L'affaire Kerviel, de ce trader (courtier) qui a fait perdre cinq milliards d'euros à la Société
générale, est un excellent complément à mon article sur les retraites (« Réforme ou banqueroute »). On semble
parfois l'oublier, mais les investissements correspondent simplement à une mobilisation de
l'épargne par le biais des emprunts. La cause de cet oubli en est sans doute l'idée de retraite
par répartition, qui entretient l'illusion que l'on consomme immédiatement l'argent des
cotisations pour verser les prestations. Mais, évidemment, ce qui compte est le cumul des
droits. Sinon, il faudrait considérer que n'importe quelle banque donne immédiatement
l'argent que nous venons de déposer au premier client qui fait un retrait derrière nous. On se
doutait bien que c'était un peu louche ! On ne se méfie pas assez !
Plus sérieusement, la retraite par capitalisation est donc une image plus exacte de ce qui se
passe réellement. On place notre argent ou nos cotisations sur un compte pour cumuler des
intérêts, et nous pouvons retirer l'argent plus tard sous forme de rente (ou totalement). La
Bourse consiste surtout à mobiliser l'épargne des non-salariés ou des retraites
complémentaires des salariés. La seule différence est simplement entre le fait de le faire gérer
par un intermédiaire institutionnel (plus ou moins collectif) ou par un intermédiaire privé. Et
l'affaire Kerviel montre qu'il faut quand même se méfier, même quand c'est privé, puisque
nous avons vu ce qu'il en était quand c'était public.
Jeu d'argent
Les commentateurs se sont livrés à l'analyse psychologique de Jérôme Kerviel, prétendument
avide « de reconnaissance », pour expliquer les risques exagérés qu'il a pris. C'est accorder
beaucoup d'importances aux sciences humaines, alors que le recrutement des courtiers se
targue plutôt de mathématisation de haut niveau. On se demande bien pourquoi d'ailleurs.
L'impression que donne cette affaire est plutôt qu'il suffit de jouer à quitte ou double. Tant que
le crédit est illimité, on ne peut pas perdre puisqu'on peut toujours se refaire.
Jérôme Kerviel a ainsi contourné les contrôles pour avoir plus de crédit que ceux auxquels il
avait droit. Tant qu'il gagnait, ça allait. Il a même été obligé de dissimuler des gains
inexpliqués avec ses lignes de crédit officielles. Mais, dans ce genre de martingale, il faut
repartir d'une mise modeste, proportionnelle à sa capacité de surenchère (ce qui suppose un
calcul mathématique minime). Sinon on y laisse sa chemise. On peut dire qu'on fait « sauter
la banque » dans les deux cas.
Le fondement du système financier est de donner une image de la valeur des actifs. Cette
accumulation monétaire attire les convoitises. Classiquement, des aigrefins ont toujours appâté
les gogos en promettant des rendements mirifiques. On sait aussi que la bulle financière
actuelle est due aux exigences de rentabilité des investissements. Le lien entre les deux est
facile à faire. Le fond du problème est surtout l'illusion d'un rendement supérieur à la
croissance réelle. L'originalité de la situation actuelle est que tout le monde s'y est mis : les
banques publiques ou privées, les fonds de placement renommés, les fonds de pension gérant
les retraites, les collectivités locales. La compétence de mathématiciens étant censée garantir
le résultat.
Au plan global, « les arbres ne montent pas jusqu'au ciel », et la bulle va finir par éclater au
premier retournement, car la Bourse est volatile. Mais ce n'est pas très important au plan
global. Si votre capital double, puis est divisé par deux, sur le fond, cela revient au même,
puisqu'il s'agit de rétablissement de l'image des actifs. Évidemment, il peut y avoir de la casse
au passage, et certains (comme Kerviel d'ailleurs) vont y laisser des plumes.
Cavalerie et escroquerie
Le premier aspect de cette crise n'a donc pas vraiment d'importance. Mais on a tort d'accuser
le capitalisme. Le problème est commun et concerne aussi les retraites, c'est-à-dire l'épargne
en général. On avait promis des retraites qu'on ne pouvait pas payer, et qu'on augmentait
arbitrairement pour satisfaire des clientèles politiques. Nous savons que les contraintes
démographiques apparentent les promesses concernant les retraites à de la cavalerie.
L'exigence de rendement des fonds de pension s'alignait simplement sur ces critères. C'est une
escroquerie organisée au plan mondial, avec la seule excuse de la croissance à deux chiffres
dans les pays émergents. Le fait de se sucrer sur le dos des Chinois n'est pas une excuse.
Mais tout système a un coût. Et le coût du système de gestion de l'épargne réside dans les
revenus que se versent les traders et les gestionnaires de retraite pour se livrer à ces opérations
de cavaleries. Les extraordinaires primes que se versent les traders sont forcément prises sur
les fonds qu'ils gèrent. L'escroquerie se déroule donc au vu et au su de tout le monde. Et les
gogos se précipitent pour payer des voitures de sport à ceux qui leur promettent de leur faire
gagner de l'argent « pour pouvoir s'en payer une la même ». Tout ceci est d'une banalité un
peu vulgaire.
Évidemment, les traders ont bien le droit de recevoir des primes. Mais comme le mécanisme
des bulles consiste à faire monter les cours par leur propre activité (outre même la possibilité
d'ententes et de manipulations), les gains ne correspondent à rien au moment du bilan, qui
n'est pas annuel, mais correspond au moment où il faut rembourser le capital (d'où la
cavalerie). Les primes versées aux traders se payent donc sur la bête. Il s'agit d'une taxe, alors
même que de nombreux investisseurs tentent d'y échapper. Mais les impôts servent au moins
au financement de biens collectifs, au lieu servir à financer des parasites (alors même que le
discours anti-prélèvement se fonde sur cette critique des gaspillages).
Le rôle des escrocs est de faire rêver en vendant du vent. Mais dans ce cas précis, certains
auraient quand même pu trouver un peu louche que des banquiers deviennent de plus en plus
riches, se payant des primes de plus en plus élevées, alors même qu'ils prétendaient « tailler
dans les coûts pour augmenter les profits » ! On voit ici que ce qu'on paye, cher, très cher, est
avant tout un discours qui plaît à celui qui l'écoute.
Jacques Bolo
Bibliographie
Paul JORION, La crise : Des subprimes au séisme financier planétaire
Paul JORION, L'implosion. La finance contre l'économie: ce que révèle et annonce «la crise des subprimes»
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