Benjamin Franklin (ou est-ce Thomas Jefferson ?) a dit un jour que « Tout le monde a deux pays,
son pays et la France ». Aujourd'hui, qu'on le veuille ou non, tout le monde a deux pays,
le sien et les États-Unis d'Amérique. L'influence française était plutôt littéraire par le passé. L'influence
américaine est surtout médiatique, d'abord par le cinéma, puis par la télévision. Les seuls pays qui
ne subissent pas cette influence sont ceux qui s'isolent autoritairement, ou dont le cinéma
local reste majoritaire, comme l'Inde.
La notion d'anti-américanisme n'est pas vraiment crédible. Les Américains se demandent
pourquoi on ne les aime pas. Ils ont tort. Tout le monde aime les Américains. Le chanteur
Mouloudji [1], dans les années soixante, précisait qu'il préférait surtout les Américaines.
L'information est utile pour toutes les Américaines qui se trouvent trop grosses, ou trop
décalées par rapport aux canons de la mode, ou pour tous les jeunes Américains boutonneux (nerds) qui se
trouvent exclus. Car dans la plupart des pays du monde, l'idéal n'est pas d'être footballeur
américain ou pom-pom girl.
Plutôt que d'assassiner vos camarades ou de vous épuiser en régime et de payer de coûteuses et dangereuses opérations de chirurgie esthétique, vous savez maintenant ce qui vous reste à faire. Le monde vous attend. Le monde vous aime. Ceux qui disent le contraire vous mentent.
Centre / Périphérie
D'où vient donc cette impression négative qu'on appelle « anti-américanisme » ? Il est bien évident qu'elle contient une part de vérité. Il ne s'agit pas de jalousie envers la richesse, comme on le pense souvent. Même si cette possibilité d'envie existe, elle concerne davantage, pour chaque pays, les riches locaux.
Mais depuis le début du XXe siècle, l'Amérique est devenue progressivement le centre du
monde. Tous les pays du monde s'en trouvent provincialisés. La situation est donc celle de
la relation entre la capitale et la province, entre les grands pôles culturels et les trous
perdus. Le sentiment prétendument anti-américain est donc le même que celui qui existe
envers New York, Washington, ou L.A., de la part des Américains eux-mêmes. S'il existe
une jalousie dans le monde envers les Américains, c'est celle des élites locales, des
intellectuels locaux, qui savent qu'ils ne sont plus le centre de leur petit monde.
La forte émigration vers les États-Unis montre bien qu'il n'y a pas d'anti-américanisme, puisqu'on émigre de tous les pays. Cette immigration correspond simplement à celle vers la capitale. Ceux qui émigrent sont ceux qui veulent être au centre du monde. Au pire, la rancoeur de certains revendique une sorte de fédéralisme ou de pluralisme culturel. Volem viure [e trabalhar] al Païs (Slogan régionaliste occitan : « Nous voulons vivre [et travailler] au pays »). On n'est pas obligé de monter à la capitale pour réussir. Mais c'est bien la capitale qui vole la vedette à tout le monde.
Anti-américanisme français ?
La France, tout particulièrement, en tant qu'ancien centre du monde, est particulièrement
concernée par ce phénomène. Les Français qui se disent si républicains et si égalitaristes en
sont réduits à considérer les Américains comme des nouveaux riches ou des roturiers qui
ne savent pas rester à leur place. Mais personne ne peut y croire vraiment, puisque la monarchie
n'est pas la référence. Ce qui en reste est simplement un vocabulaire désuet et quasiment
neutralisé (une « suite royale » est facilement remplacée par une « suite
présidentielle »).
Ce qui persiste réellement en France est seulement une revendication un peu trop affirmée (pour être honnête) des terroirs, de la bonne bouffe, de l'exception culturelle, voire du « paradoxe français » en gastronomie
(encore que je soupçonne les Américains d'avoir diffusé cette rumeur pour que les Français se gavent comme des oies).
Mais même les vignerons ne croient plus aux terroirs dont ils se disent si fiers. Quand ils
adoptent les appellations génériques en usage aux USA (Merlot, Cabernet, Syrah...), sous le
prétexte marketing imbécile que les Américains ne distinguent pas les subtilités françaises,
ils se tirent une balle dans le pied. Évidemment que les étrangers ne les distinguent pas !
