Un peu de sociologie
Georges Frêche, le président de la région Languedoc-Roussillon, a encore fait parler de lui (après des
harkis traités de sous-hommes en février 2006, voir "Les bienfaits de la colonisation"). Cette fois-ci c'était à propos du nombre de Noirs dans l'équipe de France : « Dans cette équipe, il y a neuf Blacks sur onze. La normalité serait qu'il y en ait trois ou quatre. Ce serait le reflet de la société. Mais là, s'il y en a autant, c'est parce que les Blancs sont nuls » (Le Monde, 18/11/2006).
Tout le monde lui est tombé dessus. Davantage encore que dans le premier cas, ce qui est
incompréhensible, car même si les critiques étaient justifiées ce serait quand même moins grave. Mais
les critiques ne sont pas justifiées – outre le fait que ce qu'il a dit ne critiquer pas les Noirs, mais les
Blancs, qui ne seraient pas à la hauteur [1]. À strictement parler, ce qu'il a dit concerne la représentativité statistique des Noirs dans le foot par rapport à la population française. On peut considérer sa
déclaration comme une forme de discours de type sociologique.
Les sociologues au PS et ailleurs devraient soutenir Frêche sur ce point (comme je le fais) s'ils
considèrent que leur discipline a quelque chose à dire sur ces questions – et a priori on ne voit pas
qui d'autre a quelque chose à dire.
Les critiques que Frêche a subies montrent plutôt l'incapacité française à raisonner en termes
sociologiques. La méthode habituelle de raisonnement est plutôt littéraire-psychanalytique (sous forme
symbolique) ou philosophique-morale (sous forme de tout ou rien ou d'essentialisme). L'argument avancé a été que ce que
Frêche a dit est ce que pourrait dire Le Pen (qui avait déjà dit quelque chose d'approchant) ou que
Frêche sous-entendrait qu'il faudrait éliminer les Noirs de l'équipe de France ou imposer des quotas
raciaux. Certains peuvent le comprendre ainsi, précisément, s'ils raisonnent de façon littéraire ou
philosophique.
Le raisonnement sociologique ne dit pas cela. Quand la sociologie parle de sur-représentation, elle dit
simplement, comme Frêche, qu'il existe un taux plus important de cette variable que dans la moyenne
de la population globale. Cela ne signifie pas qu'il faudrait en réduire autoritairement le nombre. Notons
au passage que c'est pourtant bien une réduction de l'écart qu'on souhaite comme indicateur d'égalité.
Et le principe des quotas est bien celui qui a été adopté pour les femmes avec la parité !
Le jeu du mistigri social
La stigmatisation anti-Frêche peut se réduire, dans ce cas précis, au principe du jeu du mistigri, jeu de
carte qui consiste à se débarrasser progressivement de toutes les cartes, en en évitant une, le mistigri,
quand on pioche à tour de rôle dans la main des autres. La mistigrisation sociale consiste, comme le
principe biblique du bouc émissaire, à charger quelqu'un (ou un bouc) de tous les pêchés d'Israël (ce
qui dans la Bible concernait la communauté locale a signifié plus tard qu'on chargeait les juifs de tous
les péchés des Chrétiens et du monde).
Mais la mistigrisation réactive le mythe en soulignant que celui qui est visé participe volontairement au
processus. Il se sacrifie lui-même (peut-être du fait de l'influence du modèle du Christ). Et un effet
négligé du principe du bouc émissaire, qui faisait qu'on considérait un peu les juifs bibliques comme
des sortes de sauvages, est que cette mistigrisation (spécialement si elle est assumée)
s'accompagne pour les autres d'un soulagement que ce ne soit pas sur eux que ça tombe. Ce
qui explique qu'on s'acharne de plus belle sur la pauvre bête. Et on peut dire que les hommes politiques
en ont profité pour se faire une virginité (spécialement au PS, où on avait été un peu mou sur le
premier dérapage de Frêche).
