la
situation a changé fondamentalement. L'URSS constituait une menace dans la mesure ou
idéologiquement, elle visait le renversement du système capitaliste occidental et où, concrètement, elle
infiltrait les autres pays par l'entremise des partis communistes et de l'extrême-gauche. La Russie est
aujourd'hui un pays émergeant comme les autres, producteur de matières premières, plutôt trop
capitaliste (oligarchique), et ne possède pas d'agents extérieurs bénévoles à son service.
Si ses anciens satellites sont encore sous la dépendance de Moscou, c'est évidemment pour des raisons
historiques et commerciales, comme la France en Afrique, et parce que des populations d'origine russes
sont encore installées dans ces républiques aujourd'hui indépendantes. Même si on vise une épuration
ethnique, sans le dire, on ne changera pas la géographie. Les Pays baltes, la Pologne, l'Ukraine, la
Géorgie, seront toujours aux franges de la Russie. Et la stratégie qui consisterait à en faire autant de petits
Cuba risque seulement de multiplier les risques de « crises des missiles », mais dont les raisons
géostratégiques et politiques seraient aujourd'hui absentes. Il va falloir que ces pays apprennent à vivre
côte-à-côte, pour toujours.
La véritable opération géostratégique de stabilisation de la région consisterait au contraire à faire entrer
la Russie elle-même dans l'OTAN. Le but de l'OTAN n'est pas de constituer des protectorats, sur la base
de la solidarité militaire existante [1], en cas d'attaque. Pour le coup, on en reviendrait même à la situation
d'avant 1914, avec le risque de déclenchement d'une guerre mondiale pour des raisons impérialistes
classiques. Un dirigeant nationaliste local se sentirait soutenu dans toutes ses provocations, alors même
que la situation n'est pas stabilisée [2]. Au contraire, l'intégration de la Russie permettrait d'échanger des
expertises pour régler les conflits résiduels de façon interne à l'alliance, et de passer à autre chose.
Contrairement à ce que semblent penser certains soutiens des pays candidats à l'entrée dans l'OTAN,
la situation en Russie n'est pas très différente au point de vue démocratique. On pourrait même
considérer que l'aspect indéniablement autoritaire actuel de la Russie correspond à une reprise en main
après une déstabilisation. Une aide à la démocratisation serait tout aussi efficace, et sans doute moins
coûteuse, qu'un encerclement qui ne pourrait que renforcer une réaction de fermeture nationaliste. Un
tel nationalisme est d'ailleurs davantage le résultat de l'interaction (comme ce fut déjà le cas sous le
stalinisme), à moins d'avoir une approche essentialiste envers la Russie. Les républiques qui l'entourent
ne doivent pas être enfermées non plus dans leur seule identité nationale, qui leur a été utile pour
s'autonomiser.
Evidemment, cette autonomie de petits états risque de produire des situations non viables (comme en
Afrique), au moins de façon conjoncturelle. Les difficultés de l'Ukraine pour payer le gaz russe au cours
mondial illustrent bien la situation. Un nouvel état ne peut pas prétendre conserver des tarifs préférentiels
dont il bénéficiait quand il était intégré à l'URSS, qui pratiquait une économie dirigée. Entrer dans
l'économie de marché a ce genre de conséquence. La Russie d'aujourd'hui défend donc ses propres
intérêts. Ses anciens satellites vont devoir apprendre à négocier en tant qu'États indépendants et fournir
des contreparties. De la part des Européens, ce n'est pas rendre service à ces pays de ne pas les préparer
à cette réalité de l'économie de marché.
Jacques Bolo
Bibliographie
Camille GANGLOFF, Alexis VAHLAS, L'import-export de la démocratie : Serbie, Géorgie, Ukraine, Kirghizistan
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