Pourquoi faut-il que les universitaires fassent autant de cinéma ? Essayer de justifier une thèse, la plus sophistiquée possible, par la forme allusive de l'essai littéraire, n'éclaircit pas la question qu'elle prétend traiter. Quand il s'agit de la question du savoir absolu, c'est vraiment dommage.
D'abord, pourquoi donc lier « juif de savoir » et « savoir absolu ». Au moins, le livre de Morin (voir : « Morin : Universalisme concret ») identifiait bien le rôle de certains juifs dans l'apparition de la modernité. Au point, cependant, comme je le disais alors, de faire de la modernité une sorte de « complot marrane », où l'on pourrait aussi voir une autre
exagération académique. La différence entre les deux auteurs peut se réduire au passage d'une proposition particulière (« certains juifs sont des hommes de savoir ») chez Morin, à une proposition universelle (« le nom juif » incarne le « savoir absolu ») chez Milner.
Et pourquoi le « savoir absolu » ? Parce que le savoir absolu se déploie en langue allemande et
que la Shoah fait le lien sémantique avec les juifs ? En fait, chez Milner, le « savoir absolu » est
considéré comme le savoir en soi, qui est lui-même un savoir « sans objet ». Mais « sans objet »
est pour lui simplement un jeu de mots sur le sens grammatical qui dit « absolu » un verbe
« sans objet » (c'est-à-dire « sans compléments ») : « savoir », au lieu de « savoir quelque chose ». La phénoménologie (« toute connaissance est connaissance de quelque chose »)
semble récusée, sans être mentionnée, ni la question vraiment traitée. Tout semble reposer
simplement sur une allusion au « savoir absolu » de Hegel, sans en justifier sa validité (la
philosophie comme name dropping est un phénomène courant). Et pourquoi « savoir »
d'ailleurs pour traduire Wissenschaft, au lieu de « connaissance ». Ne serait-ce pas seulement
pour en faire un verbe, d'où le fameux « verbe absolu », pour pouvoir aboutir au « savoir
absolu » ? La logique se veut sans doute hégélienne. Ou est-ce une allusion à Heidegger, qui préfère
notoirement les verbes aux noms (comme il préfère la Physis active à la Natura prétendument
passive) ?
Et pourquoi parler de « nom » juif ? Autre jeu de mot en forme d'allusion biblique sans doute.
Le « terme » ou le « mot » (juif) auraient suffi la plupart du temps. Mais cela n'aurait pas permis
l'acception de « figure du juif ». Milner est linguiste aussi. Quand il parle du nom (qu'il
considère donc comme un verbe), parle-t-il du signifiant (son), du signifié (sens), du référent
(chose) ? Faudrait-il donc y voir un grand retour à la grammaire classique ? Si le signifiant, le signifié et
le référent « juif » sont appelés « nom », on peut bien alors considérer que le nom « savoir » est
un verbe « absolu ». La régression confusionniste est antérieure à une référence biblique. Elle remonte au
chaos initial.
La faute en revient au style lacanien. Milner confond « recherche » (savoir pour le savoir) et
« recherche » (préciosité). Il confond aussi « formalisme » (niveau abstrait) et « formalisme »
(surcodage inutile). Le savoir contemporain n'est pas hermétisme. Notons d'ailleurs qu'il en
découle (comme pourrait dire Heidegger) que le savoir n'est pas seulement un résultat, il est
aussi transmission (comme pourrait dire Finkielkraut). S'il faut utiliser des « figures », une
forme parfaite pourrait être la fable classique, avec sa morale, qui contient son interprétation – pour éviter
les délires interprétatifs. Mais la philosophie comme « auto-fiction » (ici dans un sens original) est
le genre à la mode.
Sur le fond, la question de l'universalisme, je pourrais être d'accord avec Milner. Mais sur le
fond, on est toujours d'accord. Puisque c'est cela, au fond, la question de l'universalisme. Le
savoir est ce qu'on arrive à comprendre et à exprimer sur le monde, sur « quelque chose », qui
reste le même. Ce n'est pas seulement le « nom » qui n'a aucune importance. Ce qu'il faut
comprendre c'est que les pommes tombaient déjà avant Newton. Il n'a pas changé le réel. Le
mouvement apparent du Soleil n'a pas changé avec la connaissance qu'on a du mouvement de
la Terre. Newton ou Copernic ont changé la connaissance, pas le monde.
Les philosophes se polarisent trop sur les mots et oublient les choses. Ils se prennent un peu
trop pour le Dieu des juifs dont la parole crée le monde. La parole de Paul, « Ni juif, ni Grec»,
évoquée par Milner, ne signifie pas qu'il n'y a pas de juifs, et pas de Grecs, pas d'hommes et pas
de femmes, pas d'esclaves et pas d'hommes libres. Elle ne signifie pas qu'il faut tuer les juifs,
comme le comprend peut-être Heidegger... Faudrait-il voir dans les équations milnériennes une
tentative d'explication ? Cela ne signifie pas non plus que les nazis soient antisémites à cause
de Paul, et surtout pas à cause de la citation en question (qui contredirait plutôt l'antisémitisme
chrétien). L'explication relève davantage de la sociologie (tant pis pour Finkielkraut) que de la
terminologie.
Par contre, Milner est certainement dans le vrai quand il montre, en étudiant les textes pour ce
qu'ils sont, que Heidegger répond en fait à Max Weber. Oui, la philologie permet de restituer
la problématique originale masquée par l'universalisme verbal des philosophes [1]. Les faux débats qui en résultent peuvent être tranchés par le seul moyen de la contextualisation. Il en découle
aussi que : soit Heidegger est bien l'idéologue du nazisme (ce qui est un peu gênant du fait de
la fascination de nombreux philosophes juifs – juifs de savoir – pour sa pensée) ; soit Heidegger
est simplement victime de l'allusion (comme mauvaise méthode philosophique), et de son
propre contexte (par emprunt, effectivement compromettant, au vocabulaire nazi).
La non-distinction des mots et des choses a peut-être bien, après tout, certaines conséquences
philosophiques. Car du point de vue du référent, il n'y a pas de problème : « Ni Grec, ni juif »
signifie simplement « e pluribus unum » [unité dans la diversité]. Le défi de l'universel est celui
de voir l'humain derrière les apparences (Grec, juif, homme, femme, maître, esclave). Ce défi
ne peut pas se limiter, comme dans la dernière partie du livre de Milner, à une toujours allusive [2] théorie du complot antisémite, spécialement de la part de juifs renégats, dont le « nom » devient alors « juifs de négation [3] ». Tout ça pour ça !
Jacques Bolo
Bibliographie :
Jean-Claude MILNER, Les juifs de savoir
Edgar MORIN, Le monde moderne et la question juive
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