Lobbying
A la veille de la visite de Nicolas Sarkozy en Algérie, le ministre algérien des anciens
combattants, Mohamed Chérif Abbès, a évoqué les liens de Nicolas Sarkozy avec un « lobby
juif ». Évidemment, cela a provoqué un tollé en France et embarrassé le pouvoir algérien, en
désamorçant la crise annoncée du rappel de la question de la colonisation et des massacres de Sétif. Disons que ça a
au moins servi à quelque chose pour une fois. Encore qu'on puisse penser que ce genre de
scandale a toujours une fonction de ce genre. Les extrémismes étant toujours utilisés pour
discréditer l'adversaire. Mais cela ne sert à rien de jouer à se faire peur ! Tout le monde sait
bien que les hommes politiques sont partout les mêmes. Et l'Algérie n'étant plus un
département français, cette déclaration était surtout à usage interne (pour réaffirmer cette
indépendance, toujours problématique), car l'influence d'un ministre des anciens combattants
n'est pas très importante à l'étranger.
Mais la question du « lobby juif » est récurrente. En France, elle est considérée comme une preuve d'antisémitisme, sans doute par assimilation à l'évocation d'un « complot juif », ou au fameux classique de la littérature antisémite : Le protocole des sages de Sion (faux tsariste sur un prétendu complot juif, voir Wikipédia). Mais un lobby n'est pas un complot (qui fait d'ailleurs originellement référence à un cadre politique dictatorial où le pouvoir opprime la majorité en détournant, précisément, l'attention sur des minorités ou des meneurs).
Dans le cas du ministre algérien, il ne fait aucun doute qu'il vise un lobby pro-israélien. Faire
semblant de croire que cela correspond à l'antisémitisme chrétien de l'époque de l'affaire
Dreyfus ou à l'antisémitisme nazi est simplement de la mauvaise foi. Mais une mauvaise foi
d'un nouveau genre, puisqu'elle ne trompe évidemment personne (sauf peut-être certains
imbéciles ignorants de l'histoire – mais en France, c'est quand même difficile), bien que
presque tout le monde joue à ce jeu auquel personne ne croit.
Dans le meilleur des cas, on se dit sans doute qu'il vaut mieux en faire trop que pas assez. Mais,
outre le fait qu'il ne faut pas trop crier au loup, la plupart s'écrasent de peur de se voir accuser
de complicité. Alors toute la presse fait chorus et joue les fausses vierges effarouchées. Il n'y
a pas des conneries que sur Internet : la presse a une longue tradition en la matière. Le
problème est plutôt une question de compétence. Mais il est vrai que la question est difficile.
Et bien peu maîtrisent ce sujet glissant. La démocratie a cet inconvénient que les citoyens ont
le droit à la parole, qu'ils veulent bien faire, mais que la plupart feraient mieux de la fermer
plutôt que dire n'importe quoi [1].
En France, le lobby pro-israélien a pris le pas sur le lobby pro-arabe, qui constituait ce qu'on
appelait naguère la « politique arabe de la France » [2]. Dans ce cas, par contre, il est possible que les plus jeunes ne soient pas au courant. Même si les Français ont toujours été engagés
auprès d'Israël, au moins du fait de la nombreuse communauté juive de France, des liens issus
de la colonisation au Maghreb, mais aussi au Liban, en Irak, en Égypte, sur le plan politique
et culturel (archéologiques en particulier) unissaient la France aux pays arabes. La France en
retirait un intérêt économique. Et il était souvent difficile de ménager la chèvre et le chou. La
balance tend à pencher du côté israélien aujourd'hui.
Il ne fait aucun doute qu'un sous-entendu antisémite peut exister dans l'expression « lobby juif ». Mais le fait d'éviter le sujet ne va pas améliorer la compétence pour parler de ces questions. Mais ce n'est pas la vraie question. En France, tout spécialement à gauche, cette expression subit surtout la condamnation du terme « lobby ». Et c'est précisément là que le bât blesse. D'autant qu'à gauche, on peut souvent parler
d'un « lobby juif américain » sans que cela pose trop de problèmes. Faudrait-il donc croire le
couplet sur l'anti-américanisme (voir « De l'anti-américanisme français ») ou sur l'antisémitisme des Français ?
J'ai déjà montré en ce qui concerne la gauche, que la présence de nombreux juifs
dans les instances dirigeantes du PS, au moment même où cette légende antisémite française
sévissait outre-Atlantique, ridiculise le propos [3]. Seule l'obsession anti-quantitative (voir « Lobby noir ») et anti-communautariste permet ce déni imbécile de la réalité pourtant observable matériellement (et connue de tous). Au moins sur ce plan des juifs au PS, on devrait être obligé d'accepter la distinction entre antisionisme et antisémitisme. On peut dire que la
politique de la gauche est antisioniste (ce qui est faux), mais on ne peut pas dire qu'elle est
antisémite, ni indulgente à cet égard. À moins de soutenir explicitement que Fabius, DSK,
etc., sont antisémites (comme on l'a dit de Morin, voir « Edgar Morin n'est pas antisémite »), ou des sortes
d'oncle Tom. Que ce soit la droite qui le dise (ou le laisse dire) est franchement risible et
contraire à l'intérêt national (sauf s'il s'agit de décrocher un marché dans les pays arabes). Que
la gauche le laisse dire est incompréhensible et montre son indigence intellectuelle.
