EXERGUE
Depuis 2005
Méthodologie Mai 2007

Relativisme 1 : « Souvent femme varie »

Relativisme concret

L'excision offre un bon exemple de pratique culturelle rejetée par la culture occidentale. Il faut cependant bien admettre que, puisqu'elle subsiste dans des pays anciennement colonisés par la France, c'est parce qu'elle avait été tolérée jusqu'au moment de la décolonisation. Il est fort peu probable qu'il s'agisse d'une pratique nouvelle (bien qu'une extension soit possible). Contrairement à ce qu'on semble prétendre aujourd'hui, il semblerait bien que la république ne fut pas si homogénéisatrice par le passé [1].

Ces critères de cohérence étant fixés, la question de la relativité des cultures n'en constitue pas moins la réalité actuelle. Pour le cas spécifique de l'excision, il s'agit bel et bien d'une pratique répandue et assumée par les femmes elles-mêmes. On ne peut pas dire qu'elle soit imposée par une dictature extérieure. C'est précisément cela une culture. Le poids de l'obligation est intégré par les acteurs eux-mêmes. On peut parler d'une pression sociale pour distinguer la norme de la décision libre des individus. Mais cette pression n'existe pas sans les individus qui la reproduisent.

Dans le cas de l'excision, dans la mesure où elle concerne les femmes, on pourrait toujours dire que ce sont les hommes qui l'imposent. Mais (comme pour le voile) ce serait précisément nier la participation active des femmes elles-mêmes aux normes sociales, à leur reproduction dans l'éducation (où le rôle des femmes est prépondérant), à leur assentiment individuel réel.

L'excision est même perçue et argumentée, par les femmes elles-mêmes, comme une revendication d'égalité symbolique vis-à-vis de la circoncision des hommes dans l'Afrique musulmane [2]. Comme le Coran ne l'exige pas, on peut imaginer que cela relève d'une acculturation africaine de cette religion, révélant un souci de symétrie, sinon d'égalité, homme/femme, sans doute propre à la culture locale. De plus, du fait de l'aspect repoussoir du colonialisme, une volonté de démarcation peut consister à retourner à des traditions que nous jugeons oppressantes (si elles avaient été remplacées, ce qui n'a apparemment pas été le cas).

Il ne fait aucun doute pour nombre de ceux que cette question intéresse en occident et ailleurs que cette pratique est objectivement oppressante, dangereuse, et archaïque (même si on tolère provisoirement ce genre de pratiques traditionnelles comme survivances). Ce qui suppose donc bien, dans ce cas, que le critère positiviste de l'objectivité est la référence pour ceux qui critiquent l'excision. Ne pas admettre la possibilité de l'objectivité implique inversement un respect absolu des traditions.

Antigonisme

Comme j'ai eu l'occasion de dire à propos de l'affaire du voile (voir Antigone et la constitutionnalité), la question des valeurs relève du modèle littéraire d'Antigone. La solution trouvée par la France à cette occasion relevait plutôt du paradoxe : l'interdiction de la tradition du voile se revendique de la tradition française et l'impose par la loi en se gardant bien d'en vérifier la constitutionnalité [3]. Interdire une tradition au nom d'une tradition tout en se réclamant de l'universalisme, de la modernité et de la liberté, relève au mieux de la confusion, au pire de l'hypocrisie et du racisme (rappelons aussi qu'en France, le racisme est un délit). Disons donc qu'il s'agit d'une confusion.

Ce qui est important dans cet épisode, est que la solution d'un foulard discret, le bandana [4], aurait permis de poser les bases d'un islam à la française, et surtout de scolariser les jeunes filles. La position laïque extrémiste, outre qu'elle pouvait donc être le fruit d'arrière-pensées, doit supporter l'épée de Damoclès de l'inconstitutionnalité [5]. Elle a surtout l'inconvénient immédiat de ne pas faire profiter les jeunes filles musulmanes (des familles souvent les plus traditionalistes) des lumières de la raison, du contact avec les autres croyances, et de la gratuité de l'école publique. Comme cela ne concerne que les filles, cela aboutit à l'effet inverse de celui souhaité, d'autant que ce sont les femmes, devenues mères, qui déterminent largement le niveau scolaire des enfants. Les adversaires de la reproduction scolaire (cf. Bourdieu), sociale et religieuse, aboutissent ici à la provoquer.

