C'est au tour de Raymond Barre d'être l'objet de mistigrisation [1] (voir Frêche, Sevran). Un très beau cas. Au cours d'une émission radio de France culture sur son livre de souvenir, L'expérience du pouvoir, des journalistes lui ont posé les questions qui fâchent le concernant. Et Raymond Barre s'est évidemment fâché. Ce qu'il a répondu lui a valu les accusations d'antisémitisme habituelles, qu'il a anticipé en disant qu'il s'en moquait. Cela a donc été considéré, par ses accusateurs, comme une circonstance aggravante et une preuve de son antisémitisme.
Innocents
La première question qui fâche concerne sa fameuse tirade sur « les Français innocents », victimes collatérales de l'attentat contre une synagogue de la rue Copernic le 3.10.1980. Ses explications selon lesquelles si ce sont les juifs qui sont visés, les autres sont innocents, incite à penser que les juifs sont donc coupables. Le fait que Raymond Barre admette « aux yeux des terroristes » ne satisfait pas ses contradicteurs. D'autant qu'il ajoute en gros que
les terroristes doivent mieux organiser leurs attentats pour ne blesser personne d'autre que
leurs cibles. Ce qui est franchement ridicule. Cela revient à leur demander de mieux viser. Sinon
quoi ? Le gouvernement va-t-il leur offrir une formation (c'est au moins indirectement possible
dans le cadre d'accord de défense), ou leur prêter le GIGN ou le service action de la DGSE [2] ?
Prendre en compte le point de vue des terroristes n'était pas vraiment ce que demandait la
situation. D'autant que tout le monde a bien compris qu'ils visaient les juifs et pas les autres.
Mais les terroristes se moquent évidemment de ce genre de conséquence. La distinction
semble insinuer que les juifs ne sont pas vraiment des Français comme les autres, et les
considérer en quelque sorte comme des immigrés israéliens. A la décharge de Barre, on peut
remarquer que le gouvernement israélien fait de même. Barre avait aussi souligné que « la
communauté juive ne doit pas être séparée de la communauté française » (bien que ce soit
une façon très maladroite de parler). Mais ses accusateurs l'associent quand même à une
certaine tendance passéiste qui considère la France comme une terre chrétienne (voir aussi
L'Europe sans la Turquie...). Faut-il en conclure qu'il s'agit d'antisémitisme [3] ? Au fond, Barre a surtout voulu dire que le conflit du Moyen Orient ne concerne pas les Français.
L'accusation d'antisémitisme semble dire que Barre est solidaire des terroristes du fait de ses paroles initiales ou de ses explications embrouillées. Je pense plutôt que Raymond Barre a simplement dit une connerie. La cause en est sans doute la confusion malheureuse d'une déclaration d'émotion et d'indignation d'une part, d'une analyse opératoire (inutile) et politique
de l'attentat de l'autre. On connaît le peu de souci de Raymond Barre pour la diplomatie, mais dans ce cas, il aurait pu faire un effort [4]. Il semble bien qu'on attende du politique une expression qui tienne compte des sensibilités, au moins dans les moments dramatiques. On parlait jadis de respect humain. Cette époque est oubliée, même et surtout par ceux qui s'en prévalent. Ce qui semblerait démontrer une utilité partielle du politiquement correct [5]. Vouloir « dire la vérité aux Français », ou « cesser de ménager toutes les susceptibilités » a des limites, au moins pour ceux qui sont au pouvoir (sinon cela revient à censurer tout le monde).
Le problème de Barre peut aussi venir de sa qualité d'universitaire, outre son caractère personnel dont on pourrait aussi tenir compte. Les universitaires n'ont pas les mêmes obligations que les politiques (ne serait-ce que parce qu'ils sont titulaires de leur poste jusqu'à la retraite). Surtout, ils ne sont pas habitués à ce que les étudiants ou leurs subordonnés les
critiquent, voire aient simplement voix au chapitre [6]. Il n'est surtout pas question qu'un
universitaire dise : « je crois que j'ai dit une connerie » [7]. Ce qui est pourtant souvent le cas et qui est conforme, contrairement aux apparences, à une méthodologie correcte (voir Est-ce qu'on peut dire une connerie ? .
Pour cette première affaire tout spécialement, Raymond Barre aurait mieux fait de dire « je
crois que j'ai dit une connerie ». Il aurait évité d'aggraver son cas en tentant de se justifier
cafouilleusement et en déclarant de surcroît qu'il lui était égal d'être considéré comme
antisémite. Ce que tout le monde peut simplement comprendre comme : « Je me fous de
l'opinion des autres » [8].
Papon
Raymond Barre est surtout un type qui n'a pas de chance. N'oublions quand même pas qu'il a été Premier ministre pendant deux crises du pétrole, ce qui était quand même un des thèmes principaux traités dans ses mémoires. Il en a tiré une sorte de leçon générale (toujours l'universitaire) selon laquelle on ne peut décidément rien prévoir. D'où sa campagne électorale sans promesses en 1988. Cette innovation n'avait pas vraiment convaincu à l'époque.
