Relativisme concret
L'excision offre un bon exemple de pratique culturelle rejetée par la culture occidentale. Il faut
cependant bien admettre que, puisqu'elle subsiste dans des pays anciennement colonisés par
la France, c'est parce qu'elle avait été tolérée jusqu'au moment de la décolonisation. Il est fort
peu probable qu'il s'agisse d'une pratique nouvelle (bien qu'une extension soit possible).
Contrairement à ce qu'on semble prétendre aujourd'hui, il semblerait bien que la république ne
fut pas si homogénéisatrice par le passé [1].
Ces critères de cohérence étant fixés, la question de la relativité des cultures n'en constitue pas
moins la réalité actuelle. Pour le cas spécifique de l'excision, il s'agit bel et bien d'une pratique
répandue et assumée par les femmes elles-mêmes. On ne peut pas dire qu'elle soit imposée par
une dictature extérieure. C'est précisément cela une culture. Le poids de l'obligation est intégré
par les acteurs eux-mêmes. On peut parler d'une pression sociale pour distinguer la norme de
la décision libre des individus. Mais cette pression n'existe pas sans les individus qui la
reproduisent.
Dans le cas de l'excision, dans la mesure où elle concerne les femmes, on pourrait toujours dire
que ce sont les hommes qui l'imposent. Mais (comme pour le voile) ce serait précisément nier
la participation active des femmes elles-mêmes aux normes sociales, à leur reproduction dans
l'éducation (où le rôle des femmes est prépondérant), à leur assentiment individuel réel.
L'excision est même perçue et argumentée, par les femmes elles-mêmes, comme une
revendication d'égalité symbolique vis-à-vis de la circoncision des hommes dans l'Afrique
musulmane [2]. Comme le Coran ne l'exige pas, on peut imaginer que cela relève d'une
acculturation africaine de cette religion, révélant un souci de symétrie, sinon d'égalité,
homme/femme, sans doute propre à la culture locale. De plus, du fait de l'aspect repoussoir du
colonialisme, une volonté de démarcation peut consister à retourner à des traditions que nous
jugeons oppressantes (si elles avaient été remplacées, ce qui n'a apparemment pas été le cas).
Il ne fait aucun doute pour nombre de ceux que cette question intéresse en occident et ailleurs
que cette pratique est objectivement oppressante, dangereuse, et archaïque (même si on tolère
provisoirement ce genre de pratiques traditionnelles comme survivances). Ce qui suppose donc
bien, dans ce cas, que le critère positiviste de l'objectivité est la référence pour ceux qui critiquent
l'excision. Ne pas admettre la possibilité de l'objectivité implique inversement un respect absolu
des traditions.
Antigonisme
Comme j'ai eu l'occasion de dire à propos de l'affaire du voile (voir Antigone et la constitutionnalité), la question des
valeurs relève du modèle littéraire d'Antigone. La solution trouvée par la France à cette occasion
relevait plutôt du paradoxe : l'interdiction de la tradition du voile se revendique de la tradition
française et l'impose par la loi en se gardant bien d'en vérifier la constitutionnalité [3]. Interdire
une tradition au nom d'une tradition tout en se réclamant de l'universalisme, de la modernité
et de la liberté, relève au mieux de la confusion, au pire de l'hypocrisie et du racisme (rappelons
aussi qu'en France, le racisme est un délit). Disons donc qu'il s'agit d'une confusion.
Ce qui est important dans cet épisode, est que la solution d'un foulard discret, le bandana [4],
aurait permis de poser les bases d'un islam à la française, et surtout de scolariser les jeunes
filles. La position laïque extrémiste, outre qu'elle pouvait donc être le fruit d'arrière-pensées,
doit supporter l'épée de Damoclès de l'inconstitutionnalité [5]. Elle a surtout l'inconvénient
immédiat de ne pas faire profiter les jeunes filles musulmanes (des familles souvent les plus
traditionalistes) des lumières de la raison, du contact avec les autres croyances, et de la gratuité
de l'école publique. Comme cela ne concerne que les filles, cela aboutit à l'effet inverse de celui
souhaité, d'autant que ce sont les femmes, devenues mères, qui déterminent largement le niveau
scolaire des enfants. Les adversaires de la reproduction scolaire (cf. Bourdieu), sociale et
religieuse, aboutissent ici à la provoquer.