Dogmatisme

La question des valeurs est une question difficile. Nous avons vu ci-dessus qu'on pouvait la traiter par référence à l'objectivité. La traiter par sa propre tradition relève de l'ethnocentrisme, et surtout de l'incompétence à exercer la raison qu'on considère comme une tradition occidentale. Une solution pragmatique, raisonnable (le bandana) a été manquée. Existe-t-il un traitement théorique, raisonné, de ces questions ?

Il semble au fond que tout se résume à une interdiction par précaution [6]. Dans le cas de l'excision, le critère semble objectif, mais le cas du voile montre que le motif semble plutôt symbolique (« c'est un symbole d'oppression » est un leitmotiv). Concrètement, cela se manifeste par un refus de la discussion, c'est-à-dire le refus de l'examen de la question sans préjuger de la décision. Ce qui n'empêche cependant pas de donner un certain nombre de raisons (bonnes ou mauvaises), mais en refusant d'entendre celles des autres. On voit ici qu'on a affaire à une question qui concerne les valeurs. C'est ce qu'on dit quand il s'agit en fait de tabous. Or, si on a le droit d'être dogmatique, on n'a pas le droit d'être dogmatique en se réclamant de la raison.

Le dogmatisme est le contraire du relativisme. Refuser le relativisme ne signifie pas qu'on est simplement non-relativiste ou antirelativiste. L'autre option est le dogmatisme (ici l'ethnocentrisme). Mais l'époque est au laxisme théorique. On veut refuser le relativisme, mais on ne veut pas être dogmatique. C'est pas cool. Et bien, c'est comme ça et pas autrement. Ce n'est pas une question de dogmatisme, c'est une question de définition. N'est-ce pas la même chose ? Je vous vois venir : « Ouais... L'autre : 'Ce n'est pas une question de dogmatisme, c'est une question de définition' ». C'est précisément par ignorance de la différence entre les deux qu'on régresse de la définition au dogmatisme. Car on peut toujours discuter une définition, on ne peut pas discuter un dogme. Et en l'occurrence, le relativisme consiste précisément à prendre en considération les autres définitions (les autres cadres culturels), et à reconnaître les autres points de vue comme aussi légitimes (et tout aussi discutables) que les siens.

Dans des cas de ce genre (excision, voile, etc.), cela revient également à être capable d'argumenter. Mais la raison n'étant pas héréditaire, il faut savoir expliquer son point de vue. On connaît le fameux sketch de Fernand Raynaud, sur la réponse stéréotypée du père de Toto aux interrogations de son fils (en particulier concernant la science moderne) : « C'est étudié pour ! ». Foutre les jeunes filles musulmanes à la porte des lycées revient un peu à ce genre de réponse de la part de professeurs, qui parlent pourtant d'introduire des leçons de religion (sur le plan culturel) à l'école, comme ils parlaient, il y a quelques années, de donner des leçons d'instruction civique. Apparemment, les enseignants sont aussi ignorants en ce qui concerne les droits humains et la Constitution qu'en ce qui concerne les sciences religieuses. Mais c'est un biais naturel des professeurs d'avoir affaire à un public captif et mineur. Cela ne développe pas les capacités au débat.

Relativité des coutumes

Une difficulté demeure quand même quant au traitement pratique. Il est parfaitement possible et légitime d'interdire l'excision sur le territoire français. Mais que se passe-t-il quand elle a quand même lieu ? Il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'une pratique traditionnelle. L'intention de celui ou celle qui commet ce délit n'est pas de nuire à sa fille. Pour un tel délit, il s'agit bien d'une circonstance atténuante. Concrètement, il suffit de sortir du territoire français pour pratiquer l'excision dans un pays où elle est légale. Est-il légitime d'interdire à un ressortissant étranger de réaliser chez lui une pratique traditionnelle légale dans son pays ? Et interdire le territoire français à celui qui pratique des rituels ou des actes interdits en France revient bel et bien à interdire l'entrée du territoire français à certains étrangers (noirs et arabes surtout). C'est ce que souhaitent à l'évidence certaines personnes.

D'aucuns pourraient se voir rappeler les situations pas si lointaines (et encore présentes dans certains pays de l'Union européenne) en ce qui concerne l'avortement par exemple. Que faire des femmes qui vont se faire avorter dans un pays où c'est autorisé ? Et finalement, si l'Europe doit être considérée comme une zone de traditions chrétiennes, cela revient bien à interdire ce qui n'est pas agréé par le Vatican (...au nom de la laïcité, pourquoi pas. Au point où l'on en est !).