Mais, c'est comme l'art moderne, ça s'apprend. Et une fois apprises, les vins français
n'auraient plus de concurrence. C'est cela le problème. Au fond, les Français ne croient plus
à l'éducation. Ils croient que la culture est innée. Les républicains sont devenus
monarchistes par manque de confiance en la valeur de la qualité de leur travail.
Politique
La question de l'anti-américanisme politique est plus ambiguë. L'anti-américanisme de droite correspondait traditionnellement à l'antimodernisme antidémocratique. Les États-Unis étaient considérés comme des adeptes d'un melting-pot supposé égalitaire. Le début du vingtième siècle français et européen était aristocratique et réactionnaire. Aujourd'hui, les réactionnaires de droite semblent s'être aperçus que l'Amérique n'était pas si égalitaire. C'est pour cela qu'ils sont devenus proaméricains.
L'anti-américanisme de gauche, justifiait son anticapitaliste par la nature raciste des USA. Il ne faut pas oublier que cette question raciale, avec la thématique anti-impérialiste, était la question centrale dans l'idéologie communiste jusqu'aux années 1970. Et plus généralement, le capitalisme n'était pas l'empire du bien. Seul le discrédit récent du communisme a inversé la donne. On semble l'avoir oublié, en peu de temps, c'était une autre époque.
Mais la démocratie n'est pas rétroactive. Contrairement à ce qu'on semble penser aujourd'hui, l'Amérique raciste jusqu'à la fin des années soixante n'était donc pas démocratique. Et les antiracistes n'étaient pas anti-américains. À moins de considérer que la nature de l'Amérique est d'être raciste.
Mais ici aussi, le terme « anti-américain » n'est pas approprié. Le fond du problème est
fondamentalement le droit de critique. Les États-Unis, si attachés à la liberté d'expression,
au point de tolérer un parti nazi, ne semblent pas tolérer la moindre critique à leur égard.
Comme j'ai eu déjà l'occasion de le dire (voir « Démocratie réelle et démocratie formelle »), l'argument semble dire que puisque c'est la démocratie, il faut donc fermer sa gueule. À ce compte là, beaucoup de pays sont démocratiques ! Le communisme le plus stalinien s'appelait d'ailleurs « démocratie populaire ». Démocratie + populaire : plus démocratique, tu meurs ! D'ailleurs, on pouvait mourir si on ouvrait démocratiquement sa gueule.
Bizarrement, cette conception actuelle de la démocratie correspond justement à la situation stalinienne, où l'on n'avait pas le droit de critiquer ce qu'on appelait « la patrie des travailleurs ». Aujourd'hui, on n'aurait pas le droit de critiquer la démocratie américaine, puisque c'est « la patrie de la démocratie ». Nous venons de voir que ce n'était pas le cas. S'il ne s'agit pas d'exiger la perfection, pourquoi l'exiger en Union soviétique. Il s'agit d'avoir le droit de dire qu'il y avait des camps en URSS et du racisme aux USA. Les Américains qui argumentent toujours de la prise de ses responsabilités (c'est un peu fatigant) devraient cesser de dire que c'est la faute des autres s'ils ont mauvaise réputation.
Histoire
J'ai déjà réfuté l'argument selon lequel il faudrait être reconnaissant aux (seuls) Américains pour la libération de la France (voir « Les bienfaits de la colonisation »). L'Amérique est entrée en guerre le 7 décembre 1941 après Pearl Harbour. Ce qui lui fait un point commun avec l'URSS qui a attendu d'être attaquée par l'armée allemande. Les contemporains n'ignoraient d'ailleurs pas le rôle de l'armée Rouge. La contribution à la défaite du nazisme n'est donc pas une question de démocratie, ni dans un cas, ni dans l'autre.