On peut effectivement reconnaître une parenté avec la stratégie et le destin de Le Pen dans ce
mécanisme qui obtient en général les condamnations qu'il semble chercher sans cesse et qu'il obtient
toujours. Les amateurs de mythologie, qui sont nombreux sous sa forme psychanalytique, pourront
s'étonner – ou ne pas s'étonner d'ailleurs – de trouver une dimension christique au bonhomme. Le
problème serait plutôt précisément de sortir de ces ritualisations symboliques et psychanalytiques issues
de notre contexte culturel. Une thérapie brève pourrait être la sociologie.
Un bon indicateur sociologique serait précisément celui des conneries, autant de la part de Frêche, de
Le Pen, que de ceux qui sont un peu trop prompts à les condamner par d'autres conneries un peu trop
rapides. Les conneries sont un bon moyen de s'interroger sur les mécanismes qui ont permis de les
produire [2] et dont il serait un peu naïf de se croire complètement extérieur au nom de grands principes qu'il suffirait d'invoquer pour prétendre les incarner. Le risque est de s'abandonner à un rite culturel dont
on finit toujours par être le dindon de la farce, si on joue un peu trop facilement à ce jeu qui pourrait aussi s'appeler Regarde les hommes tomber (sans rien faire pour les en empêcher ou les aider à se relever).
Représentativité
Le reniement de la méthode sociologique est utilisé par certains républicains (voir "Racisme, Antisémitisme, Stéréotypes - R.A.S.") pour refuser la comptabilisation ou le lobbying communautariste. C'est l'autre facteur de la levée de boucliers anti-Frêche. On parlera alors de « comptabilité sordide, suspecte, macabre...» pour dire qu'il ne faut pas compter les Noirs, les juifs, les femmes, etc., ou qu'il ne faut pas comparer les génocides, etc. J'ai déjà répondu cartésiennement à cette question (voir encore R.A.S.). Ce n'est pas en cassant le thermomètre qu'on supprime la température, ni en supprimant le mot race qu'on supprime le racisme.
Par contre, on peut considérer sociologiquement que le football dont il était question dans le dérapage est représentatif, autant d'une certaine intégration (et des résistances qu'elle rencontre auprès des supporters racistes) que d'une certaine réalité. Le football est un sport populaire surtout dans sa pratique. Or, les couches populaires
sont aujourd'hui composées majoritairement de non-Blancs. La sociologie dirait que les Noirs et les
Arabes sont sur-représentés dans les couches populaires comme dans le football. Ce
n'est pas Finkielkraut qui me contredira puisqu'il reconnut récemment l'ancienneté de ce même phénomène (voir "L'Affaire Finkielkraut") en citant son père qui ironisait sur le sujet, pour le football des années 1950-1960, à propos des immigrés d'alors, en provenance d'Europe centrale.
Aujourd'hui, les bourgeois, comme diraient les marxistes, ont de la chance. Les pauvres
sont devenus reconnaissables racialement. Mais on n'a pas le droit de les compter, sinon on est raciste.
Un Bourdieu ne serait donc pas possible aujourd'hui pour analyser leur absence d'intégration dans
l'école républicaine. Les anciens petits Blancs embourgeoisés, devenus professeurs ou contournant la
carte scolaire, n'ont pas à craindre une mise au jour de leur mécanisme de cooptation sur une base
raciale-sociale ou sociale-raciale.
Le mérite est devenu individuel. Si les pauvres (dont l'indicateur footballistique a révélé le caractère non-Blanc) ne réussissent pas à l'école, c'est qu'ils ne peuvent décidément pas s'intégrer à notre culture [3]. J'aillais dire encore que ce n'est pas Finkielkraut qui me contredirait. Mais vous avez compris que je parle ici pour lui – pas pour moi qui pratique donc la sociologie qu'il déteste : on voit pourtant que ça
marche, quand on y pense.
Jacques Bolo
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