Mais il en est de même d'autres pratiques, comme la corrida, interdite ou autorisée selon les régions de France, toujours au nom de la tradition. Après l'expulsion des exciseurs (et pourquoi pas des excisées) va-t-on interdire l'entrée du territoire aux Coréens et aux Japonais, qui mangent des chiens et des dauphins, aux Brésiliens et aux Américains, qui détruisent la forêt amazonienne ou refusent de signer le protocole de Kyoto ? Mais comment peut-on être Persan ? Je m'inquiète : va-t-on interdire Montesquieu comme propagandiste du relativisme ?

Puissance de la raison

L'erreur de l'affaire du voile a été d'interdire une vraie discussion (c'est-à-dire sans diktat). Dans cette affaire, le seul choix a toujours été la soumission des jeunes filles. Il faut seulement qu'elles « comprennent », ou se « rendent à la raison », diront ceux qui aiment jouer sur les mots. On a ainsi pu constater in vivo les limites de la démocratie dans le contexte pédagogique. L'enseignement se fait aussi par l'exemple. On a interdit en attendant d'être capable de démontrer et de convaincre. Quelle sera la validité des argumentations sur l'Europe des Lumières dorénavant ? Au nom de quoi peut-on refuser que l'Iran ou l'Afghanistan imposent le voile intégral sur leur territoire ? « Il faut se soumettre aux lois du pays », entend-on depuis. Comment peut-on défendre la liberté des femmes iraniennes, afghanes, turques, saoudiennes, puisque les traditionalistes sont majoritaires dans leurs pays ? Au nom de la Déclaration universelle des droits de l'homme que les Occidentaux ne respectent pas ? Ou pourquoi pas de la désobéissance civile ?

La liberté est une idée neuve en Europe. Un peu trop neuve. Elle signifie que quand on n'est pas capable de démontrer la justesse, la vérité de sa cause, on laisse les autres libres en attendant. Elle ne signifie absolument pas qu'on interdit en attendant, et encore moins qu'on interdit alors même que la constitution garantit le comportement. La question se réduit au final à la capacité de convaincre que le comportement occidental est justifié, qu'il est un progrès. Évidemment, c'est difficile si on trouve que ce terme est périmé, parce qu'on est post-moderne ou traditionaliste, ou au nom de ce qu'on pourrait appeler un relativisme absolu qui interdit toute comparaison. Mais il ne s'agit pas ici de relativisme. La vraie subtilité est ici. On parle alors d'incommensurabilité, d'incomparabilité (culturelles dans ce cas). Une version politique est l'apartheid. Mais je veux bien admettre que l'intention de ceux qui critiquent le relativisme est de s'opposer à cette séparation ontologique. Ce qui ne leur donne pas raison.

Il n'y a pas de liberté ou de progrès si l'on ne peut pas choisir et comparer (et réciproquement). Le paradigme de la société moderne est la liberté, pas la tradition. Il n'interdit pas de respecter des traditions, il interdit de les imposer. C'est ce qu'on disait aux jeunes filles. Eh bien, c'est aussi valable pour nous. Cela s'appelle le relativisme (ici la réciprocité). Ce n'est apparemment pas si facile à comprendre. Ceux qui ne le comprennent pas ne font pas partie de la civilisation occidentale dont ils se réclament indûment.

Pragmatisme appliqué

1. Dans le cas du voile, comment résoudre l'aporie sans régresser ? La solution existe, à condition de produire une analyse exacte. D'une part, il faut admettre la possibilité conjoncturelle du phénomène : influence de la situation internationale, étape identitaire normale à l'adolescence avec ce choix pour certaines, affirmation de sa religion (contre l'islamophobie). Certains l'interprètent comme un repliement communautaire, sans remarquer leur propre repliement, puisqu'ils ne sont pas relativistes.