Dogmatisme
La question des valeurs est une question difficile. Nous avons vu ci-dessus qu'on pouvait la
traiter par référence à l'objectivité. La traiter par sa propre tradition relève de l'ethnocentrisme,
et surtout de l'incompétence à exercer la raison qu'on considère comme une tradition
occidentale. Une solution pragmatique, raisonnable (le bandana) a été manquée. Existe-t-il un
traitement théorique, raisonné, de ces questions ?
Il semble au fond que tout se résume à une interdiction par précaution [6]. Dans le cas de
l'excision, le critère semble objectif, mais le cas du voile montre que le motif semble plutôt
symbolique (« c'est un symbole d'oppression » est un leitmotiv). Concrètement, cela se
manifeste par un refus de la discussion, c'est-à-dire le refus de l'examen de la question sans
préjuger de la décision. Ce qui n'empêche cependant pas de donner un certain nombre de
raisons (bonnes ou mauvaises), mais en refusant d'entendre celles des autres. On voit ici qu'on
a affaire à une question qui concerne les valeurs. C'est ce qu'on dit quand il s'agit en fait de
tabous. Or, si on a le droit d'être dogmatique, on n'a pas le droit d'être dogmatique en se
réclamant de la raison.
Le dogmatisme est le contraire du relativisme. Refuser le relativisme ne signifie pas qu'on est
simplement non-relativiste ou antirelativiste. L'autre option est le dogmatisme (ici
l'ethnocentrisme). Mais l'époque est au laxisme théorique. On veut refuser le relativisme, mais
on ne veut pas être dogmatique. C'est pas cool. Et bien, c'est comme ça et pas autrement. Ce
n'est pas une question de dogmatisme, c'est une question de définition. N'est-ce pas la même
chose ? Je vous vois venir : « Ouais... L'autre : 'Ce n'est pas une question de dogmatisme, c'est une question de définition' ». C'est précisément par ignorance de la différence entre les deux qu'on régresse de la définition au dogmatisme. Car on peut toujours discuter une définition, on ne peut pas
discuter un dogme. Et en l'occurrence, le relativisme consiste précisément à prendre en considération les
autres définitions (les autres cadres culturels), et à reconnaître les autres points de vue comme
aussi légitimes (et tout aussi discutables) que les siens.
Dans des cas de ce genre (excision, voile, etc.), cela revient également à être capable
d'argumenter. Mais la raison n'étant pas héréditaire, il faut savoir expliquer son point de vue.
On connaît le fameux sketch de Fernand Raynaud, sur la réponse stéréotypée du père de Toto
aux interrogations de son fils (en particulier concernant la science moderne) : « C'est étudié
pour ! ». Foutre les jeunes filles musulmanes à la porte des lycées revient un peu à ce genre de
réponse de la part de professeurs, qui parlent pourtant d'introduire des leçons de religion (sur
le plan culturel) à l'école, comme ils parlaient, il y a quelques années, de donner des leçons
d'instruction civique. Apparemment, les enseignants sont aussi ignorants en ce qui concerne
les droits humains et la Constitution qu'en ce qui concerne les sciences religieuses. Mais c'est
un biais naturel des professeurs d'avoir affaire à un public captif et mineur. Cela ne développe
pas les capacités au débat.
Relativité des coutumes
Une difficulté demeure quand même quant au traitement pratique. Il est parfaitement possible
et légitime d'interdire l'excision sur le territoire français. Mais que se passe-t-il quand elle a
quand même lieu ? Il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'une pratique traditionnelle. L'intention
de celui ou celle qui commet ce délit n'est pas de nuire à sa fille. Pour un tel délit, il s'agit bien
d'une circonstance atténuante. Concrètement, il suffit de sortir du territoire français pour
pratiquer l'excision dans un pays où elle est légale. Est-il légitime d'interdire à un ressortissant
étranger de réaliser chez lui une pratique traditionnelle légale dans son pays ? Et interdire le
territoire français à celui qui pratique des rituels ou des actes interdits en France revient bel et
bien à interdire l'entrée du territoire français à certains étrangers (noirs et arabes surtout). C'est
ce que souhaitent à l'évidence certaines personnes.