En ce qui concerne les Américains, en tout cas, le terme lobby n'a pas cette connotation
négative. Et tout le monde sait qu'il existe toutes sortes de lobbies aux USA. Celui qui
prétendrait qu'il n'existe pas de lobby juif en Amérique se discréditerait définitivement en
terme de sciences politiques. Faut-il donc penser qu'il ne peut pas, ni ne doit pas, exister de
lobby juif en France.
Communauté et association
Le tabou contre l'expression « lobby juif », par crainte de l'accusation d'antisémitisme, relève
essentiellement de la condamnation traditionnelle contre les groupes de pression organisés.
En France, la politique semble conçue comme légitime seulement quand elle est exercée par
la représentation parlementaire. Sans doute est-ce une conséquence, d'une part, de la référence
fondatrice de la Loi Le Chapelier, sous la Révolution française, qui interdisait les corporations, et d'autre part, de l'interdiction des congrégations religieuses (de 1880 à 1905) dans le cadre de la séparation de l'Église et de l'État. La conséquence concrète se manifeste de nos jours par le refus du communautarisme (considéré d'ailleurs comme américain, ou anglo-saxon en général).
Mais, évidemment, cette conception confuse, mélangeant les époques, ne correspond
absolument plus à rien. L'événement fondateur devrait être plutôt le principe de l'abolition de
la loi Le Chapelier, sous Napoléon III, qui légalise donc le droit d'association. La gauche devrait
être au courant, puisque c'est ce qui autorise les syndicats [4]. Et plus généralement cette liberté
d'association, politique en particulier, est constitutive de la démocratie. Mais il est vrai que le
républicanisme ambiant semble considérer la démocratie comme antisémite, selon la
conception de Sorel (avant qu'il le devienne lui-même).
Les juifs, les chrétiens, les musulmans, les francs-maçons, les femmes, les gays, les Noirs, les
syndicats, les partis, etc., ont le droit de s'associer pour défendre leurs intérêts ou leurs
convictions. La politique n'est pas réservée aux seuls députés. D'ailleurs, la gauche devrait
reconnaître aussi que sa pratique n'est pas confinée dans le seul parlement. Elle le reconnaît
quand ça l'arrange.
Le pétainisme latent ou explicite correspond concrètement à la négation de cette pratique
pluraliste d'admettre des corps intermédiaires. Il s'agit d'une incapacité à assimiler la réalité
démocratique. Le pétainisme/fascisme correspond à ce système qui régresse à la représentation
politique d'un lien féodal entre le citoyen et le chef, direct ou par l'intermédiaire d'une
hiérarchie pyramidale. Le modèle militaire qui a présidé aux débuts de la république conduisit
au nationalisme. Le communisme lui-même minorait les luttes spécifiques (femmes,
antiracisme, antisémitisme, etc.) appelées contradictions secondaires qui devaient être résolues
par le traitement des contradictions principales (la lutte des classes).
Dans le domaine religieux aussi le pluralisme correspond à la réalité. Le principe maurrassien
d'homogénéité raciale ou religieuse, sur le principe « cujus regio, ejus religio » (imposant la
religion du prince) peut, à tout moment, aboutir logiquement au génocide. Pour
l'antisémitisme, cette question avait été posée précocement par Bernard Lazare (un des
premiers défenseurs de Dreyfus). Son texte (voir Contre l'antisémitisme) fait précisément référence à la Saint-Barthélémy, anticipant la Shoah, dans le débat qui l'opposait à Drumont.
Figures de l'analogie conspirationniste
Le problème est que, paradoxalement, ce refus du communautarisme ou du lobbying peut
même avoir des conséquences entretenant l'antisémitisme. Ainsi, l'antisémitisme traditionnel
peut être considéré comme latent et constant, sous la forme de l'obsession journalistique
annuelle (dite « marronnier ») qui fait ses gros titres sur les francs-maçons. Chacun sait que
le pétainisme visait autant les juifs que les francs-maçons. Dire annuellement que les francs-maçons sont partout, qu'ils tirent les ficelles dans l'ombre, qu'ils constituent une société
secrète, peut être une façon détournée de dire la même chose des juifs. Si on parle de
connotation antisémite à propos du « lobby juif », on peut envisager aussi une telle
connotation déguisée dans le cas des francs-maçons.
Les intellectuels sont très attentifs aux symboles, mais la plupart du temps, ils sont incapables
de décoder ceux qui ne sont pas les symboles officiels, académiques : les clichés quoi ! Alors
que ceux qui ne sont pas des intellectuels peuvent reproduire ici le schéma pétainiste qui met
les juifs & les francs-maçons dans le même sac. Et apparemment, ce marronnier plus
qu'ambigu n'inquiète pas les journalistes de news-magazines pourtant si sourcilleux et qui en
font leurs choux gras sans se poser de questions.
