« Du passé ne faisons pas table rase »
Comme j'ai eu l'occasion de l'écrire (voir « Le fantôme de Mai 68 ») Mai 68 n'est qu'un procédé mnémotechnique français pour symboliser les profonds
changements sociaux mondiaux des années 60 qui ont forgé notre mode de vie actuel (médias,
consommation, loisirs, musique, confort). De ce point de vue, cette révolution a réussi. La
raison pour laquelle les Français, qu'ils soient pour ou contre Mai 68, n'arrivent pas à tourner
la page est juste un problème stylistique ou mythologique. Le Mai 68 français, n'est que la
forme qui adopte une rhétorique révolutionnaire de gauche (1789, la Commune, 1917, 1936)
parce que les étudiants sont de bons élèves et que l'enseignement de l'histoire (officielle ou
alternative) est une passion française.
Ce qui s'est passé spécifiquement en Mai 68, en France, c'est que le Parti communiste français
de 1968 a refusé d'intégrer les gauchistes et plus généralement les évolutions de la société
(comme jadis l'Église catholique). Aujourd'hui, avec le Nouveau Parti Anticapitaliste, ce sont
les gauchistes qui risquent d'absorber le PCF moribond. La ligue communiste de Besancenot
semble avoir fini par « construire le parti des travailleurs » qui était son obsession trotskiste.
On peut considérer ce dénouement comme une ironie de l'histoire.
Comment en est-on arrivé là ? Parce que les gauchistes de 68 étaient simplement des
communistes qui avaient fait des études. Ils ne pouvaient pas répéter les mêmes discours que
ceux destinés à des ouvriers de la gauche d'avant-guerre, sans parler du XIXe siècle. Et il ne
s'agit évidemment pas ici d'une question « d'origine », puisque les ouvriers instruits, qui
existaient par le passé, devenaient évidemment déjà des intellectuels.
«Cette question des origines est d'ailleurs un point qui mérite un commentaire
particulier. On peut supposer qu'elle trouve sa source dans la persistance du critère
aristocratique, partagée par la bourgeoisie (pour des questions plus pragmatiques
d'héritage). Mais ce critère héréditaire se maintient bizarrement dans le discours
communiste ou plus généralement de gauche. Outre le fait qu'on parle, comme on le
sait, d'« aristocratie ouvrière », ce qui n'est que rhétorique, la persistance de l'hérédité
concrète est réelle dans ces milieux. Les gauchistes étaient souvent des fils de
communistes. Le nec plus ultra étant d'être fils de résistant(s) ou mieux, en France, fils de républicains espagnols. Plus récemment, être d'origine juive, fils de déportés,
fils de réfugié d'Europe de l'est, se porte bien aussi. Bref, il semble que la culture
(politique) soit génétique et que l'élitisme ne soit pas si républicain. La honte ! »
La conséquence de cette modification du niveau culturel est surtout qu'on n'organise pas un
parti d'intellectuels comme un parti d'ouvriers. Les ouvriers travaillent comme ouvriers, et
deviennent à la rigueur syndicalistes de base, alors que les ouvriers devenus intellectuels
deviennent chefs syndicaux, permanents du Parti, journalistes ou écrivains (« d'origine
modeste » comme on le rappelle sans cesse). Or, à l'évidence, avec l'augmentation de la
scolarisation, tous les étudiants de gauche ne pouvaient pas devenir permanents de partis ou
de syndicats. Et limiter la promotion hiérarchique à ceux « d'origine prolétarienne » ne
pouvait évidemment pas marcher.
Les partis d'intellectuels, comme les groupuscules gauchistes, sont d'abord des groupes où l'on
discute beaucoup. La raison en est bien sûr que l'information est non seulement partagée
(d'abord parce que les étudiants suivent les mêmes cours !) mais que sa maîtrise sert surtout
à établir des hiérarchies. Les « contre-cours » que constituent les engagements politiques n'en
débouchent pas moins sur un classement qui n'a rien de symbolique. Ces hiérarchies ne sont
généralement pas acceptées, et des scissions en résultent. Quand tout le monde veut être chef,
c'est la guerre des chefs. On le voit, le vrai problème est la possibilité de l'égalité. Ah, nos amis
les fascistes ont bien de la chance ! En fait, même pas, comme on le sait (panier de crabes du
nazisme, FN contre MNR, et plus généralement autant de groupuscules). La raison en est la
même, les fachos vulgaires sont aussi instruits que les prolos. Quelle époque !
Bon courage à nos amis les gauchistes et leur Nouveau Parti Anticapitaliste [1]. On peut
supposer qu'ils auront les mêmes difficultés que les altermondialistes qu'ils sont, et que la
coalition avortée pour les élections présidentielles (voir Feu l'antilibéralisme).
