Indigénisme
Dans l'émission de France Culture, Les chemins de la connaissance par Jacques Munier, le
16.1.07, Florence Weber, sociologue et chercheuse au Centre d'études de l'Emploi, utilise le
terme «indigène», comme provocation (selon ses propres termes), pour parler des personnes
étudiées, dans un milieu ouvrier du nord de la France, sur un de ses terrains d'étude. Elle
précise qu'évidemment, les ouvriers français, les étudiants, les intellectuels sont aussi des
indigènes.
En fait, le terme indigène a toujours signifié les habitants d'un lieu (les locaux) ou, de façon
restrictive, les habitants anciens sinon originaires (si on n'est pas trop regardant sur la durée).
Ce discours et la provocation fait évidemment référence à la pratique de l'administration
coloniale qui définissait un statut de l'indigène distinct de celui de citoyen pour la métropole [1]. Cela fait aussi référence à la connotation négative qui découle de cette infériorisation. Le choix de l'ethnologue est ici de généraliser le terme indigène pour supprimer cette connotation
négative. Les désignations des peuples étudiés par les ethnologues ont toujours été un
problème comme le montrent les terminologies successives pour désigner les sociétés
primitives, sans écritures, traditionnelles, pré-industrielles, indigènes, etc. ou de la mention
« entre guillemets », ou « comme on disait à l'époque », etc.
On peut douter cependant que les ethnologues ou les étudiants s'appellent entre eux
« indigènes » ou même que ce terme soit vraiment employé pour signifier les habitants en
général [2]. Ce problème méthodologique est pertinent précisément dans la mesure où Florence
Weber considère que les mots employés par les indigènes sont importants. C'est un souci de
l'ethnologie contemporaine, et plus précisément de l'ethnométhodologie, branche spéciale qui
se polarise précisément sur cette méthode. Mais l'attention aux mots utilisés aboutit finalement
souvent à un privilège exclusif accordé (surtout par l'ethnométhodologie) aux mots indigènes. [3]
On peut aussi objecter que cette méthode relève d'un biais folkloriste, du fétichisme verbal, du
paternalisme ou du populiste pour ethnologues de gauche (ou de droite d'ailleurs). La
différence entre les concepts indigènes (un article de l'Unesco parlait de concepts endogènes)
et les concepts scientifiques est plutôt liée à leur pertinence ou aux problèmes qu'ils posent,
comme c'est le cas ici.
On pourrait éventuellement comprendre cette tendance. Pas tant parce que tel ou tel mot soit
important (voir Les mots ne sont pas si importants). Il est important de faire
participer les indigènes à l'élaboration des catégories générales en commençant par ne pas
nier leur participation de l'universel. Dans la mesure où les indigènes participent à l'élaboration
des concepts, il serait préférable de les appeler des «acteurs», terme propre à la sociologie (ce
qui renvoie donc l'ethnologie à son origine coloniale).
On peut aussi douter de la participation réelle des indigènes à l'élaboration du discours dont
ils sont plus les objets que les sujets. Concrètement, cela pourrait se manifester par la question
de la rétribution des informateurs. Cette rétribution est au moins autant financière (encore que
les étudiants ne soient pas payés en général, ce qui est aussi plutôt un problème [4]), que
symbolique comme disent les indigènes universitaires. Ce qui se manifesterait par la citation
nominale des informateurs ou des contributeurs. Considérer que les connaissances indigènes
sont communautaires et impersonnelles tandis que les travaux scientifiques sont indexés dans
les annales montre la grande naïveté des indigènes académiques, qui sont décidément de
grands enfants.
Universalisme
Contrairement à la doxa universitaire actuelle, les concepts sont toujours immédiatement
généraux. Ce sont les théories qui en découlent qui sont simplement plus ou moins vraies ou
fausses. Ni les indigènes, ni les universitaires, n'échappent à cette contrainte. Ne serait-ce pas
une volonté inconsciente d'y échapper qui motive la négation de la recherche d'une vérité ?
Un exemple possible de généralité immédiate de concept indigène (ici colonial), serait celui de
roi nègre, qui désignait une chefferie locale, plus ou moins associée au pouvoir colonial. Le
concept était utilisé péjorativement, signifiant « sans vrai pouvoir », bien qu'il puisse recouvrir
quand même des pouvoirs réels, équivalent à ceux d'une administration locale (sous réserve
sans doute de l'application de l'autorité aux seuls indigènes). Comme il est peu utilisé
aujourd'hui, son équivalent serait celui de ce qu'on entend par certains usages de termes
comme « république bannière », « bantoustan », pour dire qu'ils dépendent en fait d'une
autorité extérieure (compagnies américaines, Afrique du sud du temps de l'apartheid).
Pourquoi donc ne pas généraliser les rois nègres ? On pourrait l'employer par dérision pour
dénoncer le peu de pouvoir dont bénéficient les administrations locales. Et finalement, quel
autre meilleur exemple de rois nègres que les monarchies européennes, qui bénéficient d'un
pouvoir plus symbolique que réel, malgré des dépenses (dites liste royale par les indigènes)
ou d'un décorum rétro digne d'un roi nègre ? Sa majesté la reine d'Angleterre reine négresse ?
Shocking !
La question qui se pose alors est bien ce rôle de justification de l'ordre indigène par les
ethnologues qui se manifeste essentiellement dans leur refus de bouleverser les catégories
locales. Car l'existence même de rois nègres révèle une contradiction dans modèle
universaliste du colonialisme. Et si le propre du modèle colonial n'était pas précisément de ne
pas admettre l'universalité pour les indigènes ? C'est bien au fond ce qu'on lui reproche, non ?
L'utilisation de ces notions indigènes n'est-elle pas une stratégie pour instaurer une sorte de
brouillage des catégories universelles pourtant évidentes, présentées comme locales. S'agirait-il d'une stratégie détournée ou inconsciente de dévoilement de ces catégories ? Une utilisation
apparemment métaphorique serait alors une première étape de prise de conscience de leur
universalité.
Le véritable problème méthodologique concerne plutôt cette relation entre le particulier et
l'universel que, paradoxalement, l'ethnologie semble incapable de penser alors qu'elle devrait
être aux premières loges (voir aussi « Lévi-Strauss : Race et histoire »). Plus exactement, dans la période actuelle, l'ethnologie semble avoir pris le parti de la réduction de l'universel au
particulier.
Jacques Bolo
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