Le mot « récession » est lâché
Après une annonce de ralentissement économique en janvier, et des contorsions pour ne pas
prononcer le mot « récession », voilà que la crise, et même le krach, sont annoncés. Les États-Unis envisagent un plan de relance de 145 milliards de dollars. L'objectif avoué est d'enrayer
la baisse de l'activité, provoquant le chômage, et finalement le krach, puisque les marchés
amplifient toujours le mouvement anticipant une récession.
Un facteur déclenchant a même été envisagé dans la fameuse affaire Kerviel, ce trader qui a
fait perdre cinq milliards d'euros à la Société générale (voir « Banque d'affaire Kerviel »). Car évidemment, même si quelqu'un d'autre a gagné ce que ce trader a perdu, un tel trou d'air désorganise le marché, en obligeant la banque en question à se recapitaliser, en amputant ses bénéfices, et en voyant
chuter le cours d'un acteur important. Le plus grave étant la perte de la fameuse confiance,
puisqu'un tel événement montre que tous les intervenants peuvent être compromis dans de
telles opérations.
Évidemment, c'est une réaction à courte vue, puisque s'il y a une récession, voire un krach, il
y aura de toute façon une reprise un peu plus tard. Les investisseurs pourraient tout aussi bien
anticiper un peu plus loin la reprise au lieu de s'arrêter à la récession. Mais le marché
fonctionne à court terme, surtout ces dernières décennies, parce qu'« à long terme, nous
sommes tous morts », comme disait Keynes, qui savait s'amuser.
À vrai dire, nous sommes tous morts à long terme de toute façon, mais le problème est plutôt
de ne pas mourir à court terme. Parce que ceux qui plongent à la bourse, spécialement pendant
un krach, risquent au moins de perdre leur chemise, ce qui équivaut à la mort économique
(même si ce qui compte c'est quand même d'avoir la santé). D'où la justification du court-termisme. Car quand on est mort, on est mort. Enfin, pas vraiment si c'est seulement une
mort économique et si on a toujours la santé. C'est la limite des analogies. On peut toujours
rebondir. Et même faire de bonnes affaires au passage si on n'est pas celui qui y a laissé sa
chemise, d'où le fait qu'on préfère se mettre à l'abri... d'où le krach si tout le monde veut faire
pareil.
Crise de croissance
C'est le problème avec les économistes. Comme ils ne savent pas expliquer, ils finissent
toujours par nous raconter de belles histoires, parfois très drôles, qui plaisent beaucoup aux
hommes politiques, qui vont les raconter à tout le monde. Mais finalement, il faut constater
que cela n'aide pas à comprendre. Le meilleur exemple de cette situation est le film d'Al Ashby,
Bienvenue Mister Chance, ou un jardinier un peu ahuri finit par influencer les puissants avec
ses aphorismes horticoles.
Le problème fondamental de ces dernières années est que la belle histoire dominante était la
théorie de la croissance. Les temps anciens étaient plus incertains. Sans doute le relatif
optimisme actuel est-il dû à la fin de la précarité médicale qui marquait les siècles précédents.
La santé c'est important. Depuis le XIXe siècle, la science et la technologie garantissaient le
progrès des connaissances et de leurs applications. Les systèmes de protection sociale
garantissaient une sécurité financière, plus ou moins parfaitement selon les pays. On avait fini
par considérer comme normal cette sécurité.
Restait donc la croissance pour résoudre tous les problèmes résiduels. Il y moins d'un an,
justement, Nicolas Sarkozy a été élu en promettant la croissance, qu'il irait chercher au besoin
avec les dents (qu'il a longues, c'était donc du tout cuit). En plus, le même pensait qu'il avait
la baraka. Et boum, guère plus de six mois plus tard, la hausse du pétrole et des matières
premières, la crise, le krach même. Dans le passé, quand ça allait moins bien que prévu, on
disait que « c'était dû à l'héritage ». Et ce gouvernement nous fait d'ailleurs le coup de la faute
aux 35 heures. Mais là, on ne pense même pas que c'est de la faute au gouvernement. On
invoque bien mollement la faute aux cadeaux fiscaux qui privent de marges de manoeuvre.
Mais, sans vraiment de conviction. Non, finalement, c'est plutôt la scoumoune. Et on ne se
réjouit même pas des ennuis de Sarkozy, parce qu'on est tous dans la merde jusqu'au cou (et
il n'y a que Carla Bruni qui dépasse).