D'aucuns pourraient se voir rappeler les situations pas si lointaines (et encore présentes dans certains pays de l'Union européenne) en ce qui concerne l'avortement par exemple. Que faire des femmes qui vont se faire avorter dans un pays où c'est autorisé ? Et finalement, si l'Europe doit être considérée comme une zone de traditions chrétiennes, cela revient bien à interdire ce qui n'est pas agréé par le Vatican (...au nom de la laïcité, pourquoi pas. Au point où l'on en est !).
Mais il en est de même d'autres pratiques, comme la corrida, interdite ou autorisée selon les régions de France, toujours au nom de la tradition. Après l'expulsion des exciseurs (et pourquoi pas des excisées) va-t-on interdire l'entrée du territoire aux Coréens et aux Japonais, qui mangent des chiens et des dauphins, aux Brésiliens et aux Américains, qui détruisent la forêt amazonienne ou refusent de signer le protocole de Kyoto ? Mais comment peut-on être Persan ? Je m'inquiète : va-t-on interdire Montesquieu comme propagandiste du relativisme ?
Puissance de la raison
L'erreur de l'affaire du voile a été d'interdire une vraie discussion (c'est-à-dire sans diktat). Dans
cette affaire, le seul choix a toujours été la soumission des jeunes filles. Il faut seulement qu'elles
« comprennent », ou se « rendent à la raison », diront ceux qui aiment jouer sur les mots. On
a ainsi pu constater in vivo les limites de la démocratie dans le contexte pédagogique.
L'enseignement se fait aussi par l'exemple. On a interdit en attendant d'être capable de
démontrer et de convaincre. Quelle sera la validité des argumentations sur l'Europe des
Lumières dorénavant ? Au nom de quoi peut-on refuser que l'Iran ou l'Afghanistan imposent
le voile intégral sur leur territoire ? « Il faut se soumettre aux lois du pays », entend-on depuis.
Comment peut-on défendre la liberté des femmes iraniennes, afghanes, turques, saoudiennes,
puisque les traditionalistes sont majoritaires dans leurs pays ? Au nom de la Déclaration
universelle des droits de l'homme que les Occidentaux ne respectent pas ? Ou pourquoi pas de la désobéissance civile ?
La liberté est une idée neuve en Europe. Un peu trop neuve. Elle signifie que quand on n'est pas
capable de démontrer la justesse, la vérité de sa cause, on laisse les autres libres en attendant.
Elle ne signifie absolument pas qu'on interdit en attendant, et encore moins qu'on interdit alors
même que la constitution garantit le comportement. La question se réduit au final à la capacité
de convaincre que le comportement occidental est justifié, qu'il est un progrès. Évidemment,
c'est difficile si on trouve que ce terme est périmé, parce qu'on est post-moderne ou
traditionaliste, ou au nom de ce qu'on pourrait appeler un relativisme absolu qui interdit toute
comparaison. Mais il ne s'agit pas ici de relativisme. La vraie subtilité est ici. On parle alors
d'incommensurabilité, d'incomparabilité (culturelles dans ce cas). Une version politique est
l'apartheid. Mais je veux bien admettre que l'intention de ceux qui critiquent le relativisme est
de s'opposer à cette séparation ontologique. Ce qui ne leur donne pas raison.
Il n'y a pas de liberté ou de progrès si l'on ne peut pas choisir et comparer (et réciproquement).
Le paradigme de la société moderne est la liberté, pas la tradition. Il n'interdit pas de respecter
des traditions, il interdit de les imposer. C'est ce qu'on disait aux jeunes filles. Eh bien, c'est
aussi valable pour nous. Cela s'appelle le relativisme (ici la réciprocité). Ce n'est apparemment pas si facile à
comprendre. Ceux qui ne le comprennent pas ne font pas partie de la civilisation occidentale
dont ils se réclament indûment.