Il s'agit plutôt de la forme contemporaine d'affirmation des minorités, alors que l'ancienne socialisation consistait à chercher à ne pas se faire remarquer. Le meilleur exemple est la Gay pride (fêtes des fiertés homosexuelles) ; les juifs français qui portent la kippa alors qu'ils ne la portaient pas ; les musulmans qui portent la barbe et les musulmanes le voile donc. Ce comportement est possible, même si, au sein de ces minorités, certains de leurs membres s'opposent à ces manifestations ostensibles : soit par intégration sous la forme traditionnelle ; soit par affirmation inverse du refus de la différenciation ; soit par rejet spécifique des pratiques en question par athéisme, liberté de choix, féminisme (pour le voile), objectivité (l'excision) ; soit par appartenance ostensible à une autre exhibition (ex. travestis, tatoués, etc.). On peut d'ailleurs généraliser à toutes les tribus affichant une mode vestimentaire (gothique, style artiste, BCBG, style gauchiste, etc.) en permanence ou pour certaines occasions (cette loi descriptive a valeur rétroactive). Le critère démocratique est de ne pas imposer ses choix aux autres [7].

Sur ce sujet du voile, certains sociologues, tout en notant l'importance des mariages mixtes en France, semblent considérer qu'il s'agit d'une tentative de limiter l'exogamie de la part des parents. Ce faisant, ils semblent créditer les seuls Français de cette exogamie, qui est forcément réciproque, mais passons. Mais le voile pourrait aussi bien être une tentative de réduire l'exogamie précisément de la part des jeunes filles musulmanes elles-mêmes, pour se valoriser par la tradition contre la concurrence des femmes françaises (forcément plus conformes aux standards des médias [8]). Il serait aussi possible que ce phénomène soit une conséquence indirecte du chômage, plus important pour ces populations, qui retarde la possibilité de fonder une famille. Les femmes porteraient le voile pour signifier leur mise en attente tant que les jeunes hommes n'ont pas de situation (car les parents sont précisément plus traditionalistes sur ce plan aussi). Ces hypothèses mériteraient d'être étudiées par des enquêtes de terrain par les sociologues.

Mais a priori, puisque le phénomène est nouveau (on n'est pas obligé de penser qu'il est éternel ou génétique) de la part de jeunes filles ayant grandi en France, un argument contre le voile est automatique : une jeune fille ou une mère qui se voilent doivent bien admettre qu'elles n'étaient pas plus impudiques avant de le porter. Soyons clairs ! Cela signifie bien qu'elles ne se livraient pas à l'adultère, à la prostitution ou à la pornographie. Le voile ne change donc rien. Un voile n'a jamais empêché les fantasmes. Au contraire, même.

En outre, si les Françaises de souche sont plus libres sexuellement, elles ne sont pas non plus obligées de l'être, même sans voile. Même si on peut admettre que la pression sociale, qui valorisait jadis la pudeur jusqu'à l'excès, valorise aujourd'hui bel et bien les comportements libertins (au point que l'on s'en vanterait plutôt sans les pratiquer). Une apparence impudique (depuis les anciens scandales de la mini-jupe, des seins nus, le string et le nombril à l'air aujourd'hui) correspond davantage à une esthétique qu'à un dévergondage. C'est aussi une question d'interprétation des codes culturels modernes. Les musulmans ne sont pas les seuls à ne pas les approuver d'ailleurs [9].

Et surtout, sur le plan anthropologique, la prise de voile signale bien que la fille est disponible pour le mariage. C'est aussi cela la conséquence du relativisme culturel. Un code peut avoir une signification apparemment paradoxale. Car le voile musulman ne correspond évidemment pas à celui de la religieuse catholique vouée à la virginité. Les deux points précédents (concurrence des Françaises, attente de situation) ajoutent simplement à la complexité des paramètres que les jeunes filles doivent gérer. Ce ne sont pas les professeurs qui vont les aider. Ils en sont tout simplement incapables (malgré leur prétention à enseigner le décodage des images).

2. Le cas de l'excision est plus unanimement condamné, en argumentant d'abord de sa dangerosité. Les adversaires du politiquement correct doivent donc admettre qu'il serait donc préférable de proposer des excisions médicalement assistées plutôt que risquer des accidents quand elles sont pratiquées par des amateurs. C'est évidemment impossible. Mais c'est bien ce que signifie (pour certains) l'interdiction en France : « Du moment qu'ils font ça chez eux ». L'universalisme invoqué impose inversement qu'on se préoccupe de la question sans référence au fait qu'elle se pose sur le territoire national. Il ne faut donc pas se contenter de l'interdire en France, ou d'interdire l'entrée du territoire français sur l'air du « je me comprends ! ». Pour ceux qui s'intéressent à la condition féminine en général, il faut bien envisager des solutions plus durables comme l'alphabétisation des filles (d'où un lien direct avec le voile) et le développement.