Une autre question posée à Barre était celle sur Papon qui avait été ministre du budget (1978-1981) de son gouvernement. Pas de bol. Après avoir dit qu'il ignorait initialement le rôle de son subordonné dans la déportation des juifs bordelais, Barre s'est livré là aussi à une tentative d'explication contextualisée du phénomène (toujours l'universitaire) en louant immodérément les qualités de grand commis de l'État de Maurice Papon. Cette explication tient compte de son maintien en poste par De Gaulle à la libération, puis de l'existence d'un jury d'honneur qui s'était réuni sur le sujet après que la question se soit posée en 1981. Ce jury avait conclu que Papon avait bien été résistant [9], mais qu'il aurait pu éventuellement démissionner. Barre argumentera en outre qu'il fallait bien faire marcher la France, et qu'un fonctionnaire ne doit démissionner qu'en cas « d'intérêt national majeur », mais que Papon aurait quand même dû exprimer des regrets.
Ses accusateurs considèrent donc Raymond Barre comme un pétainiste, qui sacrifie les juifs à la bonne marche du pays sous l'occupation, en ne les considérant pas comme « d'intérêt national majeur ». Ils peuvent aussi lui reprocher son gaullisme qui passe un peu vite l'éponge sur les anciens collaborateurs pas trop compromis, pour le même motif d'intérêt national au moment de la reconstruction, en les envoyant en Allemagne. Une explication pourrait être aussi que l'antisémitisme ou le génocide n'était pas alors la question principale en 1945 (c'est une question des années 1980). Ce qui était alors considéré comme important était la résistance et la collaboration avec l'occupant.
Le fait est que dans la mesure où tout le pays ne résistait pas, il fallait bien assurer l'intendance. En 1945, même les communistes ont sacrifié la révolution à la remise au travail. Après s'être placé du point de vue des terroristes, Barre se place du point de vue des résistants (terroristes eux-mêmes d'ailleurs). La contextualisation universitaire ne semble pas très appréciée par les intellectuels.
Barre serait-il un technocrate froid... comme Papon ? Ici encore, ce que dit Barre lui-même éclaire la question. Il semble considérer cette affaire comme une mise en cause personnelle par le « lobby juif ». « Houlala ! Houlala ! » dirait Finkielkraut (voir Le maudit). Raymond Barre aggrave son cas. Mais en fait, il vise les juifs... de gauche, qui auraient essayé de circonvenir les juifs de droite dans une période pré-électorale. (Inversement, depuis une dizaine d'années au moins, ce serait plutôt ceux de droite qui essaient d'influencer ceux de gauche).
En somme, l'affaire Papon serait une simple peau de banane politicienne. Au moment des élections, on ressort les scandales et les cadavres du placard. Après l'affaire Papon, n'y a-t-il pas eu l'affaire Bousquet contre Mitterrand ? Bref, il n'y aurait pas que les spin-doctors de Bush et de Blair qui monteraient des coups tordus. On est malheureusement tenté de le
croire. La confiance envers les hommes politiques se perd de nos jours. Barre est si peu politique qu'on pourrait presque lui faire confiance.
Bizarrement, Barre en rajoutera même contre la gauche en considérant que l'attaque contre Papon concernait essentiellement la fameuse affaire de la répression de manifestants arabes au moment la guerre d'Algérie : « Le reste c'était un alibi. Je suis persuadé qu'il paye l'ordre qu'il maintient au moment de Charonne (1962) ». Papon avait en effet été le préfet responsable à l'époque de la ratonnade qui avait causé la mort de nombreux manifestants arabes, jetés dans la Seine par la police à Paris au cours d'une Marche pour la paix organisée par le FLN, le 17.10.1961. On remarquera encore la contextualisation universitaire. Décidément, Raymond Barre a une meilleure mémoire que la plupart des intellectuels qui l'accusent. Après le procès Papon, on s'attendrait plutôt à ce qu'il considère la douleur des victimes juives [10]. Il considérera même au contraire que Papon est un bouc émissaire, voulant sans doute dire qu'il a payé seul pour de nombreux autres. Ce dont on pourra convenir [11].
Gollnisch
Cerise sur le gâteau, Raymond Barre a défendu Bruno Gollnisch. Ah, le bon client ! C'est un plaisir de de l'inviter.
Ancien collègue universitaire de Raymond Barre à l'université de Caen, bien qu'ils ne se soient pas fréquentés (selon Raymond Barre), Gollnisch s'est retrouvé élu conseiller municipal Front national sous la mandature de Barre à Lyon en 1998-2004. La scoumoune ! C'est même après le procès pour négationnisme de Gollnisch que Barre aurait dit que c'était « un homme bien ». Cela signifie pour lui que « pour ce qu'il est chargé de faire comme conseiller municipal, il a fait les choses d'une façon tout à fait correcte ». Quant à ses idées : « Les gens peuvent avoir leur opinion, c'est leur opinion [...]. Certes, je blâmais les propos de M. Gollnisch, mais j'ai tellement entendu les propos de M. Gollnisch que ça finissait par ne plus m'émouvoir... ».