Ce qu'on appelle « anti-américanisme » dans les années 1950-1970, concerne la guerre froide. Contre le véritable « empire du mal » qu'était le nazisme, il était plus facile de choisir son camp. Au cours de la guerre froide, on pouvait essayer de rester en retrait ou choisir au coup par coup. L'opposition à la politique du gouvernement américain n'était pas plus anti-américaine que l'anti-stalinisme n'était anti-russe. Un pays comme les USA qui a chassé Charlie Chaplin pour communisme n'a pas de leçon à donner. Le soutien aux dictatures, la guerre du Vietnam, la répression de la lutte pour les droits civiques des Noirs, l'implication des États-Unis dans le putsch du Chili (le 11 septembre 1973), etc., n'ont pas amélioré la réputation américaine à cette époque. Une partie des critiques était évidemment manipulée par les communistes. Mais elles ne relevaient pas de l'anti-américanisme. Ou alors, « l'anti-américanisme primaire » était simplement synonyme de « partisan du communisme ». Ce qui n'a donc aucun intérêt (It's a free country!).
La question récente de ce faux anti-américanisme concerne l'opposition à la guerre du Golfe.
Considérer qu'elle était une erreur ou une faute n'a rien à voir avec de l'anti-américanisme.
Entre 2003 et 2008, cette guerre a sans doute tué plus de monde que Saddam Hussein en
quarante ans de dictature. On peut raisonnable penser que le bilan de Georges Bush n'est
pas plus « globalement positif » que celui du communisme.
Cet épisode nous permet de découvrir le sens de « l'anti-américanisme ». Les deux guerres d'Irak ont montré les conséquences de la démagogie anti-ONU ou anti-organisations internationales, identifiées aux USA à une sorte de complot anti-américain. Cette démagogie isolationniste est l'équivalent de la démagogie anti-Union européenne en France. Point de ressemblance entre la France et les États-Unis qui révèle la même incapacité au dialogue égalitaire, et la même conception de puissance nationaliste et chauvine complètement égocentrique.
Une solution démocratique aurait été de contribuer à renforcer les institutions internationales, en particulier le Tribunal pénal international, dont George Bush Jr a refusé d'admettre l'autorité en ce qui concerne les USA. Des dictateurs comme Saddam Hussein auraient pu éventuellement y être jugés, et le renforcement de cette autorité aurait constitué un moyen d'influer sur la démocratisation d'autres pays. Cette occasion manquée a indiqué au monde entier que seule la force compte et invité les dictateurs à se renforcer pour échapper au sort de Saddam. Et les USA pourraient eux aussi relever de cette juridiction pour leurs exactions en Irak.
Si l'anti-américanisme signifie l'opposition à la politique du gouvernement américain, OK,
il y a beaucoup d'anti-américains, y compris aux États-Unis. Cette conception était déjà celle
du maccartisme. Mais les citoyens des autres états ne sont pas obligés de soutenir la
politique du gouvernement américain – spécialement, d'ailleurs, quand leur propre
gouvernement ne la soutient pas. Cela relèverait d'une absence de patriotisme que certains
semblent pourtant exiger des Américains. Finalement, il semblerait bien que le
gouvernement américain considère aussi que « tout le monde à deux pays, le sien et les
États-Unis ». Mais la démocratie dont il se revendique exigerait alors de prendre en compte
l'avis des citoyens du monde (ou de truquer les élections sur une plus grande échelle).
Culture
Comme j'ai eu la chance de naître dans une ville française avec une mairie communiste [2],
j'ai pu voir des films des pays de l'Est en plus des films américains. Comme j'aime le
cinéma, je suis donc devenu naturellement proaméricain et prorusse (et aussi projaponais,
prosuédois, etc.). Je peux donc comprendre le président français, Nicolas Sarkozy, quand
il déclare sa flamme à la culture américaine. C'est le cas de beaucoup de Français pour le
cinéma. Mais on peut aimer les films américains, même ceux de John Wayne, sans pour
autant approuver la politique de Georges Bush jr. Un point commun cependant entre eux deux. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, John Wayne a profité de ses rôles patriotiques pour éviter aussi de participer à la guerre, alors que d'autres célébrités hollywoodiennes ne se dérobaient pas.
On peut trouver que la culture américaine est envahissante. Mais du fait même qu'elle est
envahissante, il en résulte qu'on la connaît et qu'on l'aime. Car on n'est pas obligé d'aller
au cinéma. Et comme elle est très envahissante, on peut même mieux la connaître que la
culture locale. On comprend donc aussi que les professionnels locaux soient mécontents.