Il ne faut pas supposer que les cultures sont génétiques, qu'il s'agit d'une sorte de nature. Les phénomènes culturels sont le résultat de l'histoire et d'interactions. Le culturalisme absolu peut conduire au fatalisme. Mais les traditions africaines ne sont pas plus intangibles que les traditions occidentales. Paradoxalement, ce sont ceux qui se glorifient des bienfaits du colonialisme qui semblent aujourd'hui insinuer que les anciens colonisés sont brusquement devenus incapables d'évoluer ! Ceux qui prétendent que les traditions africaines sont incapables d'évoluer veulent sans doute dire au fond qu'ils préfèrent que les traditions occidentales n'évoluent pas non plus.

Comme je suis décidément très tolérant, limite laxiste, je veux bien admettre que les erreurs de raisonnement des communautaristes français, leur repliement sur les traditions qu'ils revendiquent sans les maîtriser, sont dus aux déceptions devant une avancée trop lente de la résolution des problèmes mondiaux. Ils voudront donc bien m'excuser si, à leur égard, je suis également un peu déçu, non de la lenteur de leur évolution, mais de ce qu'on peut considérer comme une régression. Qu'ils relisent donc les classiques qu'ils revendiquent ! Quoi de neuf : Montesquieu, Messieurs, Dames ! Et qu'ils n'oublient pas les ethnologues et les sociologues relativistes des XIXe et XXe siècles.

Car justement, l'espoir existe bien dans des pratiques concrètes sur le terrain. La mobilisation des femmes se manifeste aujourd'hui contre l'excision dans les pays où elle sévit. C'est sans doute d'ailleurs une cause de l'illusion réactionnaire. Comme pour le viol, ce sont les plaintes qui signalent que les choses changent. Plus de plaintes, cela ne signifie pas (forcément) que les choses empirent. Cela signifie surtout qu'on ne tolère plus le phénomène, ou de le taire, et qu'on commence à s'organiser sérieusement.

Outre une mobilisation qui commence à se manifester en Afrique, un indice intéressant s'est manifesté récemment dans le cas de marabouts qui avaient été convaincus par des films montrant les risques de l'excision ou de ses conséquences. Il est intéressant de constater que certains traditionalistes peuvent être convaincus tout simplement par les mêmes moyens que les Occidentaux. Apparemment, certains culturalistes absolus en doutaient. Mais évidemment, quand on se dit rationaliste, il ne faut précisément pas non plus espérer que les choses vont s'arranger par magie. La pensée rationnelle doit faire confiance à la raison et à l'enseignement.

Talons aiguilles

Relativisons jusqu'au bout. Concernant les femmes et la mode, la question peut se poser du port de talons aiguilles ou de talons hauts (spécialement les plus hauts). On peut argumenter du peu d'importance de la question par comparaison aux thèmes précédents. C'est précisément parce que ce n'est pas un sujet important que l'obligation culturelle n'en est que plus absurde. Cette pratique relève d'ailleurs à la fois du domaine symbolique et du domaine objectif : elle dépend des images de la femme au cinéma, dans la mode, etc., et possède effectivement des conséquences physiologiques (déformation de la colonne vertébrale, entorses, gêne). On pourrait généraliser aux chaussures féminines en général qui déforment souvent les orteils au point que certains pieds de femmes âgées ressemblent presque aux pieds des Chinoises de la grande époque où elles étaient supposées avoir des petits pieds. Cette pratique culturelle chinoise a bien été combattue et, espérons-le, éradiquée.

Il faut donc souffrir pour être belle. On connaît les ravages de la dictature de la minceur et les contraintes sur les fashion victims. Mais pour se limiter à la chaussure (on va penser que je suis fétichiste), la contrainte est bien argumentée par les prêtresses de la mode : on se moque des Américaines qui mettent des baskets avec des robes griffées ; les femmes portent des chaussures légères en hiver ; on utilise les talons hauts comme différence spécifique, naturalisée, des femmes avec les hommes (comme dans le film de Sydney Pollack, Tootsie, 1982, avec Dustin Hoffmann), comme si les talons hauts ne relevaient pas d'un apprentissage (et comme si les femmes ne se tordaient pas elles aussi les chevilles). La sexuation est bien présente, mais assumée et revendiquée.