Pragmatisme appliqué
1. Dans le cas du voile, comment résoudre l'aporie sans régresser ? La solution existe, à
condition de produire une analyse exacte. D'une part, il faut admettre la possibilité
conjoncturelle du phénomène : influence de la situation internationale, étape identitaire
normale à l'adolescence avec ce choix pour certaines, affirmation de sa religion (contre
l'islamophobie). Certains l'interprètent comme un repliement communautaire, sans remarquer
leur propre repliement, puisqu'ils ne sont pas relativistes.
Il s'agit plutôt de la forme contemporaine d'affirmation des minorités, alors que l'ancienne
socialisation consistait à chercher à ne pas se faire remarquer. Le meilleur exemple est la Gay
pride (fêtes des fiertés homosexuelles) ; les juifs français qui portent la kippa alors qu'ils ne la
portaient pas ; les musulmans qui portent la barbe et les musulmanes le voile donc. Ce
comportement est possible, même si, au sein de ces minorités, certains de leurs membres
s'opposent à ces manifestations ostensibles : soit par intégration sous la forme traditionnelle ;
soit par affirmation inverse du refus de la différenciation ; soit par rejet spécifique des pratiques
en question par athéisme, liberté de choix, féminisme (pour le voile), objectivité (l'excision) ; soit par appartenance ostensible à une autre exhibition (ex. travestis, tatoués, etc.). On peut d'ailleurs généraliser à toutes les tribus
affichant une mode vestimentaire (gothique, style artiste, BCBG, style gauchiste, etc.) en
permanence ou pour certaines occasions (cette loi descriptive a valeur rétroactive). Le critère démocratique est de ne pas imposer ses choix aux autres [7].
Sur ce sujet du voile, certains sociologues, tout en notant l'importance des mariages mixtes en
France, semblent considérer qu'il s'agit d'une tentative de limiter l'exogamie de la part des
parents. Ce faisant, ils semblent créditer les seuls Français de cette exogamie, qui est
forcément réciproque, mais passons. Mais le voile pourrait aussi bien être une tentative de
réduire l'exogamie précisément de la part des jeunes filles musulmanes elles-mêmes, pour se
valoriser par la tradition contre la concurrence des femmes françaises (forcément plus
conformes aux standards des médias [8]). Il serait aussi possible que ce phénomène soit une
conséquence indirecte du chômage, plus important pour ces populations, qui retarde la
possibilité de fonder une famille. Les femmes porteraient le voile pour signifier leur mise en
attente tant que les jeunes hommes n'ont pas de situation (car les parents sont précisément plus
traditionalistes sur ce plan aussi). Ces hypothèses mériteraient d'être étudiées par des enquêtes
de terrain par les sociologues.
Mais a priori, puisque le phénomène est nouveau (on n'est pas obligé de penser qu'il est éternel
ou génétique) de la part de jeunes filles ayant grandi en France, un argument contre le voile est
automatique : une jeune fille ou une mère qui se voilent doivent bien admettre qu'elles n'étaient
pas plus impudiques avant de le porter. Soyons clairs ! Cela signifie bien qu'elles ne se livraient
pas à l'adultère, à la prostitution ou à la pornographie. Le voile ne change donc rien. Un voile
n'a jamais empêché les fantasmes. Au contraire, même.
En outre, si les Françaises de souche sont plus libres sexuellement, elles ne sont pas non plus
obligées de l'être, même sans voile. Même si on peut admettre que la pression sociale, qui
valorisait jadis la pudeur jusqu'à l'excès, valorise aujourd'hui bel et bien les comportements
libertins (au point que l'on s'en vanterait plutôt sans les pratiquer). Une apparence impudique
(depuis les anciens scandales de la mini-jupe, des seins nus, le string et le nombril à l'air
aujourd'hui) correspond davantage à une esthétique qu'à un dévergondage. C'est aussi une
question d'interprétation des codes culturels modernes. Les musulmans ne sont pas les seuls
à ne pas les approuver d'ailleurs [9].