Mais le fait est que le grand public ne boycotte pas les productions culturelles américaines.
Les chiffres sont là. Le monde finance Hollywood. Et les Français aiment tout
particulièrement le cinéma américain qu'ils considèrent bien comme de la culture. La France
est même célèbre pour considérer le cinéma comme un art alors que les Américains eux-mêmes le considèrent comme une industrie ou un divertissement. Bizarrement, ceux pour qui ce n'est pas le cas, en France, sont généralement de droite, élitistes, contre la vulgarité moderne, et pourtant, ce sont eux qui sont les plus virulents « contre l'anti-américanisme ». Allez savoir ce que cela signifie !
Une anecdote le confirme (cf. la radio France culture). À la mort d'un acteur américain (Gary Cooper
ou Bogart), en pleine guerre froide, les ouvriers d'une mine du nord de la France, bastion
du communisme, ont interrompu le travail pour faire une minute de silence. Ce n'est pas
par anti-américanisme que je doute que cela se reproduise en cas de décès de Georges Bush Jr.
E pluribus unum
Cette idée d'anti-américanisme semble surtout indiquer que les États-Unis sont sur la
défensive. Ils commencent précisément à ne plus être le centre du monde. Ils en veulent
peut-être particulièrement à la France parce qu'ils sentent confusément qu'ils se trouvent
aujourd'hui dans la même situation qu'elle. Une ancienne grande puissance qui est en train
de devenir une puissance moyenne.
Au fond, la sorte de jalousie entre la France et les États-Unis est sans doute réciproque
parce que ce sont les deux pays qui se ressemblent le plus. Ces deux pays ont la prétention
d'être un exemple pour le monde, de défendre la liberté et la démocratie. Les autres, en
effet, même quand leur contribution à l'histoire du monde est aussi importante, sont moins
tournés vers l'universel.
En se tirant mutuellement dans les pattes, c'est la liberté et la démocratie qui risquent d'être
affaiblies. En voulant conserver une hégémonie qui n'existe plus aussi. Les autres pays, et
surtout les nouvelles puissances émergentes, exigent un rééquilibrage. La mondialisation des
élites est d'ailleurs en cours. La fin de l'hégémonie de la vieille Europe au profit des USA
était principalement due à la taille du marché américain. La Chine et de l'Inde, avec des
marchés encore plus importants vont imposer aux Américains eux-mêmes de promouvoir
la multipolarité, s'ils ne veulent pas prendre le risque d'être marginalisés.
D'ailleurs, les Américains ne devraient pas se plaindre autant de ce qu'ils croient être de l'anti-américanisme. Les critiques qu'on leur adresse montrent, s'il en était besoin, qu'on s'intéresse encore à eux. Qui aime bien, châtie bien. Les Américains voudraient-ils vraiment qu'on ne parle plus d'eux ? Je crois au contraire que le narcissisme est une autre valeur fondamentale que les États-Unis partagent avec la France. Mais la situation est inversée. Les États-Unis constituent un des centres d'intérêt principaux de tous les pays du monde alors que ce n'est plus le cas de la France.
La conséquence qui en découle produit aussi une situation inversée qui explique la fausse impression d'anti-américanisme. Les Français s'intéressent davantage à la marche du monde alors qu'ils n'en sont plus le centre. Pour les USA, le fait d'être le centre masque évidemment les phénomènes réels. Ce sont plutôt les informations locales qui y sont essentielles. S'ouvrir au monde permettrait de s'en rendre compte. C'est parce que les États-Unis sont le centre du monde que les habitants de tous les pays, et particulièrement les Français, en parlent. Et les Français font alors ce qu'ils aiment le plus, des critiques à leurs amis. Ce que n'aiment pas vraiment les Américains. Mais cette réaction est plus banalement universelle.
Jacques Bolo
Bibliographie
Léo SAUVAGE, Les Américains, Enquête sur un mythe
Bertrand TAVERNIER, Amis américains : Entretiens avec les grands auteurs d'Hollywood
Robert FRANCK, Les Américains
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