Ici aussi, une explication simple repose sur la concurrence entre les femmes elles-mêmes. On ne peut pas dire que les hommes obligent les femmes à porter des talons hauts, même s'ils sont supposés trouver cela érotique. La surenchère est le résultat direct de la lutte sexuelle (pas d'« extension du domaine de la lutte » [10], car cela ne date pas d'hier). Dans le domaine de la chaussure, la coquetterie a même lieu, comme on le sait, sous les voiles des musulmanes, dans les pays où le voile intégral est obligatoire [11].

Celui qui conteste cette pratique maroquinière (et la mentionner comme culturelle peut être considéré comme une contestation) peut passer pour un dogmatique (objectiviste). Dogmatique ? Voilà bien le problème. Il s'agit au contraire ici de relativisation, de ne pas considérer les choses comme naturelles. Cela ne veut pas dire que tout se vaut, que tout est égal, et qu'on approuve tous les comportements.

Relativisme réel

Le relativisme veut donc dire qu'on peut indifféremment approuver ou désapprouver une pratique, mais qu'on tient compte de la réalité historique ou géographique, culturelle de ses manifestations. Cela veut dire concrètement qu'on la dévoile, qu'on peut en parler, la remettre en question. Elle devient discutable. Les dogmatiques (faux culs) se contentent d'employer ce langage relativiste quand ils s'opposent à une pratique. L'époque est bien relativiste. Les dogmatiques en maîtrisent donc eux aussi le discours. Mais ils n'admettent pas qu'on ne soit pas instantanément convaincu par leurs raisonnements ou leurs arguments.

Évidemment, la résistance au changement utilise, elle aussi, des arguments relativistes. Les traditionalistes (pour l'excision, le voile), les fashion victims (ou coupables), refusent d'admettre aussi les arguments des autres. Les fumeurs vont jusqu'à nier que le tabac soit dangereux pour la santé. Car la question est difficile. Le problème est celui de la liberté. La liberté d'être esclave de la tradition, de la pression sociale, de la drogue, est évidemment contestable. On pense donc pouvoir être en droit d'interdire de s'autodétruire. Les parents le font pour le bien de leurs enfants. L'État veut le faire pour le bien des citoyens.

Il me semble que le moyen qui permet de parvenir à convaincre relève de l'objectivité, de l'explicitation, du fait de pouvoir en débattre. Comme pour l'exemple de l'excision (ci-dessus), ce sont les raisons objectives qui permettent de combattre les anciennes justifications traditionnelles qui organisaient le monde sur une causalité symbolique. L'objectivité ne contredit pas strictement la liberté. Ce n'est pas pareil d'admettre qu'on est dépendant au tabac, et ne pas vouloir changer, et de dire que le tabac n'est pas nocif. Le critère est bien l'objectivité. Elle n'est pas contredite par la relativité des coutumes, des points de vue, de l'histoire personnelle ou collective, ou des choix individuels.

Une clé de la capacité de liberté de discussion est aussi de ne pas exiger immédiatement une modification du comportement. Une discussion ne doit pas fixer d'ultimatum (voir L'affaire des caricatures de Mahomet). Il n'est pas interdit de critiquer une pratique en développant rationnellement des arguments objectifs (d'où la possibilité d'une politique de santé publique pour les pratiques dangereuses). Mais la modification réelle des comportements ne se produit de toute façon que quand on réussit à convaincre. Sinon on constate simplement une pratique dissimulée ou illégale, comme celle des drogues illicites, ou tout simplement une résistance au changement, comme pour le tabac ces dernières années, malgré les lois successives.

Une campagne récente de la mairie de Paris, concernant les déjections canines, ne m'avait pas semblé très réaliste. Je doutais vraiment que les Parisiens veuillent bien ramasser les crottes de leurs chiens. Mais j'ai bien été obligé de constater moi-même que certains propriétaires d'animaux les ramassaient bel et bien. Les Français seraient-ils en train de s'américaniser ? Je n'ai pourtant pas vu de verbalisation de ceux qui ne le faisaient pas. J'aime donc à penser que ceux qui le font ont été convaincus par les explications ou ont admis que leur comportement personnel contribuait au bien-être commun. Ce qui est bien une manifestation de la raison et de la responsabilité.