Et surtout, sur le plan anthropologique, la prise de voile signale bien que la fille est disponible
pour le mariage. C'est aussi cela la conséquence du relativisme culturel. Un code peut avoir une
signification apparemment paradoxale. Car le voile musulman ne correspond évidemment pas
à celui de la religieuse catholique vouée à la virginité. Les deux points précédents (concurrence
des Françaises, attente de situation) ajoutent simplement à la complexité des paramètres que
les jeunes filles doivent gérer. Ce ne sont pas les professeurs qui vont les aider. Ils en sont tout
simplement incapables (malgré leur prétention à enseigner le décodage des images).
2. Le cas de l'excision est plus unanimement condamné, en argumentant d'abord de sa
dangerosité. Les adversaires du politiquement correct doivent donc admettre qu'il serait donc
préférable de proposer des excisions médicalement assistées plutôt que risquer des accidents
quand elles sont pratiquées par des amateurs. C'est évidemment impossible. Mais c'est bien ce
que signifie (pour certains) l'interdiction en France : « Du moment qu'ils font ça chez eux ».
L'universalisme invoqué impose inversement qu'on se préoccupe de la question sans référence
au fait qu'elle se pose sur le territoire national. Il ne faut donc pas se contenter de l'interdire en
France, ou d'interdire l'entrée du territoire français sur l'air du « je me comprends ! ». Pour ceux
qui s'intéressent à la condition féminine en général, il faut bien envisager des solutions plus
durables comme l'alphabétisation des filles (d'où un lien direct avec le voile) et le
développement.
Il ne faut pas supposer que les cultures sont génétiques, qu'il s'agit d'une sorte de nature. Les
phénomènes culturels sont le résultat de l'histoire et d'interactions. Le culturalisme absolu peut
conduire au fatalisme. Mais les traditions africaines ne sont pas plus intangibles que les
traditions occidentales. Paradoxalement, ce sont ceux qui se glorifient des bienfaits du
colonialisme qui semblent aujourd'hui insinuer que les anciens colonisés sont brusquement devenus incapables
d'évoluer ! Ceux qui prétendent que les traditions africaines sont incapables d'évoluer veulent
sans doute dire au fond qu'ils préfèrent que les traditions occidentales n'évoluent pas non plus.
Comme je suis décidément très tolérant, limite laxiste, je veux bien admettre que les erreurs de raisonnement des communautaristes français, leur repliement sur les traditions qu'ils revendiquent sans les maîtriser, sont dus aux déceptions devant une avancée trop lente de la résolution des problèmes mondiaux. Ils voudront donc bien m'excuser si, à leur égard, je suis également un peu déçu, non de la lenteur de leur évolution, mais de ce qu'on peut considérer comme une régression. Qu'ils relisent donc les classiques qu'ils revendiquent ! Quoi de neuf : Montesquieu, Messieurs, Dames ! Et qu'ils n'oublient pas les ethnologues et les sociologues relativistes des XIXe et XXe siècles.
Car justement, l'espoir existe bien dans des pratiques concrètes sur le terrain. La mobilisation
des femmes se manifeste aujourd'hui contre l'excision dans les pays où elle sévit. C'est sans
doute d'ailleurs une cause de l'illusion réactionnaire. Comme pour le viol, ce sont les plaintes
qui signalent que les choses changent. Plus de plaintes, cela ne signifie pas (forcément) que les
choses empirent. Cela signifie surtout qu'on ne tolère plus le phénomène, ou de le taire, et qu'on
commence à s'organiser sérieusement.
Outre une mobilisation qui commence à se manifester en Afrique, un indice intéressant s'est
manifesté récemment dans le cas de marabouts qui avaient été convaincus par des films
montrant les risques de l'excision ou de ses conséquences. Il est intéressant de constater que
certains traditionalistes peuvent être convaincus tout simplement par les mêmes moyens que
les Occidentaux. Apparemment, certains culturalistes absolus en doutaient. Mais évidemment, quand on se dit rationaliste,
il ne faut précisément pas non plus espérer que les choses vont s'arranger par magie. La pensée rationnelle
doit faire confiance à la raison et à l'enseignement.
