L'affaire de « L'arche de Zoé », association voulant sauver des prétendus orphelins du Darfour, montre les paradoxes de l'humanitaire. Comme le disait une publicité pour une de ces organisations, affichant une photo d'enfant famélique : « On ne pourra dire qu'on ne savait pas ! », en jouant évidemment sur l'allusion au génocide nazi. Pourtant, cette affaire est le meilleur exemple qu'on peut savoir et ne pas savoir ce qu'il faut faire pour remédier à une situation qu'on déplore. On croit bien faire, et on fait des conneries.
Le projet d'enlèvement d'enfant à la barbe des autorités tchadienne relève, au mieux, d'une
attitude irrespectueuse envers la souveraineté d'un pays qui accueille bel et bien les réfugiés du
Darfour voisin. Cette affaire pue la condescendance envers les Africains ou envers les pauvres,
qui sont censés, les uns et les autres, ne pas bien s'occuper de leurs enfants. On se demande
parfois ce qui passait dans la tête des dames patronnesses du XIXe siècle qui « avaient leurs
pauvres ». Ce n'est plus la peine. Les dames patronnesses, c'est nous. Elles croyaient bien faire,
nous aussi. Or, il semblerait, contrairement à une littérature d'Épinal (qui pourrait se réduire
à de la propagande), que les structures familiales africaines traditionnelles prennent en charge
les orphelins dans des cas évoqués par cette affaire. Ce qui demande évidemment à être
confirmé par des observations, pour ne pas tomber dans une autre idéalisation.
La position officielle du gouvernement tchadien, qui considère très juridiquement qu'il s'agit
d'une tentative d'enlèvement ne peut pas être contestée. Même si une possibilité de sortie
humanitaire avait été envisageable, elle aurait concerné des blessés graves. Les autres pouvant
être traités sur place. D'ailleurs, il aurait été plus intelligent d'apporter des équipements
médicaux, plutôt que de prétendre soigner en France des enfants qui n'en avaient pas besoin.
Offrir des enfants à l'adoption, sur le même principe, aurait exigé de respecter les conditions
normales, au lieu de se servir, sans aucun égard pour les institutions locales. Le fait que ces
enfants n'étaient, semble-t-il, pas orphelins, valide précisément les procédures habituelles en
matière d'adoption, au moins comme garde-fous.
Mais il ne faut pas non plus être injuste. Parce que, nous le savons tous, à la fin, ce qui reste est
toujours le juste et l'injuste. Si un trafic d'enfant est toujours possible (on ne peut pas forcément
dire que certains n'utilisent pas des raisons humanitaires pour s'y livrer), il ne me paraît pas
exact de dire que les personnes engagées dans cette affaire avaient cette intention. La publicité
de cette opération humanitaire (le gouvernement français étant averti qu'elle allait avoir lieu)
garantit que cette bonne foi est au moins le cadre général. Le problème est davantage celui des
associations, qui dépendent un peu trop de bonnes volontés, forcément volontaristes, et souvent
exaltées. Ce recours à la stratégie associative est la preuve de la dérive que provoque la
démission de l'État. Et cela devient le mode d'action des états eux-mêmes (un équivalent est le
recours à des armées de mercenaires dans le conflit irakien). Cette opération rocambolesque peut
surtout se réduire à un coup médiatique. Ce qu'elle aurait été en cas de succès, dans la
concurrence que se livrent ces associations pour conquérir une légitimité.
Il existe, cependant, un élément qui plaide en faveur de la bonne foi des personnes qui voulaient
accueillir les enfants en question. Car en France, en ce moment, règne une forme de racisme,
spécialement à l'égard des Noirs, qui fait penser que des gens qui voulaient en accueillir avaient
de véritables bonnes intentions en opposition consciente avec la tendance dominante [la presse
s'est fait l'écho de la lucidité d'une famille de candidats à l'adoption à l'égard de ce phénomène].
Il serait absurde de ne pas leur en faire crédit.
Si l'Afrique noire bénéficiait d'une sympathie historique en France, en particulier sur le plan
humanitaire, et surtout, bien sûr, pour les enfants, ce n'est plus le cas. Cette réalité a même été
soulignée par le candidat à la présidentielle, François Bayrou, au cours de la campagne
(remarquant la disparition du cliché humanitaire des petits Noirs, et même son antithèse dans
le discours raciste ambiant). Il s'est même produit un cas intéressant, quand la critique de
cinéma Elisabeth Quin, qui a adopté un petit asiatique, a répondu à la question : « Pourquoi pas
un petit Africain ? », quelque chose comme : « Je ne pourrais pas », ou « C'est au dessus de mes
forces ! », au cours d'une interview. Sa seule excuse, comme je suis également cinéphile depuis
longtemps, est que le cinéma asiatique est à la mode, et fortement valorisé, alors que le cinéma
africain est un peu négligé en France ces derniers temps, contrairement à certaines oeuvres
prometteuses des années 70. Cette réalité a sans aucun doute joué comme facteur. Mais la
question aussi était très douteuse.
Il est possible que les Tchadiens, qui se sont fortement scandalisés de cette tentative
d'enlèvement, ne soient pas assez conscients de cette nouvelle situation. Elle est peut-être mal
appréciée depuis l'Afrique. En tout état de cause, la persistance d'une solidarité avec l'Afrique,
et la volonté assumée d'accueillir un enfant africain doivent être considérées comme de
véritables éléments à décharge en faveur des personnes accusées. Ne pas le prendre en compte
serait d'ailleurs perçu comme une injustice par une grande partie de l'opinion française qui
pense que cette organisation humanitaire est de bonne foi, mais irresponsable.
Soyons en sûrs, ceux qui, en France, approuveraient la sanction la plus sévère ne seraient
malheureusement pas des personnes préoccupées des bonnes relations avec le Tchad, sa
souveraineté ou son intérêt, mais des racistes qui seraient trop heureux que des amis des
Africains soient punis par des Africains !
Une proposition possible consisterait à profiter de cet épisode pour redéfinir les règles
d'adoption éventuelles entre le Tchad et les autres pays du monde (et la France en particulier).
Ce serait l'occasion de montrer au monde (et aux racistes) que les pays africains sont des
partenaires à part entière dont la souveraineté doit être respectée, et qui sont soucieux d'être
partie prenante dans la définition des règles de droit international élaborées en commun.
Jacques Bolo
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