Jouer la baisse
L'erreur des économistes, des politiques qui les écoutent, et des citoyens qui les croient, est
précisément dans cette idée de croissance. On ironise sur ces imbéciles d'écologistes avec leur
décroissance. C'est une grave erreur de théorie économique de ne pas envisager la
décroissance. Elle est particulièrement stupide de la part des intervenants à la bourse qui ont
pourtant l'habitude de jouer à la hausse autant qu'à la baisse.
L'idée fondamentale est de ne pas considérer la décroissance comme une lubie d'écolos, mais
comme une situation économique normale, prise en charge par la théorie économique
normale. Il faut arrêter avec le cinéma altermondialiste selon lequel « un autre monde est
possible » (voir « Un autre monde n'est pas possible »). Il n'y a qu'un seul monde. Mais il faut évidemment prendre tout en
compte, la croissance comme la décroissance.
De toute façon, il va bien falloir prendre en compte l'épuisement de certaines ressources. Pour
le pétrole, ce qui risque de se tarir est l'existence de gisements aisément accessibles. Il va donc
bien falloir intégrer le renchérissement, donc la baisse du pouvoir d'achat, qui va se répercuter
sur les autres secteurs. J'ai aussi déjà envisagé (voir « Quelle décroissance ? ») la baisse de la population dans les pays développés, et sans doute celle dans les pays émergents du fait de l'augmentation de niveau de vie local.
Il existe également des « relais de croissance ». Mais ça a toujours été le cas. La croissance
dans un certain secteur a compensé la décroissance dans une autre. L'exode rural a vu la
croissance des villes au détriment des campagnes. Et au final, ce qu'on appelle la croissance
n'est que le solde entre les croissances et les décroissances. L'idée que ce solde doive toujours
être positif est une vue de l'esprit. La seule croissance stricte est celle des connaissances et de
leurs applications techniques. Il n'est pas dit qu'il doive en résulter une croissance de
l'activité. Au contraire, puisque précisément un des buts de la croissance technologique est de
faire baisser les coûts de production, donc le travail nécessaire, donc les revenus du travail,
donc la consommation. Le problème est de découpler l'économie de la croissance.
On peut faire confiance aux économistes contemporains, dont les compétences mathématiques
ont été poussées à leur comble, pour savoir généraliser leurs modèles à la décroissance. À la
base, ce ne doit pas être si difficile pour un mathématicien de prendre en compte les nombres
négatifs, ou même, encore plus banalement, d'éliminer le préjugé méthodologiquement inutile
de devoir obtenir seulement une fonction croissante. Comme la plupart des grandes
découvertes, il suffit parfois de donner simplement une bonne orientation pour produire le
résultat attendu.
Fin du chacun pour soi ?
La situation économique actuelle est radicalement nouvelle. Pour un individu, une entreprise,
un État, le but est plutôt que le solde soit positif, pour lui. Et donc, de se tirer d'affaire quand
les autres plongent. Mais, précisément, la mondialisation et la conscience écologique signifient
concrètement qu'on a pris conscience que le monde est fini et interdépendant. Le
multilatéralisme signifie également que les états commencent à traiter d'égal à égal.
L'économie devient réellement globale. La théorie économique ancienne était simplement une
forme un peu compliquée de micro-économie. La véritable macroéconomie n'est pas
l'économie nationale, mais l'écologie globale.
La signification économique des super-salaires des patrons correspond simplement au fait que
certains essaient de mieux se protéger (voir « Retraites : Réforme ou banqueroute » & « Augmentez les patrons ! »). Ce qui n'est pas
vraiment une nouveauté. Ces super-salaires choquent beaucoup ceux qui essaient pourtant,
à leurs différents niveaux, de faire de même. Car les différences mondiales sont évidemment
aussi fortes que les différences locales. De plus, ces énormes montants ne constituaient pas
vraiment une consommation, mais un capital, une réserve, qui était investie dans les pays
riches, et profitait indirectement à ceux qui en ramassaient les miettes. C'est d'ailleurs cela
aussi la signification de la tentative d'attirer ces super-riches par des exonérations fiscales.
C'est beaucoup plus clair.