Talons aiguilles
Relativisons jusqu'au bout. Concernant les femmes et la mode, la question peut se poser du port
de talons aiguilles ou de talons hauts (spécialement les plus hauts). On peut argumenter du peu d'importance de la question par comparaison aux thèmes précédents. C'est précisément parce que ce n'est pas un sujet important que l'obligation culturelle n'en est que plus absurde. Cette pratique relève d'ailleurs à la fois du
domaine symbolique et du domaine objectif : elle dépend des images de la femme au cinéma,
dans la mode, etc., et possède effectivement des conséquences physiologiques (déformation de
la colonne vertébrale, entorses, gêne). On pourrait généraliser aux chaussures féminines en
général qui déforment souvent les orteils au point que certains pieds de femmes âgées
ressemblent presque aux pieds des Chinoises de la grande époque où elles étaient supposées
avoir des petits pieds. Cette pratique culturelle chinoise a bien été combattue et, espérons-le,
éradiquée.
Il faut donc souffrir pour être belle. On connaît les ravages de la dictature de la minceur et les
contraintes sur les fashion victims. Mais pour se limiter à la chaussure (on va penser que je suis
fétichiste), la contrainte est bien argumentée par les prêtresses de la mode : on se moque des
Américaines qui mettent des baskets avec des robes griffées ; les femmes portent des chaussures
légères en hiver ; on utilise les talons hauts comme différence spécifique, naturalisée, des
femmes avec les hommes (comme dans le film de Sydney Pollack, Tootsie, 1982, avec Dustin
Hoffmann), comme si les talons hauts ne relevaient pas d'un apprentissage (et comme si les
femmes ne se tordaient pas elles aussi les chevilles). La sexuation est bien présente, mais assumée
et revendiquée.
Ici aussi, une explication simple repose sur la concurrence entre les femmes elles-mêmes. On
ne peut pas dire que les hommes obligent les femmes à porter des talons hauts, même s'ils sont
supposés trouver cela érotique. La surenchère est le résultat direct de la lutte sexuelle (pas
d'« extension du domaine de la lutte » [10], car cela ne date pas d'hier). Dans le domaine de la chaussure, la coquetterie a même lieu, comme on le sait, sous les voiles des musulmanes, dans les pays où le voile intégral est obligatoire [11].
Celui qui conteste cette pratique maroquinière (et la mentionner comme culturelle peut être
considéré comme une contestation) peut passer pour un dogmatique (objectiviste).
Dogmatique ? Voilà bien le problème. Il s'agit au contraire ici de relativisation, de ne pas
considérer les choses comme naturelles. Cela ne veut pas dire que tout se vaut, que tout est égal,
et qu'on approuve tous les comportements.
Relativisme réel
Le relativisme veut donc dire qu'on peut indifféremment approuver ou désapprouver une
pratique, mais qu'on tient compte de la réalité historique ou géographique, culturelle de ses
manifestations. Cela veut dire concrètement qu'on la dévoile, qu'on peut en parler, la remettre
en question. Elle devient discutable. Les dogmatiques (faux culs) se contentent d'employer ce
langage relativiste quand ils s'opposent à une pratique. L'époque est bien relativiste. Les
dogmatiques en maîtrisent donc eux aussi le discours. Mais ils n'admettent pas qu'on ne soit pas
instantanément convaincu par leurs raisonnements ou leurs arguments.
Évidemment, la résistance au changement utilise, elle aussi, des arguments relativistes. Les
traditionalistes (pour l'excision, le voile), les fashion victims (ou coupables), refusent d'admettre
aussi les arguments des autres. Les fumeurs vont jusqu'à nier que le tabac soit dangereux pour
la santé. Car la question est difficile. Le problème est celui de la liberté. La liberté d'être esclave
de la tradition, de la pression sociale, de la drogue, est évidemment contestable. On pense donc
pouvoir être en droit d'interdire de s'autodétruire. Les parents le font pour le bien de leurs
enfants. L'État veut le faire pour le bien des citoyens.