Allô maman, bobos
Une constante amusante avec l'idéologie du PCF de 1968 réside dans l'antilibéralisme et plus
précisément dans sa version anti-libéral-libertaire. Le PCF d'alors considérait les étudiants
comme des petits-bourgeois, car le terme « libéral-libertaire » n'existait pas. Mais ça n'a pas
empêché les syndicats de ramasser le jackpot des accords de Grenelle (30% d'augmentation du
salaire minimum).
Aujourd'hui, on assiste au même rejet des vrais soixante-huitards assumés que sont
aujourd'hui les bobos. La réalité sociologique montre bien la contradiction de ce discours,
puisque les intellectuels précaires en sont réduits à être contre les bobos, qui ne sont que des
intellectuels précaires qui ont réussi. Contrairement aux apparences, ce sont donc les
gauchistes qui ont finalement rejoint le PC et non le PC qui s'est modernisé, car il est question
ici d'analyse politique et non d'expertise en fusion-acquisition.
La clef du problème est l'anti-intellectualisme (toujours forcément autocontradictoire). Le
drame du fils d'ouvrier instruit est qu'il trahit sa classe en apprenant le langage des bourgeois
et des patrons (culture et économie). On le voit, même aux États-Unis, il ne fait pas bon être
un intellectuel quand on fait de la politique. C'est évidemment aussi le cas en France et en
Europe. Les élites de droite (Bush, UMP...) et de gauche se revendiquent populaires. Il n'y a
plus que Finkielkraut pour se revendiquer de l'élitisme. Autant dire que le niveau baisse.
Maladroitement, parce qu'il régresse effectivement à l'élitisme, Finkielkraut est au moins
cohérent. Il faut le comprendre. C'est pas de chance [2]. Intellectuel issu de cette classe ouvrière
grâce à l'école républicaine et à son seul mérite, voilà-t-y pas que toute la gloire va au bling-bling et à la variété musicale. C'est à vous dégoûter de faire des efforts en classe. Juste au
moment où la génération précédente des grands intellectuels s'éteignait et où il ne restait plus
que lui et quelques camarades de promo. Il s'en trouve renvoyé au créneau médiatique du
combat contre la décadence.
Car Finkielkraut comme ses camarades communistes ou maoïstes d'alors ou d'aujourd'hui,
directement ou indirectement, refusent les conséquences de l'idéologie de gauche en faveur de
la scolarisation massive. En 68, le PCF refusait de partager les postes de permanents.
Finkielkraut voudrait que les fils d'immigrés respectent religieusement une école qui ne donne
plus des postes de professeurs, comme ceux dont sa génération de 68 a été la dernière à
profiter. Les ingrats ne se contentent pas de la culture pour la culture.
Les professeurs ne comprennent pas que la culture sert à obtenir les postes de professeurs
qu'ils détiennent pourtant (par l'opération du Saint-Esprit laïque et républicain, comme aurait
pu dire Bourdieu s'il n'avait pas ménagé sa clientèle). C'est bien la preuve que les indigènes
sont de vils matérialistes bling-blings, et même que c'est génétique, toujours selon Finkielkraut
qui a décidément de mauvaises lectures maurrassiennes. Bref, aller à l'école ne sert à rien, mais
il faut y aller quand même (pour maintenir les postes de profs). Simultanément, on affirme que
les diplômés sont moins au chômage que les autres. Ça sert ou ça sert pas ? Le message est
brouillé.
Éclaircissons un peu la question. C'est le débat Bourdieu-Boudon (deux sociologues, engeance
honnie de Finkielkraut). Statistiques à l'appui, le premier dit que la reproduction sociale
favorise les fils de bourgeois (ce qui arrange bien les fils de profs qui sont bénéficiaires du
système), et le second que seul le marché des postes disponibles détermine le succès
professionnel des diplômes. Solution : comme les fils des élites (économique et culturelle
réunies) sont majoritaires dans les universités, le carnet d'adresses des parents (naguère, on
appelait ça le piston) ouvre les portes pour les héritiers diplômés. Les autres, sauf quelques
rares exceptions (dont Finkielkraut) deviennent des petits employés surqualifiés (Besancenot
par exemple) ou des intellectuels plus ou moins précaires [3]. C'est pas si compliqué la
sociologie !