Je pense qu'il s'agit d'une bonne méthode à au moins deux titres. D'une part, les solutions répressives ont un coût social non négligeable, car l'arbitraire peut conduire à imposer n'importe quoi (comme on le constate fréquemment dans le monde). Le biais professoral qui concerne un public captif et mineur ne constitue pas le critère de l'action démocratique. D'autant que les compétences sont mieux réparties dans la société que par le passé et personne ne peut prétendre détenir aujourd'hui le monopole de la connaissance, comme le supposent certaines mauvaises habitudes autoritaristes. D'autre part, contrairement à l'idéologie publicitaire actuelle, la rationalité ne s'impose pas par des moyens irrationnels. Chaque manipulation fait reculer la rationalité. Chaque falsification ne fait que modifier le vocabulaire. L'objectivité est le seul moyen réellement efficace.

Au final, le relativisme correspond tout simplement à la réalité de la démocratie. Si tout le monde était d'accord, il ne serait tout simplement pas nécessaire de débattre. La critique actuelle du relativisme s'appuie seulement sur l'alternative du dogmatisme où tout le monde est supposé partager les même valeurs. Ce qui n'a jamais été le cas. La réalité démocratique n'est pas une tradition, mais plutôt une nouveauté, pas un acquis intangible, mais bien un processus vivant encore en construction.

Jacques Bolo

Bibliographie

Benjamin MATALON : Face à nos différences : Universalisme et relativisme

Revue européenne des sciences sociales, Tome XLI 2003 N° 126 : Sociologie et relativisme : Hommage à Jacques COENEN-HUTHER

Colloque international La sociologie de la connaissance scientifique : bilan et perspectives (1993 : Université de Paris IV), Raymond BOUDON, Maurice CLAVELIN : Le relativisme est-il résistible ? : Regards sur la sociologie des sciences

Richard RORTY : Objectivisme, relativisme et vérité

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Voir aussi :

Notes

1. On sait que le statut de l'indigénat soumettait le natif à la loi traditionnelle. Ce point est important, parce que cela signifie que l'universalisme, voire l'ethnocentrisme, est donc contemporain, et que l'époque coloniale était plus relativiste. Ce qui est inattendu. On sait aussi que la décolonisation a été consentie pour ne pas avoir à généraliser les avantages des citoyens aux indigènes. Ce qui résout aussi un aspect de la question du rôle positif de la colonisation. [Retour]

2. Notons que certains chrétiens d'Afrique se livrent aussi à l'excision, ainsi que les Falachas (qui l'ont abandonnée depuis qu'ils sont en Israël), sans doute par imitation ou syncrétisme avec les valeurs musulmanes là où elles sont dominantes. [Retour]

3. Les textes existants, comme la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948, dont la France est signataire, sinon l'inspiratrice, comme on l'entend dire, sont très clairs sur le sujet. L'article 18 dit que : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites. » [Retour]

4. Notons d'ailleurs qu'un bandana est donc possible pour des motifs esthétiques, comme une interview d'une jeune fille noire l'a montré (on avait dû l'interroger pour ce qu'on supposait d'elle), alors qu'elle était catholique.  [Retour]

5. La vérification de cette inconstitutionnalité pourrait même donner lieu légitimement à des indemnités dans l'avenir. [Retour]

6. Ce qui est un problème, car en régime démocratique, tout ce qui n'est pas explicitement interdit est autorisé. [Retour]

7. Encore une fois, on ne peut pas reprocher aux autres, aux pays musulmans en particulier, leur intolérance et leur normativité, si on se livre aux mêmes dérives dès que la question se pose. Personne ne peut croire que les traditionalistes (ou fascistes) européens sont des défenseurs de la liberté qu'ils ont toujours combattu. S'en attribuer les mérites est l'hommage que le vice rend à la vertu. [Retour]

8. La solution serait alors que l'image de la femme issue de l'immigration soit valorisée dans les médias, la publicité, au même titre que les Françaises de souche. [Retour]

9. On connaît l'argument des machos, harceleurs, ou violeurs, selon lequel ils auraient été provoqués, par une tenue effectivement provocante. Mais la provocation n'est pas celle d'une pute qui dit qu'elle est disponible (et gratuite). C'est celle d'une tenue de soirée, qui propose un plaisir esthétique, ou qui invite éventuellement à jouer au jeu de la séduction sur le même mode (pas forcément de la même manière). Le comprendre est aussi une question de compétence. [Retour]

10. Le livre de Michel Houellebecq qui porte ce titre concerne bien cette question de la lutte pour la vie sexuelle. [Retour]

11. Le beau film de la réalisatrice iranienne Samira Makhmalbaf, Cinq heures de l'après-midi (Panj é asr), en 2003, utilise aussi cet élément. [Retour]

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