Il me semble que le moyen qui permet de parvenir à convaincre relève de l'objectivité, de
l'explicitation, du fait de pouvoir en débattre. Comme pour l'exemple de l'excision (ci-dessus),
ce sont les raisons objectives qui permettent de combattre les anciennes justifications
traditionnelles qui organisaient le monde sur une causalité symbolique. L'objectivité ne
contredit pas strictement la liberté. Ce n'est pas pareil d'admettre qu'on est dépendant au tabac,
et ne pas vouloir changer, et de dire que le tabac n'est pas nocif. Le critère est bien l'objectivité.
Elle n'est pas contredite par la relativité des coutumes, des points de vue, de l'histoire
personnelle ou collective, ou des choix individuels.
Une clé de la capacité de liberté de discussion est aussi de ne pas exiger immédiatement une
modification du comportement. Une discussion ne doit pas fixer d'ultimatum (voir L'affaire des caricatures de Mahomet). Il n'est pas interdit de critiquer une pratique en développant rationnellement des arguments objectifs (d'où la possibilité d'une politique de santé publique pour les pratiques dangereuses). Mais la modification réelle des comportements ne se produit de toute façon que
quand on réussit à convaincre. Sinon on constate simplement une pratique dissimulée ou
illégale, comme celle des drogues illicites, ou tout simplement une résistance au changement,
comme pour le tabac ces dernières années, malgré les lois successives.
Une campagne récente de la mairie de Paris, concernant les déjections canines, ne m'avait pas
semblé très réaliste. Je doutais vraiment que les Parisiens veuillent bien ramasser les crottes de
leurs chiens. Mais j'ai bien été obligé de constater moi-même que certains propriétaires
d'animaux les ramassaient bel et bien. Les Français seraient-ils en train de s'américaniser ? Je
n'ai pourtant pas vu de verbalisation de ceux qui ne le faisaient pas. J'aime donc à penser que
ceux qui le font ont été convaincus par les explications ou ont admis que leur comportement
personnel contribuait au bien-être commun. Ce qui est bien une manifestation de la raison et
de la responsabilité.
Je pense qu'il s'agit d'une bonne méthode à au moins deux titres. D'une part, les solutions
répressives ont un coût social non négligeable, car l'arbitraire peut conduire à imposer
n'importe quoi (comme on le constate fréquemment dans le monde). Le biais
professoral qui concerne un public captif et mineur ne constitue pas le critère de l'action
démocratique. D'autant que les compétences sont mieux réparties dans la société que par le
passé et personne ne peut prétendre détenir aujourd'hui le monopole de la connaissance,
comme le supposent certaines mauvaises habitudes autoritaristes. D'autre part, contrairement à l'idéologie publicitaire actuelle, la rationalité ne s'impose pas par des moyens irrationnels. Chaque manipulation fait reculer la rationalité. Chaque falsification ne fait que modifier le vocabulaire. L'objectivité est le seul moyen réellement efficace.
Au final, le relativisme correspond tout simplement à la réalité de la démocratie. Si tout le monde était d'accord, il ne serait tout simplement pas nécessaire de débattre. La critique actuelle du relativisme s'appuie seulement sur l'alternative du dogmatisme où tout le monde est supposé partager les même valeurs. Ce qui n'a jamais été le cas. La réalité démocratique n'est pas une tradition, mais plutôt une nouveauté, pas un acquis intangible, mais bien un processus vivant encore en construction.
Jacques Bolo
Bibliographie
Benjamin MATALON : Face à nos différences : Universalisme et relativisme
Revue européenne des sciences sociales, Tome XLI 2003 N° 126 : Sociologie et relativisme : Hommage à Jacques COENEN-HUTHER
Colloque international La sociologie de la connaissance scientifique : bilan et perspectives (1993 : Université de Paris IV), Raymond BOUDON, Maurice CLAVELIN : Le relativisme est-il résistible ? : Regards sur la sociologie des sciences
Richard RORTY : Objectivisme, relativisme et vérité
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