Il n'est pourtant pas question de penser que les intentions de la plupart des journalistes sont
antisémites sous la « figure » des francs-maçons. Si on utilisait leur mode de raisonnement,
on pourrait leur attribuer des intentions qu'ils ne se gênent pas pour attribuer aux autres. Ce
que le sociologue Paul Lazarsfeld appelait une « critique généreuse » incline à l'indulgence.
Mais la récurrence de cette thématique dans les médias, peut indiquer une forme de symptôme
compulsif signalant un problème.
Sur ce point spécifique, si la franc-maçonnerie développe la pratique essentiellement culturelle
qu'elle revendique, il n'y a pas de raison de maintenir une tradition ésotérique qui entretien
la suspicion et la persistance implicite de la notion de complot. Des cas concrets de
malversations favorisées par le secret renforcent évidemment le fantasme. Ce sont évidemment
des dérives de ce genre qu'on s'entend à voir révélées dans les marronniers journalistiques. La
solution est évidente. Toutes les associations ou les lobbies doivent agir au grand jour et se
revendiquer comme tels.
Multi-lobbying
Admettons donc généreusement que les pétainistes honnêtes partagent cette critique pourtant
républicaniste (sachant que le pétainisme méprisait la République). Ils doivent admettre cette
solution et sortir de leur schéma fasciste, partagé par les jacobins archaïsants. D'ailleurs, selon
le principe coluchien « blanc, normal », incitant au décentrement relativiste minimal, il faut
bien admettre que ceux qui prétendent refuser les lobbies appartiennent simplement au « lobby catho », au « lobby facho », au « lobby coco », au « lobby jacobin ». Leur principe
erroné est simplement de se fonder implicitement sur le parti unique.
L'alternative est bien l'existence démocratique de contre-pouvoirs, du pluralisme, de la liberté
d'association. Il résulte du droit d'association un éclatement de fait des strictes oppositions de
classes sur le seul critère économique. Les femmes, les Noirs, les gays, les juifs, peuvent être
riches ou pauvres, de droite ou de gauche. Dans le cas des juifs, ce qui peut les unir est la
défense d'Israël, encore qu'il existe des juifs pro-palestiniens. Mais il existe bel et bien des juifs
de droite et des juifs de gauche. Il existe un lobby juif de droite et un lobby juif de gauche. Et
contrairement à ce qui se dit en France, il semble bien d'ailleurs que le lobby juif de gauche soit
le plus important aux États-unis.
Ce point est d'autant plus intéressant qu'il s'est manifesté au cours d'une affaire récente ou le terme « lobby juif » a été prononcé par Raymond Barre, peu avant sa mort, ce qui lui a valu la stigmatisation habituelle. Comme je le disais alors (voir Mistigrisation) : « [Barre] vise les juifs de gauche, qui auraient essayé de circonvenir les juifs de droite dans une période préélectorale. » Les juifs sont donc comme tout le monde (pour ceux qui en doutaient), et leur lobbying consiste comme les autres à essayer en premier lieu à réunir leurs troupes et à diviser celles de l'adversaire (ici, d'autres juifs).
Une conséquence pour ce cas précis pourrait être d'ailleurs une instrumentalisation d'Israël
pour défendre des intérêts politiques (de droite ou de gauche), au détriment même des intérêts
israéliens invoqués en jetant de l'huile sur le feu. Car le but d'Israël devrait être d'abord de
parvenir à vivre en paix avec ses voisins. C'est un phénomène fréquent que ceux qui ne sont
pas sur le terrain soient plus extrémistes, au mieux par mauvaise conscience (mais on peut
envisager d'autres intentions).
La politique consiste souvent à faire de nécessité vertu : « Quand ces événements nous
dépassent feignons d'en être les organisateurs ». Il ne peut pas ne pas y avoir de lobby. Il
existe des intérêts différents. Le principe démocratique est simplement d'agir au grand jour et
de mettre les cartes sur table. Seul le secret tend à transformer le lobby en complot. Ce qu'il
nous faut, c'est beaucoup de lobbies qui se contrebalancent et qui se tolèrent mutuellement,
sur le modèle classique du pluralisme religieux (Voltaire) et politique (Montesquieu,
Tocqueville).
Certains de ceux qui « ne veulent pas entendre parler » de lobby juif, de lobby noir, de lobby
arabe, de lobby féministe, de lobby gay, etc., ne veulent pas, en fait, entendre parler de droit
à la différence. D'autres, plus tolérants en principe (y compris quand ils font eux-mêmes partie
d'une minorité), ne savent tout simplement pas gérer cette nouvelle situation où l'homogénéité
culturelle ancienne n'est plus la règle. Ils savent s'opposer à l'idéologie dominante, mais en
sont orphelins quand elle s'estompe. Aujourd'hui, ils vont devoir choisir leur camp. Car la
mondialisation ne leur laisse plus la possibilité de se croire toujours dans un monde qu'ils
croyaient homogène simplement parce qu'il était constitué d'environnements clos.
Jacques Bolo
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