Toute cette affaire confirme plutôt l'attitude générale de grands commis de l'État insensibles
aux péripéties de l'histoire. Dans le cas de Papon, il faut faire marcher la France, et rétablir
l'ordre au moment de Charonne. Du moment que Gollnisch fait son boulot à Lyon, il peut
penser ce qu'il veut. Et les attentats sont même considérés du point de vue de la bonne
exécution. C'est la règle du jeu (les Français armaient alors l'Irak contre l'Iran) [12]. Ah, c'est un autre monde ! Où tous les coups sont permis. Mais Barre ne se rend pas assez compte qu'il
ne faut pas le laisser apparaître au grand jour. Les universitaires ne sont pas des bons
politiques.
Chinoiseries
La principale maladresse de Raymond Barre a surtout été de sortir son livre de souvenirs
pendant la campagne électorale. Quand on sait que les cadavres ressortent des placards
pour ces occasions, c'était donner le bâton pour se faire battre.
Mais la ficelle journalistique est quand même un peu usée. Elle consiste à fonctionner sur le
principe de la libre association sur des précédents papiers : Chili : Pinochet ; Inde : Gandhi,
accident de transports avec beaucoup de morts ; Allemagne : nazisme ; Giscard : diamants ;
Lyon : milice, négationnisme ; Barre : « Français innocents », etc. Ces clichés sont de l'ordre
de Français : bérets basques, baguette, etc. ; Noirs : sens du rythme, gros sexe ; Arabes :
terroristes ; juifs : je vous laisse imaginer le pire. Nous, journalistes, nous n'allons pas nous
intéresser à ce que les gens ont à dire de nouveau. Nous nous intéressons « aux vrais
sujets » : ceux que nous connaissons déjà. Nous avons nos fiches. L'interview était pourtant
bien partie (on était quand même sur France culture). Puis on s'est retrouvé progressivement
à la télévision.
On interroge Barre sur les « Français innocents » comme on va en Chine pour parler des
droits de l'homme. C'est bien la Chine pour un journaliste ou un homme politique dans une
campagne électorale. D'ailleurs, on devrait généraliser la méthode. Je vais peut-être me
présenter aux élections – la prochaine fois (les listes 2007 sont closes). Je serai pour les
droits de l'homme en Chine, des augmentations de salaires en Chine, une réduction de la
pollution en Chine, plus de démocratie en Chine, une amélioration de la vie dans les prisons
en Chine, une presse plus libre, et plus intelligente... en Chine.
Mais je ne suis pas sûr que cette méthode journalistique marche encore si bien. D'ailleurs,
le « J'accuse Raymond Barre d'être un antisémite » de Claude Lanzmann, dans le quotidien
Libération du 6.3.2007, a déclenché des commentaires plus que mitigés. Outre les
extrémistes habituels des deux bords, de très nombreux commentaires en ligne mettaient en
cause le principe même de cette accusation.
Soit l'antisémitisme est donc encore plus important que certains l'imaginent, soit il existe un
courant important qui estime qu'on doit pouvoir dire certaines choses sans être qualifié
d'antisémite... et sans l'être, cela va de soi. Y compris si ce qu'on a dit est peut-être une
connerie. Mais comme il n'y a pas de privilège de ce côté, disons le franchement : c'était
vraiment une connerie d'accuser Edgar Morin d'être un antisémite (voir l'article correspondant), puis Bourdieu (Finkielkraut le Maudit (la scoumoune)), et enfin Barre. C'est par ce genre de stratégie que les juifs vont finir par avoir aussi mauvaise presse que les communistes, les Arabes ou les Noirs, après avoir été tabous à tour de rôle.
Un conseil, pour rattraper le coup, peut-être que Lanzmann aussi devrait dire « Je crois que
j'ai dit une connerie ». Pourquoi ? Parce que si l'antisémitisme est très grave, alors accuser
quelqu'un de quelque chose de très grave s'il n'est pas coupable est aussi très grave. Il ne
s'agit pas de se persuader soi-même. Ni de se monter la tête. Il faut démontrer ses
accusations. Le travail intellectuel a les mêmes obligations que la justice, dont on connaît les
faiblesses dans les affaires récentes (Outreau), ou dont on connaît que trop la difficulté à se
déjuger. La méthode est simple pourtant : le minimum est d'instruire à charge ou à décharge (voir Chasse aux Nègres à Marianne). Ce principe n'est apparemment pas acquis, ni par les intellectuels, ni par les juges d'instruction. C'est pourtant une des bases de la démocratie.
Mais je ne vais pas croire qu'elle est acquise. J'ai une formation de sociologue, pas de
philosophe.
Jacques Bolo
Bibliographie
Raymond BARRE, Jean BOTHOREL, L'expérience du pouvoir
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