Moitié par accumulation des jalousies, moitié par formalisme (les primes en cas de mauvaise
performance discréditent l'argument du mérite), la question s'est posée de plus en plus de la
limitation de ces situations jugées anormales. Chiffre à l'appui, on remarque un déséquilibre
grandissant au profit du capital (dividendes versés aux actionnaires) au détriment du travail
(des salaires). Apparemment, on ne semble pas faire le lien avec le versement des retraites par
les fonds de pension, ni avec le fait que les dividendes et les retraites sont aussi des revenus
qui aboutissent à la consommation, donc à l'emploi. Bref, la globalisation économique totale
risque d'entraîner quelques désillusions si le résultat consiste à vouloir déshabiller Pierre pour
habiller Paul. La globalisation aboutit à la l'identité économie-écologie.
L'interdépendance globale, en cas de crise, doit plutôt s'envisager sur le modèle (l'analogie)
du canot de sauvetage. Quand les ressources sont limitées dans un espace limité, il va falloir
envisager quelque chose comme le rationnement. On peut évidemment, comme jusqu'à présent,
espérer le retour de la croissance, mais que se passe-t-il en cas de récession globale ? Dans ce
genre de situation, si les passagers de première classe entendent conserver leurs privilèges
(une plus grande part des vivres), ils risquent plutôt de passer eux-mêmes à la casserole si les
secours tardent à venir.
Consommer moins et mieux
Il semblerait néanmoins que ce qui est demandé aux patrons est une augmentation des salaires
dans les pays développés plutôt que de ceux des pays à bas salaires où sont délocalisées ces mêmes
grandes entreprises. Les altermondialistes s'inquiètent pourtant beaucoup des conditions de
travail en Chine. Mais il semble qu'il faille seulement relancer la consommation dans les pays
riches ! Les personnes qui considèrent qu'il faut que les Américains se limitent, qu'ils
abandonnent leurs 4x4, ou à la rigueur les Allemands leurs Mercedes, semblent considérer que
le Clios et les Puntos sont généralisables à toute la planète. Il est admis que ce n'est pas le cas
dans les conditions actuelles, et il en est de même dans de nombreux domaines (eau, pêche,
matières premières, etc.).
Le but n'est pas de travailler plus, pour gagner plus, pour consommer plus. On ne consomme
pas pour faire plaisir aux commerçants, pour faire marcher l'économie, et pour faire plaisir au
gouvernement. La relance de la consommation est fondamentalement une erreur (une crise
des subprimes généralisée). Il n'est plus nécessaire de démontrer que le but n'est pas de
consommer plus. Aujourd'hui, la conscience écologique est suffisante. Le seul problème est une
adaptation de la pensée économique à cette réalité.
Une piste préférable est celle des économies d'énergies (envisagée dans le Grenelle de
l'environnement). Mais la conséquence est bien une diminution de la consommation. Il est
absurde de prétendre se lancer dans ces nouveaux secteurs si le but est de trouver de nouveaux
marchés, accroître les bénéfices, et au final pouvoir consommer plus. C'est effectivement
possible, au moins à moyen terme, pour le pays qui se serait lancé le plus efficacement dans
ce secteur. Mais ce n'est pas le cas de la France pour le moment.
En tout état de cause, un premier effet des économies d'énergie est bien une diminution de la
consommation, de pétrole surtout, avec une conséquence immédiate sur ce secteur. Il s'agit
d'ailleurs banalement d'une augmentation de la productivité causant une économie de
matériaux, d'énergie et d'emplois. Comme je l'ai déjà signalé (« Malthusianisme écologique ou démographique ? »), si cette économie
est compensée par une consommation supérieure dans d'autres domaines, elle s'annule. Il faut
donc admettre une réduction du pouvoir d'achat correspondante. Dans un premier temps, elle
peut correspondre à une capitalisation (augmentation des cotisations retraites, destinées à
l'investissement et non à la consommation) pour financer ces économies d'énergie.
Le but n'est pas une baisse du confort, fondée sur des restrictions, comme le proposent en
général les écologistes. Cette éventualité ne concerne que les cas de pénurie. Le but est de
déclencher un cercle vertueux de décroissance. Une amélioration de la productivité permet de
travailler moins. Une consommation plus raisonnable permet d'abord de mieux répartir les
richesses. Ce qui peut avoir pour effet de supprimer la course à la consommation ostentatoire.
Si le but est de chercher à consommer mieux au lieu de consommer plus, les énergies mêmes
de ceux dont le métier était de pousser à la consommation peuvent se réorienter vers cette
réduction elle-même. Même Nicolas Sarkozy pourrait alors militer pour le « Travailler moins,
pour consommer moins », car nous pouvons lui reconnaître le mérite réel de savoir s'adapter.
Jacques Bolo
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