Le discours anti-bobos, qui réuni la gauche communiste, le centre, la droite et l'extrême droite
est le résultat de cet anti-intellectualisme, dont le résultat bassement matérialiste est la volonté
de se réserver des postes. J'ai déjà eu l'occasion de préciser (Le fantôme de Mai 68) que l'attaque contre les bobos, et les soixante-huitards, visait explicitement cette concurrence pour les places les plus chères :
« La génération 68 est aujourd'hui âgée d'une soixantaine d'années. Les personnes au
sommet de la hiérarchie correspondent en effet à cette génération par simple effet
d'ancienneté. On reconnaît ici les revendications de certains trentenaires qui rongent
leur frein en développant depuis quelque temps une argumentation sur ce thème,
imitant les yuppies des années 1980 qui faisaient leur plan de carrière en se voyant,
à l'époque, en haut de l'affiche à quarante ans. Mais même Nicolas Sarkozy a dû
attendre la cinquantaine pour y arriver. Et, pour les postes les plus élevés comme le
sien, il n'y a qu'une place à prendre. En outre, si les trentenaires actuels imaginent
arriver à renverser les cinquantenaires juste arrivés au pouvoir en masse aujourd'hui,
ils risquent de déchanter. Car l'arrivée au sommet de cadres encore jeunes a une
conséquence implacable. Ils y restent longtemps. Les jeunes cons qui ont développé
cette idéologie jeuniste au plus grand profit de leurs aînés viennent d'en prendre pour
vingt ans. »
La véritable question sociale présente en creux dans l'esprit 68 est de construire une
organisation sociale plus égalitaire puisque l'égalité de compétence acquise par la formation
scolaire invalide l'inégalité des conditions. C'est la conséquence du discours méritocratique
républicain (c'est-à-dire socialiste et libéral). La guerre de chefs dans les partis est une bonne
image de cette situation de tassement de la hiérarchie. Le problème central est que les sociétés
complexes actuelles exigent une qualification supérieure d'une majorité de la population. Dans
l'article cité, je dénonçais la tentative pitoyable de justifier une situation qui n'existe plus :
«L'opposition à Mai 68, stigmatise le laxisme du slogan : « il est interdit d'interdire » .
Mais au fond, cela ne voulait pas dire vraiment que rien n'est interdit. Cela veut dire
surtout qu'on doit discuter, que les citoyens sont adultes. Cela signifie aussi qu'en
démocratie, l'autorité doit se fonder sur la rationalité, sinon on régresse à la dictature,
en particulier celle de la tradition. Cela tombe bien, le niveau culturel est quand même
plus élevé qu'en 1968 (contrairement à ce que pensent ceux qui n'auraient pas le
niveau qu'ils ont aujourd'hui s'ils vivaient à cette époque). »
Il faut accepter d'être ce qu'on est : des intellectuels. Devenir bobos ou mourir. En finir avec
l'ouvriérisme ou ses substituts tiers-mondistes passéistes. Car même là où cette situation n'est
pas encore réalisée, la solution au développement passe évidemment par une meilleure
éducation. Un des problèmes du monde actuel réside précisément dans l'oubli de cette priorité
depuis les années 1980. La négligence de l'éducation des femmes du tiers-monde explique, par
exemple, la montée du fondamentalisme. Car certains programmes de développement exigent
une éducation dans la sphère familiale. L'illusion des solutions nationalistes ou locales, et le
recul de l'universalisme, peuvent même être considérés souvent comme de simples synonymes
du refus de l'alphabétisation des femmes et du maintien de cette différence sexuelle [4].
La difficulté est précisément d'être assez intelligent pour produire un modèle de société qui
corresponde simplement à la réalité et aux compétences. La référence à des modèles du passé
n'est qu'un manque d'imagination ou de méthode. C'est cet antagonisme entre le
traditionalisme aristocratique/religieux et le traditionalisme marxiste qui a connu précisément
son apogée en 1968. Il semble que certains n'arrivent pas à trouver un autre modèle en 2008,
et regrettent le bon vieux temps de la guerre froide.
La première caractéristique de la méthode intellectuelle démocratique moderne (car il y a
toujours eu des intellectuels) est la rupture avec le dogmatisme. La liberté de parole est ce qui
distingue les démocraties des dictatures. La meilleure information qui en résulte impose une
autre contrainte. Celle de hiérarchiser l'information. Internet est l'endroit où cette question se
pose actuellement. Ceux qui critiquent internet se réfèrent aux anciennes hiérarchies de
l'ancien monde (dans lesquelles ils trouvent leur légitimité personnelle, évidemment). Ce qui
est encore une stratégie anti-bobos, anti-Mai 68, et montre la collusion des frères ennemis de
la guerre froide.
Jacques Bolo
Bibliographie
Patrick ROTMAN, Mai 68 raconté à ceux qui ne l'ont pas vécu
Vasco GASQUET, 500 Affiches de Mai 68
Daniel COHN-BENDIT, Mai 68
André GLUCKSMANN, Raphaël GLUCKSMANN, Mai 68 expliqué à Nicolas Sarkozy
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